Pour une phénoménologie du droit et de l’éthique sans mirages
Paul AMSELEK
Professeur Émérite à l’Université Panthéon-Assas (Paris II)
INTRODUCTION
S’il est un domaine appelant de manière particulièrement pressante la visée d’élucidation et le mot d’ordre de « retour aux choses elles-mêmes » de la phénoménologie husserlienne, c’est bien celui du droit et plus largement, d’ailleurs, de l’éthique. « Les juristes cherchent encore une définition à leur concept du droit », constatait Kant en 1781 dans sa Critique de la raison pure. Depuis les choses n’ont guère progressé : les théoriciens continuent d’éprouver que « poursuivre une définition du droit est une entreprise désespérante »1M. Virally, La pensée juridique, LGDJ, 1960, p. 1., – au point que certains d’entre eux, comme Michel Troper ou Denys de Béchillon, n’hésitent plus aujourd’hui à proclamer que cette définition ne pourrait être que purement « stipulative » (entendons : arbitraire).
On serait, il est vrai, fondé à douter de prime abord que la phénoménologie soit vraiment apte à apporter les salutaires lumières dont on a besoin : les tentatives de Husserl lui-même et de ses disciples d’en faire application pour dévoiler les fondamentaux du droit et de l’éthique se sont soldées jusqu’ici par un cuisant échec, qui a abouti à discréditer l’étiquette phénoménologique dans les milieux juridiques.
« On ne saurait dire, du point de vue scientifique, a-t-on pu écrire, que la phénoménologie ait contribué à éclaircir les problèmes, c’est plutôt le contraire qui a été le cas »2J. Sedlacek, « L’oeuvre de François Gény et la science du droit pure », in Recueil d’études en l’honneur de François Gény, Sirey, 1935, tome 1, p. 279..
« La phénoménologie est un retour à la période antérieure au criticisme… [elle] a pour conséquence un renouveau de la vieille ontologie : elle aboutit à une métaphysique depuis longtemps périmée »3J. Haesaert, Théorie générale du droit, Bruxelles, Bruylant, 1948, p. 276.
Je voudrais, toutefois, montrer ici que cet échec ne remet pas en cause les objectifs et le principe de la méthode phénoménologique, mais tient aux égarements métaphysiques des phénoménologues, à commencer par Husserl lui-même. Reprenant des analyses que j’ai développées dans mon récent ouvrage Cheminements philosophiques dans le monde du droit et des règles en général4Armand Colin, 2012., j’esquisserai ensuite succinctement les perspectives d’une phénoménologie du droit et de l’éthique débarrassée de tels dévoiements.
I. Des tentatives viciées par des égarements métaphysiques
 1.  C’est Husserl qui a ouvert la porte – la boîte de Pandore – à des débordements métaphysiques consistant à prêter une réalité objective transcendante aux produits de notre propre esprit. Pour rétablir un contact naïf et authentique avec les choses, il a imaginé, comme on sait, une méthode de « réductions » ou purifications successives de la conscience que nous en avons, aux fins d’éliminer toutes les impuretés susceptibles de s’insinuer dans notre vision, toutes les déformations susceptibles de l’altérer. Dans une première étape, il s’agit de détourner résolument notre attention des idées et théories relatives aux choses, de nous dégager de l’emprise de notre prêt à penser et à discourir à leur propos et de tâcher de nous concentrer uniquement sur les choses elles-mêmes, plus précisément sur l’étant des choses tel qu’il se donne à notre conscience, en mettant entre parenthèses – époché – tous les éléments factuels, historiques, les concernant. Mais l’étape cruciale de la méthode phénoménologique (en dehors de la « réduction transcendantale » réservée à la chose conscience elle-même et qui ne nous intéresse pas ici), c’est la « réduction eidétique », consistant à éliminer dans les choses présentes à notre conscience leurs éléments contingents, leur « facticité », de façon à dégager leur structure fondamentale, leur essence ou eidos. Selon Husserl, en effet, si l’on regarde – si l’on a à notre conscience – une chose quelconque, l’on a la possibilité d’observer en elle, par-delà certains éléments se donnant comme variables, contingents, purement individuels, une certaine structure typique correspondant à l’identité propre et irréductible de cette chose en ce sens que lorsque cette structure n’est pas là présente telle quelle à ma conscience, lorsque je la fais varier réellement – en modifiant le réel observé – ou seulement dans mon imagination, c’est un autre type de chose que j’éprouve avoir sous les yeux.
« Si l’on fixe un objet quelconque dans sa forme ou sa catégorie, écrit Husserl, et si l’on maintient continuellement en évidence son identité à travers les variations des modes de conscience, on s’aperçoit que ces modes, si ondoyants qu’ils puissent être et si insaisissables qu’en soient les derniers éléments, ne sont pas, cependant, fortuitement ou arbitrairement variables. Ils demeurent toujours liés à une structure typique qui est toujours la même et qui ne peut être brisée, tant qu’il doit s’agir d’une conscience de telle entité déterminée, et tant que l’évidence de son identité à travers les variations des modes de conscience doit pouvoir se maintenir »5À travers l’exposé fort compliqué et hermétique de ses idées, Reinach ne s’est pas rendu compte que les institutions juridiques comme, plus largement, les institutions sociales qui retenaient son attention, correspondent à des classes ou concepts de statuts : ils schématisent des régimes ou contenus de réglementation formant des ensembles cohérents, s’articulant en mécanismes ou systèmes normatifs. Ces concepts et les typologies dans lesquelles ils s’insèrent sont monnaie courante en matière juridique. Pour prendre un exemple dans le domaine du droit constitutionnel, l’institution juridique étiquetée « régime parlementaire » représente un type de réglementation juridique selon lequel, par-delà toutes les variantes possibles, les pouvoirs publics sont organisés selon un certain schéma général, aménageant une collaboration et un équilibre entre le Parlement et l’Exécutif , le premier pouvant renverser le second et celui-ci disposant d’un droit de dissolution ; ce type de régime se distingue par là du « régime présidentiel » qui implique un schéma général différent de séparation entre les pouvoirs publics. On peut, de la sorte, constituer dans toutes les branches du droit des types de régimes juridiques, par exemple en droit civil les régimes typiques qu’on appelle la stipulation pour autrui, la prescription des dettes, la compensation, ou encore les différents régimes matrimoniaux typiques de communauté ou de séparation des biens. On peut, du reste, ramener à des contenus-types, non seulement la réglementation juridique en vigueur à un moment dans un pays, mais aussi les réglementations édictées à d’autres époques ou dans d’autres pays, ou même des réglementations juridiques possibles, susceptibles éventuellement d’être édictées. Cette élaboration de typologies est une des démarches fondamentales de la théorie juridique dogmatique dans sa tâche de présentation didactique des règles de droit qu’elle étudie. Les prétendues formes ou structures eidétiques a priori dont parle Reinach, ne sont rien d’autre que ces systèmes normatifs ou régimes typiques formant la compréhension de classes ou concepts forgés par notre propre esprit : ils représentent, non pas des réalités transcendantes observées, mais le produit d’un travail créatif – artisanal – de schématisation. On voit, par ailleurs et surtout, le paralogisme, qui a été justement dénoncé, dans la pensée de Reinach croyant déduire, à l’intention du législateur, un certain nombre de règles juridiques a priori à partir de l’analyse du concept de « promesse », comme si ce concept ne correspondait pas au régime typique que l’on prétend ainsi « déduire » de lui ! Nicos Poulantzas parle en ce sens d’une « énorme lapalissade »20..
C’est cette structure typique des choses, cette essence ou eidos, que la méthode phénoménologique nous invite à appréhender et à contempler dans toute sa pureté par cette opération de réduction eidétique. Le moyen conçu par Husserl pour y parvenir est justement le procédé de la variation, et notamment de la variation imaginaire, qui permet de décanter l’essentiel dans les divers éléments que les choses donnent à voir d’elles-mêmes à la conscience : l’eidos de la chose observée sera constitué par les éléments demeurant invariables à travers toutes les variations que je fais subir à cette chose dans mon imagination, c’est-à -dire les éléments sans la présence desquels je n’ai plus conscience du même type de chose.
Pour le père de la phénoménologie, l’essence ou structure eidétique des choses est ainsi une donnée d’observation : on peut y accéder par un simple regard tourné vers le monde, en se contentant de regarder – de bien regarder – les choses qu’il donne à voir ; leur eidos résulterait uniquement d’une expérience de vision (Wesenschau). Précisément, sur ce point, Husserl me paraît avoir été victime d’une illusion objectiviste couramment répandue, qu’il a pourtant magistralement dénoncée et combattue par ailleurs (thèmes de l’« idéalisme transcendantal » et de la nature « constituante» de la conscience occultée dans l’expérience courante), – à savoir la tendance à hypostasier les créations de l’esprit, à leur conférer une réalité objective, « naturelle », indépendante et à l’extérieur de nous. La structure typique des choses, en effet, n’est pas exactement le fruit de l’observation, mais d’abord le fruit d’une construction rationnelle de l’esprit réalisée sur la base de données d’observation. À partir d’un travail de rationalisation opéré sur nos données d’observation – d’un travail d’analyse et de mise en ordre, de comparaison, de recoupement, d’établissement de ratios – et en vue de se repérer parmi le « mobilier du monde » (du monde extérieur comme du monde intérieur), notre esprit élabore des classifications ou typologies, fabrique un outillage logique de classes ou concepts (ce dernier terme désigne littéralement des « contenant-ensemble »), des classes ou concepts étiquetés dans lesquels il répartit les choses du monde et qui sont définis en fonction du point de vue adopté sur ces dernières, en fonction des données retenues comme critère de classement ou « raison classificatoire » : on fait entrer dans une classe toutes les choses et exclusivement les choses présentant certains caractères communs, sous l’angle desquels elles se distinguent de toutes les autres choses. Les classes ou concepts ainsi construits par notre esprit ne sont pas des tableaux ou représentations des choses du monde telles qu’elles se donnent effectivement à notre regard ; ce sont des schématisations, des outils forgés par notre logos pour nos besoins pratiques propres, qui nous permettent d’identifier les choses, de les reconnaître, de les distinguer les unes des autres et d’en parler. Ainsi que l’écrit de manière imagée le physicien Fritjof Capra :
« les concepts que nous employons pour décrire la nature… ne sont pas des caractéristiques de la réalité, comme nous avons tendance à le croire, mais des créations de l’esprit, parties de la carte et non du territoire »6Tao de la physique, 1975, Sand, 2004, p. 165..
La structure typique des choses, dont parle Husserl, n’est autre que l’en-semble des traits à travers lesquels nous schématisons les choses, qu’elles présentent en tant que classifiées, étiquetées, envisagées à travers les classes ou concepts sous lesquels elles sont rangées. On le voit bien dans le fragment précédemment cité : « si l’on fixe un objet quelconque dans sa forme ou sa catégorie… ». La structure typique n’est pas quelque chose qui ressortirait naturellement et spontanément du donné brut de notre contemplation du monde, mais quelque chose qui est en rapport avec une classification ou conceptualisation préétablie des choses, un quelque chose que le monde nous donne à voir à travers un « quadrillage » ou « grille de lecture » préfabriqué par nous-mêmes : ce sont nos critères de classement sous-jacents qui impriment dans notre regard un caractère essentiel ou factice aux données des choses observées. Ou, pour le dire autrement, l’essence n’est pas, comme l’a prétendu Husserl, une réalité objective à notre conscience – un objet « catégorial » doté de la même objectivité que les objets individuels eux-mêmes7Idées directrices pour une phénoménologie, trad. fr. Paul Ricoeur, Gallimard, 1950, p. 21s. – mais le contenu d’un concept, ce qui définit une classe ou catégorie servant à ranger les objets individuels, en quelque sorte le spectre ou éventail de traits communs que cette classe ou catégorie projette sur les objets individuels. Je rejoins tout à fait ici les lumineuses analyses développées dans un autre contexte par un autre grand philosophe, Ludwig Wittgenstein, et résumées par sa formule : « « essentiel » n’est jamais la propriété de l’objet, mais le caractère du concept »8Remarques sur les fondements des mathématiques, trad. fr. M. A. Lescourret, Gallimard,1983 ; cf. J. Bouveresse, La force de la règle. Wittgenstein et l’invention de la nécessité, Éditions de Minuit, 1987, p. 66.. C’est par une pure illusion d’optique que cette espèce de portrait-robot appliqué sur les choses du réel nous paraît se fondre, se tenir présent en elles, n’en être qu’une émanation, en oubliant le travail accompli de constitution de cet artefact.
Faute d’avoir réalisé cette élucidation de sa propre démarche, Husserl s’est vu souvent reprocher d’aboutir, par la réduction eidétique, à un appauvrissement des réalités du monde, ramenées à des entités abstraites, pour ainsi dire épurées et aseptisées9Cf. par exemple : J. Garelli, Introduction au logos esthétique, Beauchesne, 2000, p. 162s. : ce reproche n’a plus de sens dès lors que l’on donne à la recherche de l’eidos ou structure typique des choses sa véritable nature de recherche sur nos schèmes conceptuels. En même temps, en faisant de l’essence ou structure typique des choses une entité a priori s’offrant naturellement à nous, Husserl aboutit à occulter le caractère pragmatique et l’historicité même de ce quadrillage auquel est liée cette essence ou structure typique et qui est inspiré par des besoins sociaux localisés dans un certain contexte, par certaines « formes de vie » (par ce « monde de la vie » – Lebenswelt – évoqué par Husserl dans ses travaux de la période de maturité) ; comme si ces répertoires systématiques du mobilier du monde ne variaient pas avec les besoins eux-mêmes auxquels ils répondent, selon les lieux et selon les époques. Hans-Georg Gadamer mentionne, de façon particulièrement suggestive :
« une langue africaine qui possède 200 expressions différentes pour désigner le chameau, selon les rapports vitaux dans lesquels se trouve le chameau pour les habitants du désert »10Vérité et méthode, trad. fr. Etienne Sacre et Paul Ricoeur, Seuil, 1976, p. 288..
Umberto Eco nous donne cet autre exemple heuristique :
« Pour rendre notre seul mot « neige », les Esquimaux ont quatre termes. Non que leur langue serait plus riche en synonymes : en fait, ils ne connais-sent pas cette entité unique baptisée « neige » mais bien quatre choses différentes, selon l’utilisation pratique qu’ils font de l’élément de base »11Le signe, trad. fr. Jean-Marie Klinkenberg, Labor, 1988, p. 167..
Nos classements et concepts ne sont pas des outils voués par principe à l’universalité ni à l’éternité : à l’instar de ce que Karl Popper a mis en lumière à propos de ces autres outillages que sont les lois scientifiques, ils peuvent éventuellement donner lieu en pratique à des remises en question, à l’élimination d’anciennes classifications au profit de nouvelles dotées d’une valeur utilitaire supérieure, aptes à rendre de meilleurs services. Contrairement à la conception platonicienne, les Idées font partie du monde de la « caverne » tout autant que les choses que nous leur rapportons et elles sont, comme elles, exposées à l’usure du temps.
Cette mise au point n’enlève rien à l’intérêt pratique de la réduction eidétique prônée par Husserl : quand il propose de revenir à une « vision des essences », il faut comprendre qu’en réalité il nous invite à procéder à une clarification de nos schématisations et typologies, à refaire par nous-mêmes l’expérience originaire de notre conceptualisation des choses, à la revivifier à notre conscience en retrouvant, pour ainsi dire de nos propres yeux, les traits communs qui appartiennent – devraient appartenir – à toutes les choses et exclusivement aux choses que nous avons l’habitude de ranger dans une certaine classe sous une certaine étiquette. Cette investigation n’est pas, comme le pensait Husserl, assimilable à la seule analyse de ce que les choses donnent à voir à notre conscience ; elle repose nécessaire-ment sur des bases socio-empiriques. Si les classifications en usage dans notre vie sociale sont discrétionnaires, variables en fonction de la raison classificatoire choisie, cette dernière commande en principe les opérations de rangement à effectuer : il va s’agir, précisément, de remonter à elle et de retrouver les caractères communs et distinctifs qui définissent une classe à travers l’étude de notre pratique effective de cette classification, en recherchant et en réexaminant les choses individuelles que dans la vie courante nous rangeons dans la classe – sous le concept – en question et celles que l’on exclut pour les ranger dans des classes voisines mais distinctes.
Cette invitation à réactiver notre outillage conceptuel, à le « remplir » d’intuitions directes, évidentes, au contact des choses elles-mêmes qu’il concerne est d’un intérêt capital, spécialement pour la théorie du droit. Il s’en faut, en effet, que nous ayons toujours une vue claire des classifications que nous utilisons, ni même que nous ayons toujours eu une vue claire des classifications que nous instaurions : on peut classer les choses de façon plus ou moins intuitive, sans que les critères de classement mis en œuvre par notre esprit soient explicités, approfondis. Cette pratique classificatoire pour partie aveugle, somnambulique, est source de bien des problèmes. À cet égard, la réduction eidétique me paraît constituer un antidote prometteur à trois maux complémentaires dont notre pensée du droit se trouve singulièrement affectée : d’une part, le psittacisme, c’est-à -dire le fait de dire des mots (un peu à la manière d’un perroquet) et de raisonner sur eux sans avoir à l’esprit les idées mêmes qu’ils expriment, en n’ayant à l’esprit en guise de concepts que des coquilles vides ; d’autre part, le syncrétisme, qui correspond à un désordre conceptuel et consiste à confondre en partie un type de choses avec un autre type, à altérer l’identité des choses que nous évoquons sous l’étiquette d’un concept en leur prêtant des traits appartenant à un autre concept ; et enfin, le réductionnisme, qui consiste à simplifier outrancièrement et par là à mutiler la structure typique des choses dont on parle, à en avoir et en donner une approche caricaturale, tronquée, qui ne correspond pas à l’identité propre des choses que l’on vise.
2.   Produit d’une illusion transcendantale, la réalité des essences a constitué en quelque sorte le péché originel de la phénoménologie, un péché qui s’est ensuite propagé et aggravé dans ses applications au domaine de l’éthique et du droit. C’est ce qui ressort de la phénoménologie axiologique générale mise en circulation par Husserl ou encore, dans une variante un peu particulière, de la phénoménologie des formes ou essences juridiques développée par Adolf Reinach.
– Le fondateur de la phénoménologie s’est lui-même essayé à en faire une utilisation dans le secteur de l’éthique : il a posé les bases d’une « phénoménologie des valeurs », qui a été reprise et approfondie par d’autres philosophes de l’éthique, en particulier Max Scheler et Nicolaï Hartmann ; ses idées ont donné lieu à des développements dans la province du droit, d’abord dans les pays germaniques, d’où elles ont ensuite essaimé.
Cette phénoménologie axiologique dont Husserl a esquissé les contours s’est trouvée, dans sa conception même, contaminée et viciée par le péché originel d’hypostase des essences. Elle est, en effet, fondée sur le postulat selon lequel les « valeurs » que nous reconnaissons aux choses (spécialement aux actions ou faits humains) ne seraient pas, comme il apparaît pourtant dans l’ensemble de nos opérations d’évaluation, un produit de notre esprit, un rapport établi par lui entre une chose et une autre prise comme étalon de référence : les valeurs sont, là encore, présentées comme des réalités transcendantes, comme un donné objectif extérieur que les choses donneraient à voir à notre conscience par le canal de nos expériences affectives, qui ferait partie de leur nature et qui se rattacherait donc à leur essence ou structure typique, encore que Husserl l’ait conçu comme constituant un « objet axiologique » propre se surajoutant dans notre conscience à l’essence ou structure des choses. On pourrait en tout cas l’appréhender par l’intuition, – une « intuition des valeurs » (Wertschau) qui recoupe ainsi l’«intuition des essences». Mis en présence d’une réalité, le sujet prendrait conscience plus ou moins parfaitement, au travers d’une expérience émotionnelle, de sa « valeur » et c’est cette « valeur » qu’il exprimerait en énonçant une règle éthique : cette dernière ne serait qu’une formule constative (un jugement « objectivant » selon la terminologie de Husserl) décrivant un état de chose vu par le sujet et susceptible d’être dite vraie ou fausse. « On doit faire ceci » serait l’équivalent de « C’est une bonne chose de faire ceci », « Faire ceci est une action naturellement dotée d’une valeur positive saisissable par l’intuition » ; « Tu ne tueras point » équivaudrait à la reconnaissance que le meurtre est une mauvaise action, intrinsèquement dotée d’une valeur négative ; ou encore, pour reprendre un exemple donné par Husserl12Recherches logiques, tome 1, trad. fr. H. Elie, A. L. Kelkel et R. Schérer, PUF, 1969, p. 43., la norme « Un guerrier doit être brave » équivaudrait à la proposition théorique constatant objectivement une valeur « Un guerrier brave est un bon guerrier ». Les règles n’auraient ainsi aucune réalité propre, aucun relief de choses spécifiques : elles ne seraient qu’une façon de s’exprimer, du logos interchangeable.
« Husserl et l’École phénoménologique ont démontré d’une façon évidente qu’une norme n’est aucunement un être mystique, mais simplement la forme spéciale grammaticale d’un jugement. Ce qui est formulé sous une forme normative peut être exprimé, même avec plus de force et de raison, dans des vérités théoriques. La norme : « aime ton prochain » signifie en fin de compte : « c’est bien d’aimer ton prochain », « l’amour du prochain est une valeur positive » »13N. Alexiev, « L’acte juridique créateur comme source primaire du droit », in Le problème des sources du droit positif, Annuaire de l’Institut International de Philosophie du Droit et de Sociologie Juridique, 1934, p. 194..
On doit déjà relever combien est incongru cet ajout des « valeurs » à la nature ou essence des choses par rapport à l’analyse même de cette dernière développée par Husserl. Une étrange dichotomie ontologique est ainsi introduite ; outre les éléments caractéristiques invariants communs à toutes les choses d’un même type et sans lesquels on ne serait plus en présence du même type de choses, il y aurait encore à tenir compte d’un autre élément invariant donné à notre conscience par le même type de choses : leur valeur, sorte de cerise sur le gâteau. Comme si le même type de choses relevait d’un double registre identitaire ou d’une identité à double visage ; Husserl parle en ce sens d’un « monde des choses » et d’un « monde des valeurs », de la « chose simple » et de la « chose évaluée », ou encore de la « conscience simple de chose » et d’une « nouvelle conscience qui prend position à l’égard de la chose »14Idées directrices, p. 90 et 120.. On doit aussi observer combien il paraît irréaliste aux yeux d’un juriste en contact avec la pratique juridique, d’une part, de ramener toutes les valeurs et toutes les règles en usage à des expériences affectives et, d’autre part, de situer par principe les valeurs en amont des règles alors que dans l’expérience juridique usuelle il est bien évident que les valeurs et jugements de valeur découlent, au contraire, des normes juridiques que l’on applique. Sans parler de la réduction logiquement impliquée des règles juridiques permissives – permettant de faire ou de ne pas faire telles choses – à une absence ou degré zéro de valeur des actions en cause15Selon Husserl, en effet, il existe trois modalités fondamentales de la valeur : la valeur positive, la valeur négative et la valeur nulle ou indifférente : Leçons sur l’éthique et la théorie de la valeur, trad. fr. Ph. Ducat, P. Lang et C. Lobo, PUF, 2009, p. 169. : une telle implication ne s’accorde guère, pour ne prendre que cet exemple, avec l’importance cruciale aujourd’hui attachée au secteur juridique des libertés publiques et droits fondamentaux.
C’est à partir de tout cet arrière-plan d’idées préconçues, déjà considérées et adoptées d’emblée comme évidentes, qu’il est ensuite prétendu, bien artificiellement, faire appel à la méthode phénoménologique en vue d’aider à prendre une vue plus claire de ces valeurs contenues dans les choses, une vue débarrassée de toute impureté : la directive husserlienne du « retour aux choses elles-mêmes » permettrait, grâce à une observation naïve des choses et à la restitution de leur donné authentique à la conscience de retrouver les valeurs logeant en elles, dont nous n’aurions qu’une intuition confuse dans notre expérience ordinaire.
Sur la base de ces a priori théoriques, l’on en vient à tirer les conclusions suivantes en matière juridique : les normes juridiques posées par les pouvoirs publics, qui constituent apparemment en pratique ce qu’on appelle le droit, ne sont que des énoncés théoriques sur les valeurs juridiques contenues dans la nature des choses, « valeurs juridiques » dont on a du mal, à vrai dire, à comprendre ce qu’elles sont exactement ; en application des directives phénoménologiques, il importe au juriste qui veut appréhender correctement le droit, de détourner son attention de ces normes juridiques édictées par les gouvernants et de la braquer sur les choses elles-mêmes, de manière à retrouver une intuition originaire de leurs valeurs juridiques propres. À partir de là , le juriste-phénoménologue formulera d’authentiques normes juridiques, décrivant très exactement – beaucoup plus exactement que les pouvoirs publics, qui n’ont pas nécessairement les mêmes préoccupations, ni le même désintéressement – les valeurs juridiques objectivement appréhendées. La théorie phénoménologique du droit est ainsi décrite comme une discipline qui « procure des normes »16Cf. par exemple C. Cossio, « La norme et l’impératif chez Husserl », in Mélanges Roubier, tome 1, Dalloz, 1961, p. 153..
Autrement dit, au lieu de chercher à élucider sérieusement ce qui, dans la réalité, se donne comme étant du droit, c’est-à -dire les normes juridiques émises dans les sociétés politiques humaines par les pouvoirs publics, les phénoménologues du droit nous invitent à n’y prêter aucune attention ! Au lieu de travailler sur le droit lui-même, de s’attacher à en restituer la structure originale, ces auteurs, par un insoutenable parti pris, prétendent œuvrer sur un soi-disant donné juridique qui serait dans les choses, c’est-à -dire sur des chimères. On a pu justement parler, à ce propos, d’un « vain jeu de l’imagination »17J. Haesaert, op. cit., p. 65. et se demander : « où est le droit dans tout cela ? »18A. Brimo, Les grands courants de la philosophie du droit et de l’État, Pedone, 1978, p. 424..
On s’explique facilement, cependant, le succès que ces thèmes ont pu rencontrer auprès d’un certain nombre de philosophes du droit : leur parenté avec les thèmes métaphysiques traditionnellement développés par l’École du droit naturel est évidente. Que le droit positif formulé par les autorités publiques soit un droit imparfait, qu’en marge de ce droit positif on puisse retrouver un droit authentique indépendant de la volonté des hommes, ce sont là de vieux airs connus. Et c’est bien, d’ailleurs, comme un retour au droit naturel que cette « phénoménologie des valeurs » a été reçue et a été utilisée par les théoriciens du droit, principalement dans la pensée juridique allemande après la seconde guerre mondiale (en particulier, dans les œuvres de Coing et de Fechner). Loin de contribuer à un renouveau de la philosophie du droit, la phénoménologie a ainsi plutôt correspondu à une continuation de ses anciens errements.
– C’est également une ouverture sur de pseudo-réalités transcendantes qui est à l’œuvre avec la théorie des formes ou essences juridiques d’Adolf Reinach, reprise par d’autres phénoménologues comme Fritz Schreier. Dans son célèbre ouvrage intitulé Les fondements a priori du droit civil19Trad. fr. Ronan de Calan, Vrin, 2004., Reinach a, en effet, soutenu que les institutions juridiques, et plus généralement les institutions sociales (qu’il désignait comme des « actes sociaux »), laisseraient apparaître chacune à notre regard une forme ou structure normative typique a priori, comme une matrice naturelle, indépendante de nous et dont on pourrait tirer des règles éthiques logiquement coordonnées les unes aux autres, et notamment des règles juridiques ; lesquelles constitueraient une sorte de droit pur, se donnant à nous paré d’une valeur absolue, universelle et intemporelle, en dehors de sa reconnaissance par l’esprit humain ou de sa consécration par le législateur, – de la même façon, souligne-t-il, que le rapport d’égalité 2×2=4. C’est à cela que correspondrait la « vision des essences » dans le domaine juridique : il ne s’agit plus, à la différence de la phénoménologie des valeurs de Husserl et de Max Scheler, de situer à ce niveau la valeur morale des choses, des actions humaines, mais les règles éthiques elles-mêmes.
À travers l’exposé fort compliqué et hermétique de ses idées, Reinach ne s’est pas rendu compte que les institutions juridiques comme, plus largement, les institutions sociales qui retenaient son attention, correspondent à des classes ou concepts de statuts : ils schématisent des régimes ou contenus de réglementation formant des ensembles cohérents, s’articulant en mécanismes ou systèmes normatifs. Ces concepts et les typologies dans lesquelles ils s’insèrent sont monnaie courante en matière juridique. Pour prendre un exemple dans le domaine du droit constitutionnel, l’institution juridique étiquetée « régime parlementaire » représente un type de réglementation juridique selon lequel, par-delà toutes les variantes possibles, les pouvoirs publics sont organisés selon un certain schéma général, aménageant une collaboration et un équilibre entre le Parlement et l’Exécutif , le premier pouvant renverser le second et celui-ci disposant d’un droit de dissolution ; ce type de régime se distingue par là du « régime présidentiel » qui implique un schéma général différent de séparation entre les pouvoirs publics. On peut, de la sorte, constituer dans toutes les branches du droit des types de régimes juridiques, par exemple en droit civil les régimes typiques qu’on appelle la stipulation pour autrui, la prescription des dettes, la compensation, ou encore les différents régimes matrimoniaux typiques de communauté ou de séparation des biens. On peut, du reste, ramener à des contenus-types, non seulement la réglementation juridique en vigueur à un moment dans un pays, mais aussi les réglementations édictées à d’autres époques ou dans d’autres pays, ou même des réglementations juridiques possibles, susceptibles éventuellement d’être édictées. Cette élaboration de typologies est une des démarches fondamentales de la théorie juridique dogmatique dans sa tâche de présentation didactique des règles de droit qu’elle étudie.
Les prétendues formes ou structures eidétiques a priori dont parle Reinach, ne sont rien d’autre que ces systèmes normatifs ou régimes typiques formant la compréhension de classes ou concepts forgés par notre propre esprit : ils représentent, non pas des réalités transcendantes observées, mais le produit d’un travail créatif – artisanal – de schématisation. On voit, par ailleurs et surtout, le paralogisme, qui a été justement dénoncé, dans la pensée de Reinach croyant déduire, à l’intention du législateur, un certain nombre de règles juridiques a priori à partir de l’analyse du concept de « promesse », comme si ce concept ne correspondait pas au régime typique que l’on prétend ainsi « déduire » de lui ! Nicos Poulantzas parle en ce sens d’une « énorme lapalissade »20« Notes sur la phénoménologie et l’existentialisme juridiques », Archives de philosophie du droit, 1963-8, p. 269..
II. Les perspectives d’une phénoménologie du droit et de l’éthique débarrassée de ces égarements
Une phénoménologie du droit – et à travers elle de l’éthique – sans écarts métaphysiques, débarrassée par recours au rasoir d’Ockham de toute entité fictive transcendante : cette voie m’a paru, de longue date, fort prometteuse. Il devrait s’agir d’une recherche, pour ainsi dire « terre à terre », portant sur le concept de droit socialement en usage et visant à le clarifier et le revivifier à notre conscience, en remettant notre pratique classificatoire à l’épreuve des choses elles-mêmes, en essayant de retrouver, dans les choses individuelles que nous rangeons couramment ou refusons de ranger dans la classe et sous l’étiquette « droit », les traits communs distinctifs qui forment le contenu de ce concept, qui seuls donnent – ou devraient donner – accès à cette catégorie et qui constituent l’essence ou eidos du droit, sa structure typique. C’est cette enquête que j’ai entreprise dans mon ouvrage précité, en m’aidant – sous les réserves que j’ai précédemment formulées – de la méthode husserlienne de la réduction, appuyée sur le procédé des variations imaginaires, et en m’inspirant plus généralement de toutes les recommandations méthodologiques de Husserl, en particulier son invitation à réactiver les intuitions originaires enfouies dans les étymologies et les métaphores du langage ordinaire. Je me propose simplement ici de donner un très bref aperçu des résultats auxquels je suis parvenu.
Les traits qui forment l’eidos ou structure typique des choses rentrant dans une certaine classe s’agencent logiquement d’une certaine manière dans notre esprit, à savoir du générique au particulier ou singulier. Certains de ces caractères ne sont pas propres aux choses de cette classe, mais partagés avec d’autres choses dans le cadre de la classe la plus générale de la typologie dans laquelle elle prend place : ils apparaissent donc comme des éléments génériques, définissant le genre d’objet dont relèvent les choses en question. D’autres caractères ajoutés progressivement aux précédents correspondent de la même façon à des classes intermédiaires : il s’agit d’éléments spécifiques, définissant des espèces d’objets de plus en plus circonscrites dont participent les choses en question. On arrive finalement aux caractères ultimes que ne possèdent que les choses de la classe en cause, qui leur appartiennent en exclusivité et qui les distinguent des choses de la classe immédiatement supérieure et, en définitive, de toutes les autres choses : ce sont les éléments particuliers ou singuliers, qui particularisent ou singularisent leur structure typique et que, dans la terminologie de la phénoménologie, on appelle leur « singularité ou particularité eidétique ». C’est cette sorte d’emboîtement ou hiérarchie logique des classes à l’intérieur de nos classifications que décrit Husserl dans ces lignes :
« Toute essence…se place dans une échelle de généralité et de spécialité… En descendant cette échelle nous arrivons aux différences spécifiques de plus bas degré, autrement dit aux singularités eidétiques ; en la remontant et en passant par toutes les essences spécifiques et génériques, nous touchons à un genre suprême. Les singularités eidétiques sont des essences au-dessus desquelles, bien entendu, on rencontre des essences plus générales qui jouent à leur égard le rôle de genres, mais qui, au-dessous d’elles, ne souffrent plus de particularisations »21Idées directrices, p. 46..
En l’occurrence, mon enquête phénoménologique m’a conduit à discerner, dans la structure typique des choses que l’on classe sous le concept de droit, ces trois grandes séries d’éléments constitutifs :
– des éléments génériques : les choses dont il s’agit présentent, dans leur donné le plus fondamental à notre conscience, les traits typiques des règles, ce sont des choses relevant de la classe générale des règles ;
– des éléments spécifiques : les règles dont le droit est formé donnent à voir de manière plus précise les traits caractéristiques des règles de conduite ou règles éthiques, ce sont des choses qui relèvent de cette classe ;
– des éléments particuliers ou singuliers : ils correspondent aux traits typiques ultimes qui, au sein de la classe des règles éthiques, n’appartiennent qu’aux règles juridiques et les distinguent des autres règles éthiques et, plus généralement, de toutes les règles. Cette particularité ou singularité eidétique des règles de droit consiste en ce qu’elles participent d’une direction publique des conduites.
Pour accéder à une pleine élucidation du droit à notre conscience, il ne suffit pas au juriste de s’en tenir à cette dernière série d’éléments : il doit aussi procéder, en amont, à une description minutieuse des autres éléments, dont nous n’avons qu’une vue bien confuse sur laquelle la théorie juridique ne peut utilement s’adosser. À la vérité, il n’est pas le plus mal placé pour cette tâche, pour la raison que la pratique juridique représente, de tous les secteurs de l’éthique, celui qui offre la plus grande « visibilité » à la fois par sa dimension macrocosmique et par l’explicitation formaliste notablement développée des opérations effectuées.
A.   La constitution générique du droit en règles
La donnée la plus immédiate du droit à notre conscience est celle de règle ou norme. On parle indistinctement du droit ou des règles de droit, de la réglementation juridique. Dans le domaine du droit, les mots-clefs sont ceux de loi, de décret, de code, ce qui renvoie à l’édiction ou à la codification de règles ; et c’est bien dans des recueils de textes de règles que l’on va usuellement chercher le droit. Dans la langue anglaise, c’est le même mot law qui désigne le droit et les lois ; et le mot français droit lui-même (comme les équivalents d’autres langues indo-européennes : diritto, derecho, recht,…), dérivé du bas-latin directum, évoque aussi l’idée de règle.
Mais qu’est-ce exactement qu’une règle ? Un examen de conscience attentif fait apercevoir que les règles, de quelque espèce qu’elles soient, relèvent du registre utilitaire : elles sont toutes des outils, des outils à part entière, même s’il s’agit d’outils mentaux, fabriqués avec du logos, du matériau intelligible, des contenus de pensée. C’est ce qu’atteste, là encore, l’étymologie : originairement, en effet, les termes latins norma (dérivé du grec gnômon) ou regula désignaient des outils matériels servant à réaliser ou vérifier des angles droits ou des lignes droites ; ce sens initial est, d’ailleurs, resté conservé par le mot français règle. Ce registre utilitaire perce aussi lorsque l’on parle, notamment dans l’expérience juridique, de « pratiquer » ou « appliquer » des règles ou normes, de les « mettre en œuvre », de les « utiliser ».
Cette nature d’outils, de choses vouées à rendre certains services déterminés, s’est trouvée occultée par deux travers très répandus en philosophie juridique et morale, le psychologisme, c’est-à -dire l’assimilation des règles éthiques à l’expression d’états affectifs, d’attraits ou de répulsions, et le logicisme, c’est-à -dire la réduction pure et simple de ces règles à du logos, aux seuls segments de pensée discursive formant leur substance, abstraction faite de la vocation instrumentale qui leur a été impartie, dont ils se trouvent dépositaires en vertu d’une intention humaine transcendante : comme si un outil ne se définissait pas justement, et uniquement, par l’« utilité » ou fonctionnalité qui lui a été assignée.
En l’occurrence, les règles apparaissent relever, plus précisément, du registre métrologique : elles se donnent à notre conscience comme des mesures (dans l’expérience juridique, on parle indistinctement d’« adopter des règles » ou de « prendre des mesures »), comme des outils servant de références ou étalons, et, plus précisément encore, des outils donnant la mesure de la marge ou degré de possibilité de l’avoir lieu de choses. Il peut s’agir du degré maximum (100 % de possibilité), qui correspond à la nécessité d’avoir lieu ; du degré minimum (0 % de possibilité), qui correspond à l’impossibilité d’avoir lieu ; ou du degré intermédiaire, qui correspond à la possibilité d’avoir lieu ou de ne pas avoir lieu, – cette marge intermédiaire faisant l’objet d’une quantification dans le cas des règles appelées « probabilistes » qui indiquent des pourcentages de possibilité compris entre 0 % et 100 %.
    B.   La constitution spécifique du droit en règles de conduite
On tend parfois, particulièrement dans la théorie juridique, à assimiler la nature éthique d’une norme à un certain type de contenu de cette norme : une norme éthique serait une norme visant des faits ou comportements humains, des faits sociaux ou comportements intersubjectifs ; c’est dans ce sens très général que les normes juridiques constitueraient des normes éthiques. Il s’agit là d’une vision bien imparfaite de la réalité des choses : certes, les normes éthiques ont bien le contenu humain allégué ; mais ce n’est pas là que réside leur essence. Il suffit tout simple-ment de penser aux règles formulées par les différentes sciences de l’homme, aux lois psychologiques et sociologiques : ces lois scientifiques concernent elles aussi, dans leur teneur, l’accomplissement d’évènements humains, elles fixent des marges de possibilité à la survenance de choses humaines, mais elles ne se donnent pas pour autant à notre conscience comme des règles de conduite.
Précisément, ce rapprochement avec les lois des sciences humaines permet de faire ressortir avec évidence l’essence des normes éthiques : elle réside, non pas au niveau de leur contenu, mais de leur fonction utilitaire, de leur fonction d’outil. Les règles de conduite sont des règles qui se voient assigner, dans le prolongement de leur vocation instrumentale générique, une vocation instrumentale plus spécialisée d’un certain type. C’est parce que les normes juridiques, par exemple, et les règles scientifiques ne rendent pas les mêmes types de services, ont des finalités instrumentales spécifiques différentes, que les unes se donnent comme des normes éthiques et pas les autres.
– La liaison de la qualification « éthique » des règles à une certaine spécialisation de leur fonction apparaît dans la terminologie même : l’éthique, dans son sens le plus fondamental, se définit comme l’art de diriger la conduite humaine ; les normes éthiques – les règles de conduite – ont pour vocation spécifique de servir à diriger la conduite de ceux à qui elles sont destinées et qui sont appelés à les utiliser. C’est bien, du reste, pour exprimer cette vocation éthique des normes juridiques que les théoriciens du droit définissent couramment ce dernier comme un « ordre de la conduite humaine ».
Mais que recouvre exactement cette idée selon laquelle les règles ou normes éthiques ont une fonction de direction des conduites humaines ? À l’instar des réglettes et équerres, qui servent de supports de référence guidant leurs utilisateurs dans la réalisation de tracés rectilignes ou en angle droit, les règles-outils mentaux servent à guider ceux à qui elles sont destinées dans l’accomplissement de leurs faits et gestes : elles leur donnent la mesure de leur possibilité d’agir en leur indiquant ce qu’ils doivent, ne peuvent pas ou peuvent faire (obligations, interdictions, permissions) ; leurs actes doivent se tenir à l’intérieur des marges ainsi fixées, comme les tracés doivent se tenir à l’intérieur de la marge bordant les réglettes ou les équerres. Telle est l’analogie originairement entrevue qui a lumineusement inspiré la métaphore de la règle de conduite.
– Règles pratiques pour l’action, les règles éthiques diffèrent des lois scientifiques ou règles théoriques. Ces dernières ne servent pas à encadrer la volonté de leurs destinataires et à contrôler leur conduite, mais à encadrer et éclairer leur entendement en lui indiquant la marge de possibilité pour tel ou tel type de phénomène de survenir en fonction de telles ou telles circonstances : elles servent à se repérer dans les flux évènementiels que la réalité déploie sous nos yeux et à en contrôler – en maîtriser – mentalement les processus d’enchaînement.
Elles n’en sont pas moins des outils – des outils métrologiques – elles aussi et à ce titre il est parfaitement impropre de prétendre, comme on le fait couramment, qu’elles sont susceptibles d’être dites vraies ou fausses. Ce sont les prévisions établies sur leur base qui revêtent un caractère apophantique : les outils eux-mêmes utilisés peuvent seulement être taxés de bons ou mauvais outils selon leur aptitude à rendre les services auxquels on les a affectés.
   C.   La constitution particulière du droit en règles de direction publique des conduites
Quels sont les traits typiques particuliers reconnus aux règles de conduite que l’on fait entrer dans la catégorie des règles de droit et qui constituent ainsi la particularité ou singularité eidétique du droit ? Les juristes croient le plus souvent pouvoir trouver la réponse en se livrant à une étude fouillée et systématique du contenu des diverses réglementations juridiques qui ont été historiquement édictées : les règles de droit seraient des règles éthiques ayant un certain type de contenu qui leur serait propre ; selon l’opinion la plus couramment répandue, il s’agirait de règles ayant la particularité d’assortir leurs prescriptions de sanctions, et spécialement d’actes de contrainte.
Cette voie de recherche apparaît a priori, et de toute évidence, impropre et ne pouvant conduire qu’à des conclusions complètement irréalistes. Postuler, en effet, que les règles juridiques seraient identifiables selon des caractéristiques du logos dont elles sont faites, c’est-à -dire selon un critère purement logique, revient à impliquer que toute norme possédant le type de contenu en question serait par nature une règle de droit : elle le serait en elle-même et par elle-même, abstraction faite de tout contexte socio-historique, quel que soit celui qui l’énonce ou qui l’imagine, à qui elle viendrait fortuitement à l’esprit.
Husserl a eu l’occasion de mettre en garde contre ce genre d’errements :
« il faut rigoureusement distinguer les rapports de généralisation ou de spécification et les rapports essentiellement différents par lesquels on s’élève du matériel (Sachhaltigen ) à une généralité (Verallgemeinerung) formelle du type purement logique, ou réciproquement par lesquels on matérialise (Versachlichung) ce qui est de l’ordre de la logique formelle. En d’autres termes, c’est une tout autre opération de s’élever au formel (Formalisierung), cette dernière opération jouant un si grand rôle, par exemple, dans l’analyse mathématique ; autre chose également est de passer au spécial et d’abolir la pureté de la forme (Entformalisierung), comme quand on ’remplit’ (Ausfüllung) une forme vide de type logico-mathématique ou une vérité formelle »22Idées directrices, p. 47..
Pour élucider la singularité eidétique des règles juridiques, il convient, non pas de chercher à s’élever à une généralisation de la matière ou tissu de pensée dont elles sont faites, mais de passer à une spécialisation formelle ou catégorielle à l’intérieur de la classification des règles. Les règles se définissent, en tant que catégorie générale d’outils, par leur vocation instrumentale à donner la mesure du possible. La classe des règles éthiques regroupe, plus spécifiquement, les règles ayant pour vocation de fixer des marges de possibilité à l’agir humain et par là de diriger les conduites. Une classe inférieure de règles doit être définie par une vocation instrumentale encore plus pointue, par une fonction directive particulière ou singulière qui leur est propre et que n’ont pas les autres règles éthiques.
Il ressort d’une analyse attentive que les règles que nous étiquetons usuellement « juridiques » sont inséparables, dans notre conscience, de l’idée de pouvoir public : elles se donnent comme des mesures édictées par des autorités ou dirigeants « publics », c’est-à -dire chargés de gouverner des « peuples » humains à la tête desquels ils se trouvent placés ; ce sont les règles qu’ils mettent en vigueur dans l’exercice de leurs fonctions. La singularité eidétique qui les particularise au sein de la catégorie des règles, c’est qu’elles servent à diriger les conduites de ceux qui vivent en peuple, en société « politique » ; elles fixent les marges de possibilité d’agir revenant respectivement à chacun (suum cuique tribuere, selon la célèbre formule des Institutes de Justinien). On peut les qualifier, en ce sens, d’outils de direction publique des conduites humaines.