Pourquoi compare-t-on ?
Agnès VIDOT
Doctorante en droit public à l’Université de La Réunion
Résumé
La trajectoire singulière empruntée par mes travaux de recherche, ainsi que le constat d’une tendance toute naturelle des comparatistes à focaliser leur attention sur la réalisation de la comparaison proprement dite, au détriment de l’étape préalable du choix de la comparaison m’ont engagée à consacrer une réflexion d’ordre méthodologique à cette dernière. À partir de l’expérience vécue de la recherche doctorale, il s’agira de faire émerger deux séries de réflexions sur le cheminement emprunté par les juristes qui, dans une démarche sérieuse, font le choix de la comparaison. La première, qui correspond sans doute à l’« angle mort » de la réflexion méthodologique sur le choix de la comparaison, a trait à la constitution d’un « réflexe comparatif » chez le chercheur. La seconde, plus classique mais néanmoins incontournable, concerne la définition de l’objectif assigné à la recherche.
Mots-clés
Droit comparé – méthodologie – choix de la comparaison – réflexe comparatif – ethnocentrisme – enseignement – objectif de la recherche
Abstract
The unique path taken by my research, as well as the observation of a natural tendency of comparatists to focus their attention on the realization of the comparison itself, to the detriment of the preliminary stage of the choice of the comparison, have led me to engage in a methodological reflection of the latter. Drawing on the experience of my doctoral research, I will develop two series of reflections on the pathway chosen by jurists who, in a rigorous approach, have chosen comparison. The first, which undoubtedly corresponds to the “blind spot” of the methodological reflection on the choice of comparison, relates to the development of a “comparative reflex” in the researcher. The second, more traditional but nevertheless unavoidable, concerns the definition of the objective assigned to the research.
Keywords
Comparative law – methodology – choice of comparison – comparative reflex – ethnocentrism – education – objective of the research
Introduction
2014, Université de Fribourg en Suisse. Étudiante Erasmus, j’assiste au premier cours de « Droits fondamentaux » dispensé par Jacques Dubey, Professeur de droit public à l’Université de Fribourg. Alors qu’il présente l’objet du cours, le Professeur Dubey explique aux étudiants lui faisant face que la Constitution fédérale de la Confédération suisse en vigueur, la Constitution du 18 avril 1999, dresse de manière systématique la liste des droits fondamentaux reconnus aux individus1La Constitution fédérale de la Confédération suisse, acceptée à la double majorité des cantons et du peuple suisse le 18 avril 1999 et entrée en vigueur le 1er janvier 2000, comprend un chapitre entier consacré aux droits fondamentaux. Il s’agit du chapitre 1 (intitulé « Droits fondamentaux ») du titre 2 de la Constitution (intitulé « Droits fondamentaux, citoyenneté et buts sociaux »). Ce chapitre comprend un total de 29 articles.. Je remarque alors instantanément que le système de protection constitutionnelle des droits fondamentaux helvétique est radicalement différent du système français – dont la Constitution ne comporte aucun exposé de droits et libertés analogue et qui réserve à la jurisprudence du Conseil constitutionnel une place prépondérante. Plus tard, l’étude approfondie du système helvétique nourrira ma conviction qu’il est même un modèle « meilleur » que le modèle français. Ces réflexions ont été décisives dans le choix de mon sujet de recherche doctorale. Au départ de la thèse, se trouve la volonté de consacrer une étude à ces fameuses listes de droits et libertés introduites par le pouvoir constituant ou le pouvoir de révision constitutionnelle dans les constitutions formelles. Si le choix du thème de la recherche s’est rapidement imposé, la définition d’un sujet de recherche précis a donné lieu à une période de tâtonnements : après avoir envisagé d’adopter une approche comparative, j’ai définitivement abandonné cette idée.
Comme tout juriste aux prises avec la comparaison, j’ai été confrontée à des questions d’ordre méthodologique aussi fondamentales que redoutables. Et comme tout chercheur qui s’interroge, c’est dans la littérature – en l’occurrence, relative à la théorie générale de la comparaison en droit – que j’ai cherché des réponses à mes questions. Au terme de mes premières lectures, j’ai pu dresser un constat sans appel : le droit comparé n’est plus aujourd’hui la discipline2La question de savoir si le droit comparé peut valablement être considéré comme une discipline indépendante fait l’objet de vives controverses en doctrine. Alors que certains auteurs refusent de considérer que le droit comparé est une discipline, d’autres l’admettent sans réserve. Les premiers font valoir que pour être valablement qualifiée comme telle, une discipline doit avoir un objet indépendant, distinct de celui des autres disciplines. Or tel n’est pas le cas du droit comparé qui emprunte ses objets d’étude à diverses disciplines juridiques. Les seconds remarquent que la manière dont le droit comparé traite ces objets – qui, certes, ne lui sont pas propres – paraît suffisamment spécifique pour en faire une discipline à part entière. C’est à cette seconde approche que nous souscrivons. Pour une étude plus approfondie sur cette question, le lecteur pourra utilement se référer notamment à l’article suivant : B. T. Blagojevic, « Le droit comparé. Méthode ou science », RIDC, volume 5, n° 4, octobre-décembre 1953, p. 652 et suiv marginale qu’elle a longtemps été3Dans le bilan qu’il dresse de l’état du droit comparé en France à la fin du xxe siècle, É. Picard rappelle que pendant longtemps le droit comparé a été « un objet de simple curiosité intellectuelle, réservé à quelques esprits jugés à l’époque quelque peu marginaux » ; dans les années 1970/1980, ajoute l’auteur, « certains juristes français pouvaient encore tenir le droit comparé pour une discipline secondaire, voire mineure » (É. Picard, « L’état du droit comparé en France, en 1999 », RIDC, volume 51, n° 4, octobre-décembre 1999, p. 886).. Pour autant, il n’est guère douteux que l’attrait pour le droit comparé ne concerne pas tous les aspects de cette discipline : si le champ des applications pratiques est désormais largement investi, il en va tout autrement du champ des réflexions méthodologiques4Dans le champ juridique, la méthodologie désigne le discours qui a pour objet les méthodes employées par les juristes qui produisent un discours sur le droit. Parce qu’elle est un discours portant sur un discours (la science du droit) qui analyse lui-même un autre discours (le droit), la méthodologie juridique constitue un « méta-métadiscours ». La méthode renvoie, quant à elle, à « un ensemble de démarches ou de procédés intellectuels plus ou moins complexes qui permettent de parvenir à une fin, un résultat » (V. Champeil-Desplats, Méthodologies du droit et des sciences du droit, Paris, Dalloz, coll. Méthodes du droit, 2e éd., 2016, p. 3). sur le droit comparé. Évidemment, il serait excessif d’affirmer qu’aujourd’hui encore le comparatiste compare comme M. Jourdain faisait de la prose, sans le savoir5G. Langrod, « Quelques réflexions méthodologiques sur la comparaison en science juridique », RIDC, volume 9, n° 2, avril-juin 1957, p. 355.. Néanmoins, malgré la multiplication des études consacrées aux réflexions méthodologiques sur le droit comparé ces dernières années, force est de constater que ce champ d’étude demeure, en France, sous-exploité.
De manière schématique, on peut distinguer deux grandes étapes dans tout processus de comparaison lato sensu. La première étape consiste dans le choix des objets de comparaison, lequel renvoie non seulement au choix de recourir à la comparaison, mais aussi au choix des systèmes à comparer. La seconde étape consiste dans la réalisation de la comparaison proprement dite. Le chercheur qui souhaite proposer une comparaison doit impérativement observer ces deux étapes. Pour comparer, il ne peut se passer ni de la première (qui lui permet, au préalable, de sélectionner les objets à comparer), ni de la seconde (qui lui permet, par suite, de confronter les objets à comparer afin de préciser leurs rapports).
Alors que ces deux étapes sont essentielles, le chercheur peut avoir une tendance toute naturelle à porter une plus grande « attention méthodologique » à la seconde comparativement à la première. Plusieurs raisons peuvent l’expliquer : l’étape de la confrontation des objets à comparer s’étale davantage dans le temps ; surtout, elle est l’étape à laquelle seraient a priori attachés les enjeux les plus importants puisque sa mise en œuvre aboutit à rien de moins que le résultat même de la recherche entreprise. Dans la littérature, il est ainsi devenu un lieu commun que de rappeler l’importance des précautions méthodologiques à observer lors de la confrontation des objets à comparer. Nombreux sont, par exemple, les travaux qui mettent en garde le comparatiste contre les dangers du conditionnement de sa faculté d’interprétation, ou encore contre les dangers de la traduction (pour ne citer qu’eux). Dans les premiers, on peut lire que lorsqu’un comparatiste étudie des règles de droits qu’il ne connaît pas, il a naturellement tendance à les rapprocher des règles qu’il connaît, c’est-à-dire des règles de son propre système juridique6É. Picard, « L’état du droit comparé en France, en 1999 », op. cit., p. 887.. Or ce mécanisme présente des dangers dont il faut avoir conscience pour avoir une chance de les éviter : il peut freiner la compréhension du droit étranger (si le comparatiste sélectionne les connaissances nouvelles en fonction de ce qui fait sens pour lui par rapport aux connaissances acquises de son propre système juridique, il risque de laisser des connaissances de côté7M.-C. Ponthoreau, « Le droit comparé en question(s). Entre pragmatisme et outil épistémologique », RIDC, volume 57, n° 1, 2005, p. 11 et 12.) ; plus grave encore, ce mécanisme peut fausser la compréhension du droit étranger (se cantonner à ramener l’inconnu au connu peut « induire en erreur, inciter au contresens, favoriser l’approximation ou la réduction abusive »8É. Picard, « L’état du droit comparé en France, en 1999 », op. cit., p. 893.). Dans les seconds, est rappelé au comparatiste qu’il doit apporter la plus grande attention à la compréhension des énoncés employés dans les ordres juridiques étrangers. Si ces énoncés sont exprimés dans une langue étrangère, il doit veiller à la justesse de leur traduction. Là encore, le danger du contresens guette le comparatiste :
« Contresens qu’il fait lui-même sur les pays étrangers, trompé par l’apparence des mots […] ; mais aussi contresens qu’il induit involontairement chez son lecteur, dont il oublie qu’il est beaucoup moins familier du sujet traité que l’auteur »9J. Ziller, Administrations comparées. Les systèmes politico-administratifs de l’Europe des Douze, Paris, Montchrestien, 1993, p. 14..
Au regard de ce qui précède, il est incontestable que l’étape de la confrontation des objets de comparaison est fondamentale et nécessite que l’on y consacre une réflexion méthodologique approfondie. Toutefois, l’intérêt que suscite cette étape ne devrait en aucun cas conduire à reléguer au second plan – voire pire, éclipser totalement – l’attention qui doit être portée à l’étape préalable du choix des objets de comparaison. La question du choix des objets de comparaison est, en effet, primordiale en ce qu’elle est, justement, préalable à toute autre. C’est elle qui inaugure le processus de comparaison lato sensu. Si l’on compare ce processus à un château de cartes à jouer de plusieurs étages, le choix des objets à comparer correspondrait aux étages inférieurs du château, alors que la réalisation de la comparaison proprement dite correspondrait aux étages supérieurs. Comme un défaut de construction au niveau des étages inférieurs d’un château de cartes suffit à entraîner l’effondrement de toute la structure, un défaut au niveau du choix des objets à comparer suffit à mettre en péril toute la comparaison.
Pour éviter toute déconvenue, le chercheur a intérêt à questionner sa méthode au départ de la recherche. Il a donc intérêt, en tout premier lieu, à consacrer une réflexion méthodologique à la question du choix de la comparaison. C’est cette réflexion qui est précisément au cœur de notre exposé. Bien entendu, il ne saurait être question ici de restituer, dans leur intégralité et toute leur complexité, les termes du processus intellectuel à l’œuvre dans le but de proposer un programme méthodologique précis, élaboré et éprouvé. Une telle ambition est d’ailleurs impossible à embrasser10Dans son ouvrage Méthodologies du droit et des sciences du droit, V. Champeil-Desplats rappelle que « la proposition d’une méthodologie, en tant que science ou connaissance des méthodes, [est] inévitablement modeste, partiale et partielle. Elle ne peut prétendre saisir ou reconstruire ce qui s’est réellement passé, ni l’intégralité de ce qui s’est passé » (V. Champeil-Desplats, Méthodologies du droit et des sciences du droit, op. cit., p. 7).. Il s’agit, en revanche, à partir de l’expérience vécue de la recherche doctorale, de faire émerger un ensemble de réflexions sur le cheminement emprunté par le juriste qui, dans une démarche sérieuse et réfléchie, fait le choix de la comparaison.
Si j’opère un retour réflexif sur le cheminement que j’ai moi-même emprunté, j’identifie deux grands thèmes de réflexion : le premier, qui correspond sans doute à l’« angle mort » de la réflexion méthodologique sur le choix de la comparaison, est relatif à la constitution, en amont de la recherche, du « réflexe comparatif »11X. Blanc-Jouvan, « La formation au droit comparé. Le point de vue d’un universitaire », RIDC, volume 48, n° 2, avril-juin 1996, p. 349. chez le chercheur (I) ; le second est relatif à la définition de l’objectif assigné à la recherche, lequel objectif conditionne le recours à la comparaison (II).
I. Pourquoi envisage-t-on la comparaison ? Réflexions sur la constitution du « réflexe comparatif »
Avant d’entreprendre une quelconque étude, tous les juristes ne s’interrogent pas systématiquement sur la possibilité de faire de leur recherche une recherche comparative. Si certains envisagent de faire appel à la comparaison avant de prendre la décision d’adopter ou d’écarter l’approche comparative ; d’autres n’envisagent, à aucun moment, une telle éventualité. Comment expliquer que ce réflexe comparatif soit présent chez certains, et ne le soit pas (ou le soit dans une moindre mesure) chez d’autres ? Quels peuvent être, plus précisément, les facteurs susceptibles de favoriser ou au contraire, de gêner la constitution d’un tel réflexe ? Si l’on met de côté les considérations très personnelles qui peuvent entrer en ligne de compte (l’appétence d’un individu pour le droit étranger, une rencontre décisive qu’il aurait faite, etc.), l’on peut distinguer plusieurs facteurs dont le rôle paraît déterminant en la matière : le premier, que l’on peut qualifier de « socio-historique », est relatif à la trajectoire de l’État (A) ; les seconds sont propres au champ juridique (B).
A. Le « réflexe comparatif » est conditionné par un facteur socio-historique
Parce qu’elle est tournée vers l’autre, l’approche comparative ne peut se concevoir que dans un contexte historique et social marqué par « une relative tolérance à la différence et au changement »12G. Jucq uois, « Les origines du comparatisme contemporain », Recherches Sociologiques, volume 29, n° 3, 1998, p. 5.. Cet élément permet de justifier en partie l’importance que les juristes accordent à la démarche comparative selon les systèmes juridiques auxquels ils appartiennent.
Lorsque le droit comparé moderne apparaît dans les années 1860/1870, l’objectif qu’il poursuit est éminemment pratique : il s’agit de « comparer pour trouver “la meilleure solution juridique” et aider ainsi à la rédaction et à l’amélioration des codes et des lois »13M.-C. Ponthoreau, « Le droit comparé en question(s). Entre pragmatisme et outil épistémologique », op. cit., p. 8 et 9.. Or cette préoccupation qui pousse vers la décentration ne se retrouvait pas dans tous les systèmes juridiques. Dans les États jouissant du statut de « grande puissance », de « modèle », les juristes, croyant en la valeur inégalable de leur système, n’avaient qu’un intérêt limité à étudier ce qui se faisait ailleurs. Tout au plus, s’y intéressaient-ils dans l’optique (théorique) de distinguer ce que l’on désigne communément comme les « grandes familles de droit ». A contrario, les juristes des États qui étaient soumis à ces grandes puissances et entendaient s’en émanciper étaient naturellement plus enclins à s’inspirer des systèmes juridiques étrangers dans l’espoir d’améliorer le droit national.
La France fait indiscutablement partie du premier groupe d’États. Parce qu’elle a toujours été perçue comme un « modèle », les juristes français ont développé une certaine résistance à l’altérité et l’ont, par la suite, conservée – alors même que le droit comparé ne poursuivait plus un but purement utilitariste. Cette approche a pourtant, très tôt, été l’objet de critiques. À titre d’exemple, dans le programme introductif au premier numéro de la Revue du Droit public et de la Science Politique en France et à l’étranger, F. Larnaude dénonce l’attitude résolument ethnocentriste des juristes français à travers quelques lignes qui méritent d’être citées :
« Nous sommes habitués, en France tout au moins, à tout envisager sous ce que j’appellerai l’angle visuel français. De là de profondes erreurs d’appréciation, de là des malentendus et un aveuglement qui nous été souvent et avec raison reprochés. Il faut bien nous dire que, quelque grande que soit la France, […] elle n’est pas la seule nation qui contribue au progrès général de l’humanité. Et si d’autres que nous vivent et prospèrent dans le concert des peuples, il faut bien reconnaître qu’ils ont quelque droit à être connus dans leur originalité propre […]. Il faut cesser de nous étonner et de considérer comme des anomalies ce qui ne ressemble pas de tous points à notre conception nationale et à nos habitudes »14F. Larnaude, « Notre programme », RDP, 1894, p. 8..
Si la trajectoire de l’État joue un rôle dans le développement du réflexe comparatif au sein des communautés nationales de juristes, il faut encore relever que d’autres facteurs propres au champ juridique sont susceptibles de participer à ce phénomène à une échelle plus réduite, celle des individus composant ces communautés.
B. Le « réflexe comparatif » est conditionné par des facteurs propres au champ juridique
La manière de concevoir la formation des juristes est également un facteur susceptible de jouer un rôle décisif dans la constitution du réflexe comparatif. Précisément, la place réservée aux programmes d’échanges dans le cursus juridique et la manière d’enseigner le droit comparé peuvent, selon les cas, favoriser ou gêner le développement du réflexe comparatif.
En France, la place réservée aux programmes d’échanges et la manière d’enseigner le droit comparé jouent très certainement contre ce phénomène. En effet, les programmes d’échanges n’y sont ni obligatoires, ni même particulièrement valorisés. Quant aux enseignements intitulés « droit comparé », force est de constater qu’ils sont généralement une occasion de présenter les grands systèmes juridiques contemporains rassemblés au sein de familles (les droits romano-germaniques, les droits de common law, etc.). Non seulement l’apposition du label « droit comparé » à un tel contenu est tout bonnement inapproprié15Comme le rappelle É. Picard au moyen de ce qui sonne comme un truisme : « le droit comparé […] est essentiellement comparatif » (É. Picard, « L’état du droit comparé en France, en 1999 », op. cit., p. 892). Les études qui ne comportent qu’une juxtaposition de développements consacrés à divers droits ne sont pas des études de droit comparé, mais des études de droits étrangers. ; surtout, elle prive le chercheur en devenir de l’opportunité d’apprécier l’intérêt de la démarche comparative et gêne, par la même, l’émergence du réflexe comparatif. Dans le cadre d’un enseignement de « droit comparé », ne serait-il pas préférable d’aborder, en outre, des éléments de méthode et procéder à l’étude comparative de questions juridiques précises (« La justice constitutionnelle en France, en Allemagne et en Italie », « La fin de vie en Europe », etc.) ?
Outre ce facteur didactique, le facteur disciplinaire peut également jouer un rôle dans la constitution du réflexe comparatif. Dans un même système juridique, le réflexe comparatif peut, en effet, être plus ou moins développé selon la discipline dans laquelle travaille le chercheur. Pour le dire autrement, certaines disciplines sont des terrains plus propices à la réception et au développement de la recherche comparative que d’autres.
Ce propos peut être illustré à l’aide de l’exemple, en France, du droit constitutionnel (qui fait partie des premières16F. Haut, « Réflexion sur la méthode comparative appliquée au droit administratif », RIDC, volume 41, n° 4, octobre-décembre 1989, p. 907.) et du droit administratif (qui relève davantage des secondes17A. Antoine, « Plaidoyer pour une meilleure connaissance des droits administratifs étrangers », AJDA, 2013, p. 369 ; F. Haut, « Réflexion sur la méthode comparative appliquée au droit administratif », op. cit., p. 907.). Plusieurs facteurs peuvent expliquer un tel constat : il s’agit, notamment, de l’ancrage national de la discipline18U. Scheuner, « Der Einfluss des französischen Verwaltungsrecht auf die deutsche Rechtsentwicklung », DÖV, 1963, p. 714, cité par J. Schwarze, Droit administratif européen, 2e éd., 2009, Bruxelles, Bruylant, p. 102. – plus marqué en droit administratif qu’en droit constitutionnel ; de la systématisation de la discipline par la doctrine19F. Haut, « Réflexion sur la méthode comparative appliquée au droit administratif », op. cit., p. 908. – plus tardive en droit administratif qu’en droit constitutionnel ; ou encore des contours de la discipline dans les divers systèmes juridiques20Ibid., p. 911. – plus variables en droit administratif qu’en droit constitutionnel. Ces obstacles ne sont cependant pas dirimants : l’européanisation, la mondialisation du droit, l’essor des droits fondamentaux sont autant de facteurs qui sont à l’origine d’un développement des recherches comparatives en droit administratif ces dernières années21T. Perroud, « Le droit comparé dans les thèses de droit administratif », RFDA, 2016, p. 1086..
De même, l’état de l’art dans un champ disciplinaire donné peut favoriser l’essor du réflexe comparatif. Dans un champ disciplinaire doté d’objets ayant donné lieu à une littérature particulièrement dense en droit interne, les chercheurs sont naturellement plus enclins à envisager la comparaison afin de renouveler les réflexions, dépasser une certaine forme de saturation des idées. Le droit constitutionnel est, là encore, un bon exemple de ce type de disciplines. En atteste, entre autres exemples, le nombre désormais incalculable d’écrits consacrés à des thématiques telles que la séparation des pouvoirs ou la protection des droits et libertés – à propos de laquelle il faut bien avouer, à la suite de V. Champeil-Desplats, que « tout a sans doute été dit, redit, déconstruit, réapproprié »22V. Champeil-Desplats, Théorie générale des droits et libertés. Perspective analytique, Paris, Dalloz, coll. À droit ouvert, 2019, p. 7..
En définitive, si j’adoptais une démarche d’auto-analyse, sans doute que j’en arriverais à la conclusion que mon séjour en Suisse, la manière dont on m’a enseigné le droit comparé, la discipline dans laquelle je travaille, ou encore l’objet de ma recherche ont été autant de facteurs très concrets dont la combinaison a joué en faveur de la constitution d’un réflexe comparatif chez moi. De ce point de vue, il y a lieu de souscrire sans réserve à l’idée formulée par X. Prévost selon laquelle « tout travail de recherche est situé »23X. Prévost, « Le droit parmi les sciences humaines et sociales. Quelques considérations d’un historien du droit sur la recherche juridique », Conférence prononcée le 18 novembre 2019 (en ligne).. Précisément, que le juriste en ait conscience ou non, le choix de son objet d’étude n’est jamais une évidence ou le fruit du hasard, mais toujours le résultat d’une construction dont ses convictions, son histoire, ses rencontres, ses expériences, ou encore la formation qu’il a reçue sont les ouvrières. Si cette affirmation n’appelle a priori aucune objection, la question de l’intérêt de mener une réflexion sur la construction de son objet d’étude se pose. Alors même qu’une telle démarche s’avère classique dans certaines disciplines des sciences sociales, elle demeure largement ignorée en droit. Pourtant, elle aurait l’avantage de permettre au chercheur non seulement de prendre conscience du rapport qu’il entretient avec son objet – ce qui est déterminant pour la validité des conclusions qu’il tire de la recherche entreprise ; mais aussi de donner une autre dimension – moins artificielle – à la mise en récit des choix opérés.
Si la constitution d’un « réflexe comparatif » est essentielle en ce qu’elle inaugure le cheminement emprunté par le comparatiste qui fait le choix de la comparaison, elle ne fait que favoriser le déclenchement de la comparaison. Seul l’objectif que le juriste assigne à sa recherche a le pouvoir, sur le plan scientifique, de déclencher la comparaison.
II. Pourquoi fait-on le choix de la comparaison ? Réflexions sur la définition de l’objectif assigné à la recherche
On a tendance à penser que l’étude qui porte sur le droit d’un seul État (le droit administratif français, le droit constitutionnel allemand, le droit civil suisse, etc.) est tout ce qu’il y a de plus évident, alors que l’étude des droits étrangers serait « un élargissement de la perspective vers un champ nouveau et inédit »24O. Pfersmann, « Le droit comparé comme interprétation et comme théorie du droit », RIDC, volume 53, n° 2, avril-juin 2001, p. 282.. Mais d’aucuns considèrent, à juste titre, qu’une telle conception des études de droit interne et des études de droit étranger est erronée. De même que la botanique et la biologie ne se limitent jamais à l’étude d’une seule espèce de plantes ou d’une seule espèce vivante25C. Eisenmann, Les sciences sociales dans l’enseignement supérieur : Droit, Paris, Unesco, 1954, p. 59 et 60, cité par H. A. Schwarz-Liebermann von Wahlendorf, Droit comparé : théorie générale et principes, Paris, LDGJ, 1978, p. 177., la science du droit est, pour reprendre les mots d’O. Pfersmann, « toujours l’étude de tous les droits »26O. Pfersmann, « Le droit comparé comme interprétation et comme théorie du droit », op. cit., p. 282.. C’est, a contrario, « la limitation au seul droit national qui est antiscientifique »27Ibid.. Bien entendu, le chercheur ne peut se contenter de cette seule affirmation pour justifier le choix de la comparaison.
Les écrits relatifs à la théorie de la comparaison nous enseignent que c’est l’objectif de la recherche qui conditionne le recours à la comparaison. En effet, la comparaison n’est pas une fin en soi, elle n’est pas un but recherché pour lui-même. Dans une démarche sérieuse, on ne compare jamais pour comparer. La comparaison est, en revanche, un moyen. Comme tout moyen, elle est au service d’une fin qui lui est extérieure et dont la définition la précède nécessairement. En l’occurrence, si l’on compare, c’est pour répondre à une question préalablement formulée28M.-L. Izorche, « Propositions méthodologiques pour la comparaison », RIDC, volume 53, n° 2, avril-juin 2001, p. 291 et 292.. Cette question dépend directement de l’objectif que le chercheur assigne à sa recherche. C’est la raison pour laquelle on peut valablement affirmer que l’objectif que le chercheur assigne à sa recherche conditionne le recours à la comparaison. Cette précision étant faite, il convient d’identifier ces objectifs (A), avant de préciser pourquoi il est essentiel que le chercheur les définisse en pleine conscience (B).
A. Quels sont ces objectifs qui appellent la comparaison ?
Les objectifs de la recherche correspondent aux fonctions de la comparaison en droit. On distingue classiquement deux grandes fonctions : une fonction cognitive et une fonction subversive. La première peut concerner deux niveaux de discours : le discours sur le droit et le discours sur la science du droit. Au premier niveau, le juriste accède à une meilleure connaissance du droit « indépendamment de ses incarnations nationales »29É. Picard, « L’état du droit comparé en France, en 1999 », op. cit., p. 901. et même, par un jeu de miroirs, à une meilleure connaissance de son propre droit30R. Cassin, « Droits de l’Homme et méthode comparative », RIDC, volume 20, n° 3, juillet-septembre 1968, p. 453.. Au second niveau, le juriste accède à une meilleure compréhension des discours savants dans divers systèmes juridiques. La fonction subversive du droit comparé, mise en lumière par le célèbre comparatiste italien Rodolfo Sacco31R. Sacco, La comparaison juridique au service de la connaissance du droit, Paris, Économica, 1991., en fait un instrument au service du juriste qui entend s’engager contre le dogmatisme, les stéréotypes et l’ethnocentrisme32H. Muir-Watt, « La fonction subversive du droit comparé », RIDC, volume 52, n° 3, juillet-septembre 2000, p. 506.. La démarche adoptée est alors résolument critique et aboutit généralement, mais pas nécessairement, à la formulation d’une proposition de modification du droit national inspirée de l’état du droit à l’étranger.
Il importe ici de relever que les fonctions cognitive et subversive du droit comparé sont surtout appelées à jouer un rôle prépondérant au départ de la recherche mais il est évident qu’elles entretiennent des liens qui rendent leur distinction quelque peu artificielle : accéder à une meilleure connaissance du droit peut naturellement conduire à en proposer la révision et de manière encore plus évidente, proposer une modification du droit suppose d’en avoir acquis, au préalable, une connaissance et une compréhension suffisantes.
L’étendue des objectifs susceptibles d’être assignés précisément à la recherche dépend, à la réflexion, du degré de précision avec lequel le thème de la recherche surgit dans l’esprit du chercheur : moins ce thème est circonscrit, plus le champ des objectifs est étendu. Le thème très général que j’ai retenu au départ de ma recherche en est une bonne illustration. Le champ des objectifs susceptibles d’être assignés à une étude consacrée à ces fameuses listes de droits et libertés introduites dans les constitutions formelles était relativement vaste : il pouvait être question, entre autres, de démontrer que l’introduction de ces listes dans les constitutions est la manifestation d’une dynamique d’uniformisation des corpus constitutionnels, de chercher à comprendre pourquoi certains systèmes (dont le système français) sont restés en marge du mouvement, ou encore de critiquer l’absence d’une telle liste dans la seule Constitution française du 4 octobre 1958. Pour être en mesure de se prévaloir d’un quelconque objectif, encore faut-il que le chercheur le définisse en pleine conscience.
B. Pourquoi est-il essentiel que le chercheur définisse en pleine conscience l’objectif de la recherche ?
Quelle que soit l’étude dont il est question, l’objectif poursuivi par le chercheur est toujours défini par le chercheur lui-même, en toute opportunité. Selon les cas, cet objectif est présent de manière plus ou moins précise à l’esprit du chercheur au départ de la recherche.
Face à un sujet qui n’est pas un sujet de droit comparé (soit parce qu’il s’agit d’un sujet de droit interne, soit parce qu’il s’agit d’un sujet dont le champ n’a pas encore été précisément délimité), le degré de précision avec lequel le chercheur est capable de définir l’objectif qu’il assigne à sa recherche est très variable : il peut avoir une idée très précise de cet objectif, comme il peut en avoir une idée extrêmement vague. Dans le dernier cas, le champ des possibles est ouvert et les premières recherches vont justement être consacrées à la définition de cet objectif.
Lorsque le chercheur prend la décision de mener une étude comparative, les choses sont différentes. Opter pour une démarche comparative est un choix qui ne peut jamais être le fruit du hasard. On l’a dit, c’est l’objectif poursuivi par le chercheur qui motive ce choix.
Pour sélectionner, parmi l’ensemble des objectifs disponibles, celui qu’il entend poursuivre, le chercheur tient naturellement compte des critères à l’aune desquels son travail sera évalué. Par exemple, dans le cadre d’une recherche doctorale, le thésard privilégiera l’objectif qui lui paraît le plus en adéquation avec les critères de qualification aux fonctions de maître de conférences arrêtés par le Conseil National des Universités. La possibilité de consacrer au sujet retenu une étude en volume, l’estimation approximative du temps qui devra être consacré à la recherche, ou encore l’intérêt du sujet tenant notamment à son originalité33Ce critère fait partie des « critères de qualification » présentés dans le Rapport annuel d’activités 2020 de la Section de Droit public (02) du Conseil National des Universités (en ligne). sont autant de facteurs qui devraient guider le choix du thésard.
Comme tout choix qu’opère le chercheur, le choix de l’objectif qu’il entend assigner à sa recherche peut être modifié en cours de route : il peut être conservé mais affiné, voire même complètement révisé. Ce choix est le résultat d’un arbitrage, d’une évaluation, et même d’une projection pourrait-on dire. Une fois l’objectif défini, les recherches effectuées le mettent à l’épreuve : elles peuvent en confirmer le potentiel ou au contraire en révéler les failles. Dans mon cas, j’avais initialement espéré tirer d’une étude comparative franco-australienne34Avec la Constitution française du 4 octobre 1958, la Constitution fédérale australienne du 1er janvier 1901 est l’un des rares textes constitutionnels contemporains qui ne disposent d’aucune liste formelle de droits et libertés. Comme dans la Constitution française, trouve-t-on, tout au plus, dans ce texte, quelques rares dispositions relatives aux droits et libertés une contribution à la connaissance à la fois compréhensive et critique de ce phénomène juridique isolé qu’est l’absence de listes de droits et libertés dans les constitutions formelles. Toutefois, mes recherches ont rapidement contrarié ces attentes. Le phénomène étudié dans les deux systèmes avait des origines, des manifestations, et était même promu à un avenir si différents que leur rapprochement s’apparentait davantage à une simple juxtaposition qu’à une véritable comparaison dont pouvaient être tirés de riches enseignements. Malgré le temps et les efforts investis, abandonner la démarche comparative pour une étude consacrée au seul système français35Ma thèse, en cours de rédaction, est intitulée La codification constitutionnelle des droits fondamentaux en France. Plaidoyer pour l’introduction d’un catalogue formel de droits fondamentaux dans la Constitution du 4 octobre 1958. s’est imposé avec la force de l’évidence.
Quoiqu’il en soit, il importe surtout de remarquer ici qu’il est essentiel que le chercheur définisse en pleine conscience l’objectif qu’il souhaite assigner à sa recherche avant d’entreprendre une étude comparative. Le chercheur qui y renonce s’expose à deux risques majeurs.
En premier lieu, il prend le risque de proposer une comparaison qui n’a aucun intérêt. La comparaison a un intérêt si elle est nécessaire, à tout le moins utile, pour atteindre un objectif défini. En ne prenant pas la peine de réfléchir à cet objectif au préalable, le juriste prend le risque de découvrir plus tard – pour ne pas dire trop tard, au mieux, que la démarche adoptée n’est pas la plus pertinente (parce qu’il aurait été, par exemple, plus pertinent de poursuivre un autre objectif, plus porteur, plus original) ; au pire, que la comparaison n’est pas pertinente du tout.
En second lieu, il va au-devant de sérieuses difficultés sur le terrain de la justification de sa démarche scientifique. La pertinence des choix du comparatiste ne peut, en effet, jamais être appréciée in abstracto, à l’aune de critères prédéfinis et invariables. Pour permettre à quiconque d’apprécier la pertinence de la comparaison proposée, le comparatiste doit être en mesure d’expliciter et justifier ses choix36M.-C. Ponthoreau, « Le droit comparé en question(s). Entre pragmatisme et outil épistémologique », op. cit., p. 18.. Pour cela, encore faut-il que les choix opérés soient réfléchis, raisonnés et pas complètement intuitifs, spontanés. Cette ultime remarque est bien la preuve que le droit comparé est un instrument dont le maniement exige temps et effort. Ce n’est qu’en payant ce prix que l’on peut valablement y recourir. De ce point de vue, l’on peut légitimement s’interroger sur l’opportunité de céder à la tendance en vogue consistant à exiger des thésards qu’ils intègrent systématiquement dans leur recherche une « dose de droit comparé ». Cette tendance expose, en effet, le thésard non-initié à la comparaison à des écueils qui pourraient lui être préjudiciables et réduit, de surcroît, le droit comparé à un simple exercice de style.