Prendre au sérieux les pratiques des juristes
Vincent RÉVEILLÈRE
Maître de conférences à l’Université d’Aix-Marseille, Laboratoire de théorie du droit
Résumé
Le formalisme, au sens des approches qui perçoivent le système juridique comme un système complet ou qui conçoivent l’interprétation et le raisonnement juridique comme particulièrement déterminé, a souvent été tourné au ridicule. Il est proposé dans cet article de le concevoir comme une pratique des formes possibles parmi d’autres et de le prendre au sérieux ou, pour le dire autrement, de le comprendre dans ses propres termes. Plutôt que de comparer le formalisme à des pratiques présentées comme complètement irrationnelles et absurdes, il est suggéré de tirer parti des travaux contemporains en sciences sociales, notamment sur la religion ou d’autres formes de croyances, pour changer de perspective sur les pratiques de juristes.
Mots-clés
Formalisme – raisonnement juridique – pratiques – Wittgenstein – Ross – tû-tû
Abstract
Formalism is here understood as a practice that relies on a representation of the legal system as complete and of adjudication as a mechanical exercise. Scholars have often criticised and even made a fool of formalism. Taking insights from recent works in anthropology and sociology, I argue that instead of assessing formalism from an external point of view, we should take its meaning for the participants in legal practice seriously, or to say it differently, we should understand formalism on its own terms.
Keywords
Formalism – legal reasoning – practices – Wittgenstein – Ross, tû-tû
Introduction
Le formalisme est au cœur de nombreuses controverses. Dans cette contribution, il n’est pas proposé de s’interroger sur la façon dont on peut le circonscrire, pas plus que de chercher comment il peut être opposé à d’autres approches ou d’évaluer sa pertinence. De façon différente, nous nous interrogerons sur la façon dont il est possible d’étudier le formalisme juridique, ou plus exactement, une certaine acception de ce que l’on désigne par formalisme juridique, comme une pratique des formes parmi d’autres pratiques des formes possibles. Ce questionnement s’inscrit dans une réflexion plus générale sur la manière dont on peut étudier les pratiques des juristes et se nourrira de travaux développés en anthropologie et en sociologie. À l’encontre d’une appréhension purement externe du formalisme, nous défendrons une compréhension interne de celui-ci, c’est-à-dire que nous proposons de le prendre au sérieux.
Le formalisme auquel nous nous intéresserons correspond aux trois dernières significations que peut revêtir le terme formalisme dans la recension faite par Véronique Champeil-Desplats, c’est-à-dire : e) la représentation du système juridique comme un système parfait, et donc complet et cohérence ; f) la représentation du raisonnement juridique comme prenant la forme d’un syllogisme ; g) la conception de l’interprétation comme une opération consistant à trouver le sens de la norme en elle-même, au détriment de la prise en compte d’autres facteurs1V. Champeil-Desplats, Méthodologies du droit et des sciences du droit, Paris, Dalloz, 2014, p. 48‑49.. En ce sens, le formalisme propose le plus souvent une vision essentialiste des concepts juridiques et produit une figure du juge s’inscrivant dans l’« idéologie de la décision liée »2« ideology of bound judicial decision-making », J. Wróblewski, The judicial application of law, Dordrecht ; Boston, Kluwer Academic, coll. « Law and philosophy library », 1992.. Il faut aussi ajouter que, s’il est souvent présenté comme très largement répandu chez les juristes, le formalisme est employé comme une étiquette désignant des approches très différentes et qu’il a souvent comporté une connotation négative, voire disqualifiante3En ce sens, M. Jori et A.-J. Arnaud, « Formalisme juridique », dans A.-J. Arnaud (dir.), Dictionnaire encyclopédique de théorie et de sociologie du droit, Paris, LGDJ, 1993, p. 269., mais que, depuis quelques décennies, il est de plus en plus revendiqué, dans une acception qui ne se limite toutefois pas à celle qui nous traiterons4V., notamment, F. Schauer, « Formalism », Yale Law Journal, 1988, vol. 97, p. 509‑548 ; E.-J. Weinrib, « Legal Formalism : On the Immanent Rationality of Law », Yale Law Journal, 1988, vol. 97, p. 949 ; P. Troop, « Why Legal Formalism Is Not a Stupid Thing », Ratio Juris, 2018, vol. 31, n° 4, p. 428‑443..
Le formalisme, dans le sens retenu, sera appréhendé comme une certaine pratique des formes. Les arguments en appelant à l’essence des concepts peuvent être vus comme un exemple caractéristique de celle-ci. Il en va par exemple ainsi des arguments tirant des conséquences de la nature du service public, de la propriété ou de la citoyenneté. De manière plus générale, on peut aussi considérer que le fait de reconstruire une évolution jurisprudentielle comme une évolution naturelle conduisant à la seule solution possible, pratique très commune, tant dans la justification du juge, que devant lui ou dans les manuels de droit, est une pratique formaliste au sens ici retenu. Le mode de rédaction typique du juge français, exposant essentiellement l’aspect déductif du raisonnement, masquant les évaluations faites par les juges et présentant la solution comme nécessaire est également une pratique traduisant une conception formaliste du droit5D. Baranger, « Sur la manière française de rendre la justice constitutionnelle », Jus Politicum, vol. 7, 2012 ; F. Malhière, La brièveté des décisions de justice : Conseil constitutionnel, Conseil d’État, Cour de cassation, Paris, Dalloz, 2013 ; P. Brunet, « Le style déductif du Conseil d’État et la ligne de partage des mots », Droit et société, n° 3, 2015, p. 545–561 ; V. Réveillère, « “Couvrez ces valeurs que je ne saurais voir” ». La discussion des valeurs au Conseil constitutionnel (1959-1985) », RDP, n° 2, 2015, p. 465‑498..
Dans le sens retenu, le formalisme est une pratique des formes, mais il ne s’agit que d’une pratique des formes parmi d’autres pratiques des formes possibles. Il faut, dans cette perspective, distinguer le formalisme de la mise en forme, qui revêt un caractère beaucoup plus général. On imagine difficilement que l’on puisse soutenir que le droit, à l’instar de nombreux autres domaines, puisse se déployer en dehors de formes6Ainsi, par exemple, Aldo Schiavone va jusqu’à décrire le droit comme une forme : « Le droit est une forme qui a envahit la modernité, dont il est rapidement devenu un élément irremplaçable, et c’est une forme inventée par les Romains ». A. Schiavone, Ius : l’invention du droit en Occident, trad. Geneviève Bouffartigue et Jean Bouffartigue, Paris, Belin, 2011, p. 13.. Ainsi, le contrôle de proportionnalité, dans sa version alexyenne, ne relève pas du formalisme au sens où nous l’entendons parce qu’il intègre la mise en balance de valeurs7R. Alexy, A theory of constitutional rights, trad. Julian Rivers, Oxford, OUP, 2010.. Néanmoins, tout instrumentaliste qu’il soit, il ne s’agit pas de dire que le contrôle de proportionnalité ne serait pas une pratique des formes singulière. Il commande une structure de raisonnement bien particulière et, si l’on peut discuter de son caractère contraignant, il contraint ce qui peut compter comme un bon argument dans un certain contexte. De même, la pratique de « l’argument politique », qui ne relève pas non plus du formalisme au sens où nous l’entendons, se déploie selon des formes bien déterminées en droit états-unien8C’est ce que s’attache à montrer D. Kennedy, A critique of adjudication (fin de siècle), Cambridge, Massachusetts, Harvard University Press, 1997..
Si le formalisme est une pratique, nous proposons, en nous inspirant de travaux portant sur d’autres pratiques, de le prendre au sérieux ou, pour le dire autrement, de le comprendre dans ses propres termes. La locution « prendre au sérieux » n’est pas ici une référence aux travaux de Dworkin9R. Dworkin, Prendre les droits au sérieux, trad. Marie-Jeanne Rossignol et Frédéric Limare, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Léviathan », 1995., mais à la démarche de l’enquête que nous suggérons d’adopter. Pour celle-ci, l’objet n’est pas de chercher les erreurs de raisonnement de la doctrine mais de s’interroger sur les discours des juristes, en prenant en compte la signification qu’ils revêtent pour les différents participants. Cette démarche s’inspire de travaux en anthropologie – le tournant de la croyance au rituel – et en sociologie – la prise au sérieux des discours proposée par la sociologie pragmatique et les études sur les sciences et les techniques (STS). Elle irrigue les travaux de l’anthropologue et juriste états-unienne Annelise Riles que nous mentionnerons largement. Enfin, elle s’oppose à une appréhension purement externe des pratiques formalistes qui, de façon réductionniste, ne les percevrait que comme le reflet de quelque chose de plus fondamental, les rapports de force politiques ou économiques, par exemple.
Il semble en effet que la doctrine ou la dogmatique soit parfois mal comprise de ceux qui proposent un discours externe cherchant à en corriger les erreurs. S’il peut y avoir dans ce mouvement quelque chose de l’épouvantail ou sophisme de l’homme de paille – la doctrine formaliste ainsi caricaturée devient une cible facile mais plus ou moins imaginaire –, on peut aussi penser qu’il y a là quelque chose de plus profond que des travaux développés dans d’autres domaines nous permettent de percevoir. À ce titre, il sera défendu que la critique que Wittgenstein fait du Rameau d’or de Frazer, à savoir la critique d’une lecture complètement externe et rationaliste des pratiques religieuses, peut être transposée aux travaux portant sur les pratiques juridiques10J.-G. Frazer, Le Rameau d’or, trad. P. Sayn et H. Peyre, Paris, Robert Laffont, 1981 ; L. Wittgenstein, « Remarques sur Le Rameau d’Or de Frazer », Agone, trad. J. Lacoste, no 23, 2000, p. 13‑31.. De même que les anthropologues ont négligé pendant trop longtemps de se demander si les « sauvages » croyaient vraiment en leurs rites et en leur magie, on peut se demander si la dénonciation du formalisme des juristes n’oublie parfois pas de se demander si les juristes croient, au sens fort, dans l’existence de ces entités que leurs discours mobilisent.
Il est proposé de montrer comment ce changement de perspective, consistant à prendre au sérieux les pratiques, peut aider les juristes à penser leurs propres pratiques de manière réflexive, et notamment à percevoir l’intérêt des formes qu’ils manipulent quotidiennement. Il convient de présenter de façon générale en quoi peut consister une enquête prenant au sérieux la pratique des formes juridiques (I), avant de montrer ce que cela implique dans le cas du formalisme (II).
I. Enquêter sur les formes en pratique
S’intéresser aux formes juridiques est parfois présenté comme une préoccupation futile par la littérature non juridique, alors que les juristes, qui utilisent les formes juridiques quotidiennement, n’en font le plus souvent pas l’objet d’une véritable enquête. Entre ces deux positions, il est proposé de faire des formes et de leurs pratiques un objet d’enquête (A). L’enquête peut revêtir des formes diverses, l’essentiel se trouve dans la perspective adoptée : prendre au sérieux les pratiques tout en faisant preuve de réflexivité (B).
A. Faire des formes un objet d’enquête
Les auteurs traitant du droit dans d’autres disciplines, ou revendiquant une approche externe du droit, ont parfois tendance à délaisser l’étude des concepts, des formes et des techniques juridiques. On peut trouver différentes raisons à cela. Les concepts juridiques sont parfois tenus pour quelque chose de superficiel. Ils ne seraient que ce qui se passe à la « surface » et n’indiqueraient rien de ce qui se passe en profondeur. Ensuite, les aspects les plus techniques du droit sont parfois simplement vus comme rebutants pour les auteurs qui ne sont pas juristes. Il est plus facile de trouver des travaux en sociologie ou en science politique portant sur des questions dont le contenu politique ou la dimension symbolique sont évidents, comme par exemple le mariage ou la citoyenneté, que sur des questions qui sont perçues comme plus techniques, telles que les critères du contrat administratif ou la justification des mesures constitutives d’une entrave en droit de l’Union européenne. Enfin, cela peut aussi s’expliquer par la neutralité qui est parfois prêtée aux formes juridiques ; réduites à de simples questions techniques, elles seraient dénuées de véritable enjeu.
Pour les approches juridiques plus classiques, usuellement présentées comme la doctrine juridique, la question se pose différemment. La difficulté n’est pas de prendre en compte les techniques, les formes et les concepts juridiques, mais d’entreprendre une véritable enquête, au-delà de la recherche des solutions qui peuvent être apportées à un problème juridique particulier, de l’effort de systématisation des normes juridiques ou de la suggestion de réformes. Lorsque les juristes proposent une réflexion sur le droit, il est commun qu’ils pensent devoir regarder ailleurs, délaissant alors les aspects les plus techniques de leur pratique usuelle. Ainsi est-il souvent proposé aux juristes d’aller « au-delà des techniques juridiques » ou de chercher « derrière » le droit pour donner une véritable « valeur ajoutée » à la recherche juridique11Par exemple, en droit de l’Union européenne, R. van Gestel et H.-W. Micklitz, « Why Methods Matter in European Legal Scholarship », European Law Journal, 2014, vol. 20, n° 3, p. 310 et 314.. Des concepts ou des techniques tels que les critères du contrat administratif ou la justification des mesures constitutives d’une entrave en droit de l’Union européenne sont tellement évidents qu’ils sont, en un sens, naturalisés ou réifiés ; les juristes sont immergés dans leur pratique au point que l’« étonnement devant le droit » risque de leur faire défaut12Nous transposons ici la formule de P. Amselek, « L’étonnement devant le droit », Archives de Philosophie du Droit, 1968, vol. 13, p. 163‑183.. Pour caricaturale qu’elle soit, l’image des études juridiques prises entre le « journalisme » et la « théologie », proposée de façon célèbre par Claude Lévi-Strauss, exprime bien cette alternative réductrice entre la pratique quotidienne du savoir juridique et le développement de grandes théories normatives à propos du droit13C. Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Paris, Plon, 1984, p. 55‑56. Pierre Schlag ne dit pas autre chose lorsqu’il dénonce la pratique de « l’analyse de jurisprudence journalistique [case-law journalism] » et la « pensée juridique prescriptive [normative legal thought] » dans les écoles de droit états-uniennes. P. Schlag, « Spam Jurisprudence, Air Law, and the Rank Anxiety of Nothing Happening (A Report on the State of the Art) », Georgetown Law Journal, 2009, vol. 97, p. 803..
De façon en apparence paradoxale, ce sont des travaux développés dans d’autres champs qui permettent de mieux voir l’intérêt qu’une étude des formes juridiques peut revêtir. Ainsi, Annelise Riles, s’appuyant sur la sociologie des sciences et des techniques et sur l’anthropologie de la connaissance, invite les approches culturelles du droit à « prendre en compte les aspects techniques du droit [taking on technicalities14A. Riles, « New Agenda for the Cultural Study of Law : Taking on the Technicalities », Buffalo Law Review, vol. 53, 2005, p. 973‑1033.] ». De même, Mariana Valverde met en évidence l’erreur qu’il y aurait à négliger ce qui se passe à la surface pour rechercher ce qui devrait se trouver en profondeur15M. Valverde, Law’s dream of a common knowledge, Princeton, Princeton University Press, coll. « Cultural lives of law », 2003, p. 11s. ; M. Valverde, « The Sociology of Law as a “Means against Struggle Itself” », Social & Legal Studies, 2006, vol. 15, no 4, p. 591‑597.. Si les formes juridiques peuvent être vues comme un terrain d’enquête prometteur, c’est toutefois à la condition de ne pas les percevoir comme de simples outils, totalement sous contrôle, utilisés pour atteindre des fins définies par avance dans d’autres termes. Elles sont, comme ces auteures l’expliquent, bien plus fascinantes que cela : elles participent à la constitution même des réalités sociales et juridiques qu’elles prennent pour objet. Inscrits dans une pratique culturelle, les formes et les concepts juridiques doivent être vus comme rendant possible, mais aussi comme limitant, ce que les acteurs peuvent dire ou faire, et même ce qu’ils peuvent vouloir dire ou vouloir faire.
Si les concepts et les formes juridiques présentent une dimension politique, il faut considérer, en reprenant une formule de la sociologie des sciences et des techniques, qu’ils sont de la politique par d’autres moyens16V., notamment, B. Latour, Pasteur : guerre et paix des microbes, Nouvelle éd., Paris, la Découverte, 2011.. L’expression traduit tant le refus d’une vision formelle du droit, pour qui « le droit est une science », qu’une approche purement politique ou stratégique, selon laquelle « le droit est simplement de la politique ». Il est possible d’accepter le caractère politique du droit, tout en reconnaissant l’importance de formes argumentatives spécifiquement juridiques, qui ne sont pas réductibles à une argumentation politique ou à toute autre forme d’argumentation. Appréhender le droit dans ses propres termes se distingue donc des approches culturelles, politiques ou critiques lorsqu’elles conçoivent les formes juridiques comme le simple reflet de forces plus profondes – ce qui ne va pas sans une certaine « fétichisation » du social17« Keen to expose and denounce formalist claims about law’s majestic sovereignty, critical legal scholars have tended to fetishize society, regarding law as an effect or a tool of social structures. » M. Valverde, Law’s dream of a common knowledge, op. cit., p. 10.. Cela ne correspond pas non plus aux approches doctrinales qui ont tendance à se concentrer sur l’interprétation et la systématisation du droit, aboutissant à une certaine fétichisation des formes et des concepts juridiques.
B. La diversité des enquêtes possibles
Pour mettre en œuvre une enquête sur les formes en pratique, de très nombreux terrains d’enquêtes sont envisageables. Au-delà des formes elles-mêmes, il est loisible au chercheur de s’intéresser à des acteurs très divers – des greffiers aux juges, en passant par les officiers d’états civils ou les destinataires du droit –, ainsi qu’à de nombreux matériaux – des décisions de justice aux logiciels utilisés par les juges en passant par le programme des formations juridiques ou les contrats types. Étudier ces différents matériaux et ces différentes pratiques peut conduire à des stratégies de recherches variées. Par exemple, dans son premier ouvrage, The Network Inside Out, Annelise Riles s’appuie sur une étude participative de la préparation et de la participation de représentants fidjiens à la quatrième conférence mondiale sur les femmes des Nations-Unis à Pékin18Elle poursuit dans cette ouvrage un travail entrepris pour sa thèse en anthropologie sociale réalisée sous la direction de Marylin Strathern. A. Riles, The network inside out, Ann Arbor, University of Michigan Press, 2000.. Pour un autre ouvrage, Collateral Knowledge, elle a mené une enquête de terrain pendant près d’une dizaine d’années sur les marchés financiers au Japon, en s’intéressant notamment à des acteurs et à des documents rarement étudiés19A. Riles, Collateral knowledge : legal reasoning in the global financial markets, Chicago ; Londres, University of Chicago Press, 2011. Pour une presentation et une discussion de la méthode, V. A. Riles, « Collateral Expertise : Legal Knowledge in the Global Financial Markets », Current Anthropology, 2010, vol. 51, n° 6, p. 795‑818..
Si les enquêtes poursuivies par Annelise Riles portent sur de nombreux matériaux, il est possible de faire jouer certaines de ses observations sur les « matériaux traditionnels » des juristes, c’est-à-dire, essentiellement, sur les énoncés normatifs ou les textes doctrinaux. En suivant la proposition faite par Alain Pottage, il s’agit de voir dans « les propres vestiges archéologiques du droit les ressources d’une réflexion sur la technique juridique »20« law’s own archeological remains the resources for a reflection on legal technique ». A. Pottage, « Law after Anthropology : Object and Technique in Roman Law », Theory, Culture & Society, 2014, vol. 31, n° 2‑3, p. 150.. Dans cette perspective, des recherches peuvent se limiter aux pratiques discursives prenant la forme d’un écrit et à la pratique personnelle des juristes : l’enseignement, la participation à des conférences, le conseil etc. C’est d’ailleurs ce que fait Annelise Riles dans certains travaux, comme dans son article programmatique : « New Agenda for the Cultural Study of Law : Taking on the Technicalities »21A. Riles, « New Agenda for the Cultural Study of Law : Taking on the Technicalities », op. cit.. Prenant le cas du droit des conflits de lois aux États-Unis, elle s’appuie sur des matériaux usuels pour tout enseignant-chercheur en droit : des textes normatifs et doctrinaux, ainsi que sa propre expérience d’enseignement.
Cette limitation a des avantages pour le juriste : ces matériaux sont les plus accessibles et ce sont ceux qu’ils sont habitués à travailler. Toutefois, cette familiarité peut aussi être dangereuse. Ce qui est crucial, au-delà des matériaux étudiés, est la perspective adoptée. C’est en ce sens que l’on peut parler d’enquête, même sur des textes, comme le font par exemple Luc Boltanski dans Enigmes et complots. Une enquête à propos d’enquêtes22L. Boltanski, Énigmes et complots : une enquête à propos d’enquêtes, Paris, Gallimard, 2012. ou Pierre Bayard dans Qui a tué Roger Ackroyd ?23P. Bayard, Qui a tué Roger Ackroyd ?, Paris, les éd. de Minuit, 1998.. La difficulté pour les juristes de travailler sur un matériau usuel est de faire preuve de réflexivité, c’est-à-dire de faire l’effort d’analyser les liens qui les unissent à leur objet d’étude et, d’une certaine façon, de se faire objet de leur propre enquête. Ainsi est-il particulièrement ardu d’analyser une certaine façon de penser, propre à un certain univers disciplinaire, alors que l’on est immergé dedans. C’est ce que montre Annelise Riles dans une réflexion sur le recours à l’anthropologie par les juristes des NAIL (New Approaches to International Law), soulignant la difficulté pour les juristes de ne pas penser en termes moyens/fins ou, pour reprendre ses termes, à se libérer de la « cage de fer » de l’instrumentalisme24A. Riles, « Anthropology, Human Rights, and Legal Knowledge : Culture in the Iron Cage », American Anthropologist, 2006, vol. 108, n° 1, p. 52‑65.. Cet instrumentalisme est une sorte de lieu commun dans la pensée juridique états-unienne, il n’en va pas nécessairement de même dans d’autres contextes où c’est au contraire le formalisme qui peut tenir lieu de mode de penser dominant.
Ainsi, la perspective proposée implique de changer le regard porté sur certaines pratiques. Plutôt que de juger de façon externe les éventuelles erreurs de raisonnement qui seraient commises par les juristes, il est proposé de prendre au sérieux leur pratique des formes, c’est-à-dire d’enquêter sur celles-ci en prenant en compte la signification qu’elles peuvent avoir pour ceux qui les utilisent. Il faut maintenant d’expliquer comment cette démarche peut s’appliquer au formalisme.
II. Prendre au sérieux le formalisme
Le formalisme est ici entendu au sens d’une pratique des formes reposant sur une représentation du système juridique comme parfait et sur une conception du raisonnement juridique s’inscrivant dans l’idéologie de la décision-liée. Il convient de présenter brièvement la critique externe du formalisme (A), avant de montrer ce que prendre au sérieux le formalisme implique, ce qui revient à faire une critique de la critique (B).
A. La critique externe du formalisme
Parmi les auteurs qui ont été le plus loin dans une conception formaliste du droit au sens entendu ici, il est possible de penser aux approches développées à la fin du XIXe siècle, aussi célèbres que caricaturées. Parmi elle, se trouvent les auteurs de langue allemande qui ont été regroupés sous le terme de Begriffsjurisprudenz [Jurisprudence des concepts]. Si la signification de ce terme fait l’objet de discussions, il est en général employé pour critiquer les auteurs qui défendent les trois thèses suivantes : il n’y a pas de lacune dans le droit ; le droit existant peut être réduit à un système de concepts logiquement organisés ; le droit nouveau peut être logiquement déduit de concepts supérieurs25H.-P. Haferkamp, Jurisprudence of Concepts, http://www.enzyklopaedie-rechtsphilosophie.net/inhaltsverzeichnis/19-beitraege/105-jurisprudence-of-concepts, consulté le 24 février 2020. Pour une présentation de ces auteurs, O. Jouanjan, Une histoire de la pensée juridique en Allemagne, 1800-1918 : idéalisme et conceptualisme chez les juristes allemands du xixe siècle, Paris, PUF, coll. « Léviathan », 2005 ; O. Jouanjan, « De la vocation de notre temps pour la science du droit : modèles scientifiques et preuve de la validité des énoncés juridiques », Revue européenne des sciences sociales, 2003, no 128, p. 129‑144.. Un pendant de cette Jurisprudence des concepts se trouve aux États-Unis avec le développement du formalisme symbolisé par l’orthodoxie Langdellienne. Celle-ci repose sur l’idée que le droit peut être réduit à l’articulation logique de quelques principes fondamentaux que l’on trouve dans les décisions des cours supérieures26Pour une présentation de la méthode par cas introduite par Christopher Columbus Langdell et ses collègues, N. Duxbury, Patterns of American jurisprudence, New York – Oxford, Clarendon Press – OUP, 1995, p. 14‑25. Pour une lecture différente, remettant radicalement en cause la distinction traditionnelle entre formalisme et réalisme, et proposant une autre vision de Langdell : B. Z. Tamanaha, Beyond the formalist-realist divide : the role of politics in judging, Princeton, Princeton University Press, 2010, chap. 2 à 4.. Comme son homologue allemand, le formalisme états-unien repose sur l’idée que c’est la « logique » et les concepts juridiques abstraits qui déterminent l’issue d’une décision27L. B. Solum, Legal Theory Lexicon 057 : Realist Deconstruction of Formal Legal Categories, Rochester ; New-York, Social Science Research Network, 2011.. En France, le formalisme prend notamment la forme de l’École de l’Exégèse, en droit privé, dès le début du XIXe siècle, puis de l’émergence d’une science du droit administratif, avec les premiers « faiseurs de systèmes28Sur ces courants, V. Champeil-Desplats, Méthodologies du droit et des sciences du droit, op. cit., p. 78s. et 94s. L’expression « faiseurs de systèmes » vient du Commissaire du gouvernement Chenot, CG Chenot, ccl sur Conseil d’État 10 février 1950, Gicquel, Rec., p. 100. Elle a été reprise de façon célèbre par J. Rivero, « Apologie pour les faiseurs de systèmes », Recueil Dalloz, 1951, p. 99. ». Ces approches, vues de façon idéal-typique, ont en commun de proposer une approche essentialiste des concepts juridiques et de défendre une figure du juge s’inscrivant dans l’« idéologie de la décision liée 29« ideology of bound judicial decision-making ». J. Wróblewski, The judicial application of law, op. cit. V. aussi R. Siltala, Law, truth and reason : a treatise on legal argumentation, Dordrecht, Springer, 2011 chapitre 9.». Si les concepts et les formes juridiques sont situés au cœur des préoccupations formalistes, ils ont tendance à être idéalisés ou naturalisés ; le juge ne serait là que pour les découvrir.
Les approches formalistes ont immédiatement fait l’objet de critiques vigoureuses. Rudolf von Jhering s’attaque frontalement à la Jurisprudence des concepts en imaginant, dans un des pamphlets les plus célèbres de la littérature juridique, le « paradis des concepts » auquel le théoricien du droit peut prétendre30Après avoir renié ses premiers écrits qui s’inscrivaient dans la Jurisprudence des concepts : R. von Jhering, « In the Heaven for Legal Concepts : A Fantasy », Temple Law Quaterly, 1985, vol. 58, p. 799.. Allant encore plus loin, la libre recherche scientifique de François Gény prend aussi pour cible le formalisme31V., notamment, F. Gény, Science et technique en droit privé positif : nouvelle contribution à la critique de la méthode juridique, Paris, Société du Recueil Sirey, 1930, vol. IV.. Les critiques sont également vives aux États-Unis, avec le développement des approches sceptiques et du réalisme juridique. Parmi d’autres, il est possible de penser à la critique du formalisme d’Oliver Wendell Holmes32O. W. Holmes, « The Path of the Law », Harvard Law Review, 1997, vol. 110, n° 5, p. 991‑1009., à la charge de Roscoe Pound contre la « jurisprudence mécanique33R. Pound, « Mechanical Jurisprudence », Columbia Law Review, 1908, vol. 8, n° 8, p. 605‑623. » ou à la dénonciation des « non-sens transcendantaux » de Félix Cohen34F. S. Cohen, « Transcendental nonsense and the functional approach », Columbia Law Review, 1935, vol. 35, n° 6, p. 821.. La critique de l’essentialisme se retrouve ensuite dans les célèbres textes de Herbert Hart et d’Alf Ross qui remettent en cause la façon dont leurs contemporains conçoivent les concepts juridiques, en soulignant le caractère futile et trompeur de questions telles que : « Qu’est-ce que l’État ? » ; « Qu’est-ce que la propriété ? » ; « Qu’est-ce qu’une personne morale35V. notamment, H. L. A. Hart, « Definition and Theory in Jurisprudence », Essays in Jurisprudence and Philosophy, OUP, 1983, p. 21‑48 ; A. Ross, « Tû-tû », Introduction à l’empirisme juridique : textes théoriques, traduit par E. Millard et E. Matzner, Bruxelles – Paris, Bruylant – LGDJ, coll. « La pensée juridique », 2004, p. 103‑116. ? ». Les opposants à l’essentialisme reprochent aux raisonnements reposant sur ces entités supposées de relever d’une « chosification »36« thingification » F. S. Cohen, « Transcendental nonsense and the functional approach », op. cit., p. 811 et 815. ou d’une « hypostase »37« hypostasis » A. Ross, On Law and Justice, Berkeley ; Los Angeles, University of California press, 1959, p. 179s. des concepts juridiques, ce qui serait sans doute aujourd’hui présenté sous l’étiquette de « réification »38Le terme, très communément utilisé, recouvre de nombreuses significations : H. F. Pitkin, « Rethinking reification », Theory and Society, 1987, vol. 16, n° 2, p. 263‑293..
Il faut noter que la critique recourt souvent au champ lexical du religieux ou de la magie pour caractériser les concepts essentialisés et l’attitude de ceux qui les utilisent. Cohen parle de la « jurisprudence théologique des concepts39Cette comparaison revient à de nombreuses reprises. V. notamment : F. S. Cohen, « Transcendental nonsense and the functional approach », op. cit., p. 830s. » ; Pound compare l’usage mécanique de concepts, devenus des « mots vides de sens », à l’emploi d’un talisman dans les Milles et Une Nuits40« empty words », « Like Habib in the Arabian Nights, we wave aloft our scimitar and pronounce the talismanic word. ». R. Pound, « Mechanical Jurisprudence », op. cit., p. 621. ; Ross, dans une célèbre parabole, dénonce les croyances « magiques » de ses contemporains en les mettant sur le même plan que les « croyances » d’une tribu imaginaire habitant une île du pacifique Sud41En parlant de magie, il reprend les termes du philosophe du droit suédois Axel Hägerström, A. Ross, « Tû-tû », op. cit., p. 103.. Dans la tribu imaginée par Ross, contrevenir à certains tabous conduit à l’état de « tû-tû », « conçu comme une sorte de force dangereuse, ou comme une infection qui s’attache au coupable et qui menace la communauté toute entière d’un désastre42Ibid. ». Un tel état implique l’obligation de se soumettre à une cérémonie de purification43Ibid.. L’anthropologue mis en scène dans l’article perçoit l’état de tû-tû comme la « croyance » d’un peuple encore « au stade de la superstition la plus obscure », alors qu’« il va de soi » pour l’anthropologue, Ross et le lecteur auquel il s’adresse, éclairés par la science moderne, que « tû-tû n’est rien du tout »44Ibid.. La critique, dont la puissance est décuplée par la satire, repose sur l’idée que les juristes, comme les « sauvages », croient dans des formes imaginaires telles que le droit de propriété.
En mettant en scène un anthropologue et des « sauvages », Ross, comme l’avait déjà fait Cohen, opère un rapprochement entre l’anthropologie des religions et l’étude de la doctrine juridique45Cohen suggère l’intérêt des approches fonctionnalistes en anthropologie des religions pour l’étude du droit. F. S. Cohen « Transcendental nonsense and the functional approach », op. cit., p. 830s.. Ce rapprochement peut être repris, mais dans un but très différent ; il nous permet de souligner les limites d’un jugement externe qui perçoit les pratiques rituelles comme des croyances erronées.
B. La critique de la critique externe
Dans ses notes posthumes sur le Rameau d’or de James George Frazer46L. Wittgenstein, « Remarques sur Le Rameau d’Or de Frazer », Agone, traduit par J. Lacoste, 2000, n° 23, p. 13‑31., Ludwig Wittgenstein critique vigoureusement le recours à un jugement purement externe. Dans l’ouvrage commenté, souvent perçu comme un travail précurseur de l’anthropologie des religions, Frazer présente les conceptions magiques et religieuses des « sauvages » qu’il étudie comme des croyances erronées, puisque démenties par la science moderne47J. G. Frazer, Le Rameau d’or, traduit par P. Sayn et H. Peyre, Paris, Robert Laffont, 1981.. Wittgenstein explique que cette analyse externe du phénomène religieux n’est pas satisfaisante parce qu’elle traduit l’incapacité de son auteur à comprendre qu’une pratique rituelle ne doit pas être nécessairement saisie sous le mode de la croyance :
« Frazer est beaucoup plus “sauvage” que la plupart de ses sauvages, car ceux-ci ne seront pas aussi considérablement éloignés de la compréhension d’une affaire spirituelle qu’un Anglais du vingtième siècle. Ses explications des usages primitifs sont beaucoup plus grossières que le sens de ces usages eux-mêmes.48L. Wittgenstein, « Remarques sur Le Rameau d’Or de Frazer », op. cit., p. 19. »
Par exemple, transpercer l’image de son ennemi ne s’explique pas forcément par la croyance que cette action va avoir un effet sur celui-ci.
« Le même sauvage qui, apparemment pour tuer son ennemi, transperce l’image de celui-ci, construit sa hutte en bois de façon bien réelle et taille sa flèche selon les règles de l’art, et non en effigie»49Ibid., op. cit., p. 16..
Ces pratiques rituelles, explique Wittgenstein, sont également présentes dans les sociétés occidentales modernes. Lorsque, furieux, je frappe la terre de mon bâton, ou lorsque j’embrasse l’image de l’être aimé, explique-t-il, ces actes ne s’expliquent pas par la croyance que la terre est responsable de quelque faute ou que la personne représentée par l’image ressentira quelque chose50Ibid., p. 22 et 15.. L’acte rituel ne peut pas nécessairement être expliqué en lui assignant une fonction ou une finalité déterminée en dehors d’un certain contexte social et culturel51Sur cette question, J. Bouveresse, « Wittgenstein critique de Frazer », Agone, 2000, n° 23, p. 37..
Il faut rendre justice à Ross ; sa position n’est pas celle de Frazer. En effet, s’il présente l’état de tû-tû ou la propriété telle qu’elle est conçue par ses contemporains comme des croyances erronées, il s’interroge sur le fait de savoir si « de bonnes raisons, des raisons rationnelles », peuvent être avancées pour maintenir la présentation des règles de droit recourant à de telles entités52De façon assez similaire, Cohen défend une approche fonctionnelle de ces croyances, F. S. Cohen, « Transcendental nonsense and the functional approach », op. cit., p. 830s.. Des mots comme « propriété », remarque Ross, permettent d’exprimer des prescriptions et des assertions de façon économique, ils sont vus comme des « outils de présentation »53A. Ross, « Tû-tû », op. cit., p. 111..
Il n’invite donc pas à s’en débarrasser, contrairement au missionnaire suédois imaginé par Ross dans l’article, qui avait tenté de faire abandonner leurs superstitions à ses habitants54Comme le souligne Éric Millard, celui-ci figure Vilhelm Lundstetd. V. ibid., p. 108, note 5. Lundstedt a proposé une version extrême du réalisme et dénoncé de façon radicale toute approche métaphysique. Pour une appréhension de cette approche dans son contexte, R. Cotterrell, « The Politics of Jurisprudence Revisited : A Swedish Realist in Historical Context », Ratio Juris, 2015, vol. 28, n° 1, p. 1‑14.. Toutefois, l’approche adoptée dans Tû-tû reste sujette à la critique de Wittgenstein dans la mesure où le cadre d’analyse de Ross est imposé aux pratiques qu’il propose d’observer de façon complètement externe. Les discours étudiés ne sont pas pris au sérieux, mais lus au prisme de la rationalité de l’auteur danois. Pour que tû-tû ait un sens, il faut, pour Ross, qu’il réponde à un but, à une fonction. Ce faisant, il évacue toute dimension symbolique ou rituelle, laissant de côté la signification qu’il peut avoir pour les « sauvages ».
Les travaux développés en anthropologie des religions sont utiles pour expliquer la perspective qui peut être adoptée sur les objets du droit et les pratiques des juristes. Plutôt que de juger de façon externe les erreurs de raisonnement qui seraient commises par les juristes, il est proposé de prendre au sérieux leurs pratiques des formes, c’est-à-dire d’enquêter sur celles-ci en prenant en compte la signification qu’elles peuvent avoir pour les différents participants à la pratique discursive. Dans le cas du formalisme, on peut penser que, comme les anthropologues ont négligé pendant trop longtemps de se demander si les « sauvages » croyaient vraiment en leurs rites et leur magie, la dénonciation du formalisme et de l’essentialisme n’oublie parfois pas de se demander si les juristes croient, au sens fort, dans l’existence de ces entités que leurs discours mobilisent. C’est ce que fait remarquer Annelise Riles, lorsqu’elle s’étonne, à propos du débat sur l’universalisme du « rule of law » : « Quelqu’un peut-il vraiment croire cela ? »55« Could someone really believe this ? », A. Riles, « An Ethnography of Abstractions ? », Anthropology News, septembre 2000, vol. 41, n° 6, p. 100..
Il serait sans doute naïf de penser que les juristes pensent que le juge n’a pas de pouvoir de décision, que le langage est complètement déterminé ou que les concepts juridiques existent dans un paradis éthéré parce qu’ils argumentent parfois comme si tel était le cas. Lorsqu’un acteur affirme devant le juge qu’il est de la nature de la propriété d’impliquer tel ou tel droit, il ne croit pas nécessairement, au sens fort, qu’il soit possible de pénétrer dans « l’essence cachée » des choses. De façon plus générale, comme le montrent des travaux d’inspirations différentes – on pense notamment à ceux de Jeanne Favret-Saada sur la sorcellerie dans le bocage56J. Favret-Saada, Les mots, la mort, les sorts, Paris, France, Gallimard, 1985., à ceux de Paul Veyne sur les mythes de l’antiquité grecques57P. Veyne, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? essai sur l’imagination constituante, Paris, France, Éditions du Seuil, 1983. ou à ceux de Wiktor Stoczkowski sur la croyance aux extraterrestres58W. Stoczkowski, Des hommes, des dieux et des extraterrestres : ethnologie d’une croyance moderne, Paris, France, Flammarion, 1999. – ces pratiques sont bien plus complexes et l’alternative qu’une lecture externe propose, entre croire et ne pas croire, largement insuffisante. On peut d’ailleurs se demander si, comme le « mythe d’un paysan crédule et arriéré » dans la littérature sur la sorcellerie, le mythe du juriste formaliste, croyant naïvement dans la vérité des formes et la certitude du droit, ne tient pas essentiellement le rôle de « l’image inversée du savant »59J. Favret-Saada Les mots, la mort, les sorts, op. cit., p. 18..
S’il ne la formule pas dans ces termes, la critique qu’adresse Yan Thomas aux approches historiques négligeant les constructions des juristes rappelle les remarques de Wittgenstein. Parlant de la « fiction unitaire dans les exposés traditionnels du droit romain », il explique que :
« [à] la récuser comme fausse, on manque de savoir le rôle qu’elle joue dans la représentation juridique d’un droit considéré comme exemplaire ; on oublie que de tels artifices assurent l’efficacité d’un discours dogmatique qui ne peut faire l’économie de ces montages »60Y. Thomas, « La romanistique et la notion de jurisprudence », op. cit., p. 153..
De même, on ne saurait rendre compte des concepts juridiques en se débarrassant des formes que les juges ou d’autres acteurs mobilisent pour les construire. Renoncer à étudier les formes au nom de leur artificialité et se limiter à présenter les pratiques formalistes comme exprimant des croyances vulgaires et arriérées reviendrait à manquer une dimension fondamentale de la pratique juridique et du savoir des juristes. La critique de l’essentialisme et du formalisme est désormais largement acceptée. Il ne s’agit pas de la remettre en cause dans le cadre d’un débat sur l’approche du langage en philosophie, mais simplement de dire qu’elle ne doit pas conduire à négliger le rôle des arguments essentialistes et des arguments reposant sur l’idéologie de la décision liée dans les pratiques juridiques, et que ce rôle ne peut être simplement réduit à exprimer le sens de l’intérêt ou de la stratégie des acteurs, comme l’enseigne la sociologie pragmatique61L. Boltanski et L. Thévenot, De la justification : les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, 1991. L’intérêt que présente la sociologie pragmatique pour les juristes a été souligné par différents travaux récents. Sans pouvoir développer la question ici, mentionnons : V. Champeil-Desplat, J. P orta et L. Thévenot (dir.), Modes de normativité et transformations normatives, Institut Francophone pour la Justice et la Démocratie, 2020 (aussi accessible en ligne sur le site de la Revue des Droits de l’Homme, n° 16, 2019) ; L. Zevounou, « Sociologie pragmatique et théorie du droit : pour un programme de recherche commun », Droit et société, n° 99, n° 2, 2018, p. 491‑504 ; D. Tsarapatsanis, « Representative Legislatures, Grammars of Political Representation, and the Generality of Statutes », Ratio Juris, vol. 31, n° 4, 2018, p. 444‑459 ; V. Réveillère, Le juge et le travail des concepts juridiques : le cas de la citoyenneté de l’Union européenne, Institut Universitaire Varenne – LGDJ, 2018.
Conclusion
Ainsi, plutôt que de juger de façon externe les erreurs des juristes, il est possible de prendre au sérieux leurs pratiques des formes, c’est-à-dire, pour reprendre les termes d’Annelise Riles, de chercher à « comprendre la connaissance juridique dans ses propres termes, incluant sa signification et son attrait du point de vue des différents acteurs juridiques »62« understand legal knowledge on its own terms, including its significance and appeal from various legal actors’ own point of view. » A. Riles, « Legal Knowledge », D. S. Clarke (dir.), International Encyclopedia of Law and Society, 2007, p. 885‑888.. Pour le dire en un mot, plutôt que de comparer celui-ci à des pratiques présentées comme complètement irrationnelles et absurdes – les croyances des « sauvages » dont parle Ross – il est suggéré de tirer parti des travaux contemporains en sciences sociales, notamment sur la religion ou d’autres formes de croyances, pour de changer de perspective sur les pratiques de juristes.
Nous nous sommes limités à esquisser des pistes pour un programme de recherche qui pourrait être mis en oeuvre de nombreuses façons et qui peut aller bien au-delà de l’étude du formalisme63Pour une application dans le cas de la controverse se déroulant devant la Cour de Justice de l’Union Européenne, V. Reveillere, « Inquiring into Conceptual Practices : Legal Controversy at the Court of Justice of the European Union », M. R. Madsen, F. G . Nicola et A. Vauchez (dir.), Researching the European Cour of Justice : Methodological Shifts and Law’s Embeddedness, Cambridge University Press (à paraître).. Ce qui nous semble central est la revalorisation de l’enquête comme démarche, ce qui peut conduire à une étude de terrain, comme cela se fait couramment en anthropologie ou en sociologie, mais ce qui peut aussi mener à travailler dans une nouvelle perspective sur des matériaux usuels pour les juristes. Le plus difficile, pour le juriste étudiant les pratiques des juristes consiste certainement à penser, pour parler comme Jeanne Favret-Saada, sa « place » dans cette enquête de façon réflexive. Dans le sillage de la sociologie pragmatique, il nous semble que cette réflexivité ne doit pas prendre la forme d’une rupture avec le sens commun – par le développement d’un point de vue purement externe – mais celle d’un autre degré d’une réflexivité que l’on trouve déjà dans les pratiques observées64En ce sens, C. Lemieux, La sociologie pragmatique, Paris, La Découverte, 2018, p. 12..