Sélectionner une page

Jean-Louis BERGEL

Professeur émérite d’Aix-Marseille Université

 

 

Introduction

Frédéric Rouvière a ouvert cette journée de travail en dénonçant un paradoxe : les concepts sont partout, mais ne sont étudiés nulle part. Autrement dit, à l’inverse de l’Arlésienne dont on parle toujours mais qu’on ne voit jamais, les concepts, on les voit toujours mais on n’en parle jamais. Au cours de ce séminaire consacré aux concepts juridiques, nous avons tous traité de ce que nous ne connaissons pas, puisque nos débats ont été dominés par cette question lancinante : « Qu’est-ce qu’un concept ? ». Il est alors toujours difficile de parler utilement de ce que l’on ne connaît pas.
Il faut, dès lors, savoir si, en fin de journée, nous sommes parvenus à découvrir ces fameux concepts. Je vous surprendrais si je répondais par l’affirmative. Nous n’avons cessé d’agiter des idées au gré des contributions passionnantes des intervenants, de confronter des thèses nombreuses et diverses, parfois difficiles à concilier, mais nous n’avons que fort peu progressé vers la définition même des concepts…
Les concepts posent le problème fondamental qu’évoquait F. Gény qui se montrait très circonspect à l’égard des concepts en général et des concepts juridiques en particulier dont il dénonçait les risques d’abstraction, d’artifice et de déformation de la réalité, mais constatait qu’on ne peut s’en passer et qu’il faut donc bien y avoir recours.
À travers la confrontation des points de vue juridique, philosophique et anthropologique de la matinée, on ne peut manquer d’observer ce besoin impérieux de concepts juridiques, alors même qu’on peine à définir les concepts en général… Je ne peux m’empêcher de penser à la fameuse formule de Lavoisier : « rien ne se perd, rien ne se crée, mais tout se transforme ».
Les concepts, en droit, se créent par la pensée et par le réel. Je ne crois pas qu’ils se perdent, mais qu’il y a, au contraire, une certaine permanence et une certaine universalité de nombreux concepts juridiques tels que l’État, le juge, la propriété, le contrat… et que ces concepts juridiques ne cessent de se transformer avec les réalités qu’ils recouvrent. J’ai dès lors l’impression que, tout au long de cette journée, il y a eu, en définitive, deux débats qui ont permis, sinon de résoudre les questions substantielles que l’on s’est posées dès le départ, d’en nourrir cependant la discussion.

Si l’on s’en tient au contenu des développements de nos orateurs et non à leur chronologie, le premier de ces débats a porté sur la <u>confrontation du concept et du réel</u>, ce qui a conduit à s’interroger sur les <u>fonctions des concepts en droit</u> : il semble résulter de l’ensemble des contributions et des discussions de cette journée que les concepts juridiques ont à la fois une fonction cognitive et une fonction opératoire qui peuvent permettre de dépasser finalement la problématique de leur abstraction ou de leur matérialité.

Pour faire court, je m’en tiendrai ici à ces deux aspects de nos travaux.

I. La confrontation du concept et du réel

Franck Haid s’est demandé si le concept n’est « qu’une question de mots », si l’on ne pense qu’à travers le langage ou si l’on pense par des réalités. Il s’agit bien là d’une question essentielle. Certes, pour Raphaël Encinas de Munagorri, « un concept est un concept ; il peut être utilisé dans n’importe quel domaine » et il n’y a pas, en soi, de concept juridique : le problème est celui de la distinction du droit et des faits. Mais, pour lui, il n’y a pas de différence conceptuelle entre le droit et les faits.
Le débat sur les concepts juridiques serait donc clos d’emblée. J’en retiendrais néanmoins qu’un concept ne se conçoit guère que par une transdisciplinarité dont les concepts juridiques pourraient n’être que l’une des expressions, mais celle qui, en tant que juristes, nous intéresse le plus directement.

Valentin Petev a alors posé la question de l’ontologie du droit par l’intermédiaire de son langage. Cela est judicieux, car il s’agit bien là de cette partie de la métaphysique qui s’applique à l’être en tant qu’être, indépendamment de ses déterminations particulières. Autrement dit, si l’on recherche l’ontologie du concept, c’est un concept « idéal » ou « idéel » qui n’est pas forcément matérialisé par des applications particulières et diversifié en fonction de celles-ci. Il n’en est pas moins vrai, selon Valentin Petev, que l’accès à la réalité extérieure n’est possible que par l’intermédiaire du langage et que le processus de connaissance n’est lui-même accessible que par le langage, les concepts et l’expérience, de sorte que les concepts, même
abstraction faite du réel, s’appuient au moins sur un média, un véhicule qui est le support du langage.

Or, Isabelle Pariente-Butterlin considère qu’il faut envisager la généralité des concepts en même temps que la généralité des normes. Elle a ainsi esquissé une sorte de circulation entre les concepts proprement dits et leurs différentes expressions. Entre leur emprise sur les cas qu’ils n’ont pas prévus et la généralité des normes auxquelles on aboutit, ce processus circulaire pose la question de savoir si les concepts juridiques ont obligatoirement un contenu factuel ou s’ils ne sont que des représentations.
Xavier Bioy a, quant à lui, illustré cette confrontation du concept au réel à propos de la personne humaine en considérant qu’il s’agit d’un concept émergé en marge de la personnalité juridique pour traduire une réalité et non une fiction, l’originalité de ce concept étant de constituer un réceptacle pour un discours. Ainsi le concept juridique serait à la fois un véhicule sémantique et le support de droits et d’obligations. Au-delà de l’étiquette posée sur une abstraction, ce serait aussi une source de compréhension du droit en général.

Jean-Yves Chérot, envisageant l’analyse conceptuelle dans les divers courants de l’empirisme juridique, a également évoqué l’idée selon laquelle un mot ne se conçoit pas sans une réalité adjacente ou qui lui est inhérente. Albane Geslin, dans son analyse anthropologique, a rappelé que les autochtones n’avaient pas, à l’origine, de concept de droit et que celui-ci n’a été importé chez eux que par la suite, à travers notre vision du monde, par une sorte de « colonisation ». Cela pose évidemment la question des fonctions des concepts juridiques.

 

II. Les fonctions des concepts juridiques

Puisqu’on a du mal à définir les concepts en eux-mêmes, il convient de rechercher à quoi ils servent. Au cours des discussions, Eric Millard a dit qu’ils servent à qualifier. Ils ont donc d’abord une fonction opératoire. Par ailleurs, Frédéric Rouvière a insisté sur leur utilité de connaissance. Ils ont en réalité, selon moi, à la fois, une fonction cognitive et une fonction opératoire. Cela rejoint l’opinion de Valentin Petev qui a évoqué la fonction « pragmatique » des concepts dans la
mesure où le langage guide nos actions.
La fonction des concepts renvoie alors à leur notion. Le concept de concept se détermine par rapport aux notions et aux principes, afin de savoir s’il s’y identifie ou s’il s’en distingue. Christiane Peyron-Bonjan a estimé qu’il y a des différences entre eux car les principes seraient des « outils de régulation » pour l’usage des catégories, alors que les concepts sont descriptifs et se caractérisent par leur pouvoir de compréhension.
Il faut dès lors confronter les concepts, les catégories et les principes, notamment pour voir s’il y a entre eux une certaine hiérarchie et si le concept l’emporte sur la catégorie ou, inversement, si c’est la catégorie qui l’emporte sur le concept,
sachant que la catégorie peut elle-même constituer un concept. William Dross a tenté de répondre de façon très concrète à cette interrogation, dans une perspective purement juridique. Il a souligné qu’en droit, les concepts sont permanents mais que leur signification est très évolutive. Selon lui, la notion sert à décrire quelque chose et, par exemple, à apprécier la validité d’un contrat et il faut associer les notions et les principes pour parvenir à des règles, tandis que les catégories permettent de
découper et de classer des réalités.
À vrai dire, on a peut-être tort de comparer les concepts aux principes qui procèdent, selon les cas, d’un raisonnement inductif et d’un raisonnement déductif. Lorsqu’ils sont posés par une norme, les principes impliquent par déduction des conséquences
déterminées parce qu’ils ne sont que des règles plus générales que d’autres. Mais, très souvent, les principes, ne sont pas explicitement édictés par une disposition normative et ne sont, selon l’expression de Carbonnier, qu’en « suspension » dans le droit dont ils traduisent l’esprit, si bien qu’on les y en extrait par induction pour les identifier avant de les appliquer. La question des principes est alors très différente de celle des concepts qu’ils mettent en œuvre.
Les concepts sont donc fondamentaux pour la pensée juridique, pour l’expression de la connaissance et pour l’application du droit. François Colonna d’Istria considère que le concept est une définition de choses dont il forme la synthèse et procure un argument si bien qu’il est « légitimatoire ».

Il me semble que le concept comporte une sorte de neutralité, en ce sens qu’il constitue une enveloppe dans laquelle peuvent se glisser des contenus très divers. Les concepts juridiques peuvent absorber des réalités factuelles multiples et souvent encore insoupçonnées, issues de situations concrètes innombrables et de données provenant de toutes les autres disciplines. Ils se caractérisent par des contenus spécifiques et des finalités propres et ne sont que des concepts particuliers parmi beaucoup d’autres. Ils s’intègrent donc dans l’approche conceptuelle la plus générale, mais se distinguent par leur « fonctionnalité » propre. Hélène Thomas a observé qu’il en est toujours ainsi « en sciences sociales ». Evoquant certaines approches constructivistes, elle estime que « le concept, c’est quelque chose qui sert à penser et à agir ».

On en revient donc bien à la fonctionnalité des concepts.

Mais de quelle fonctionnalité s’agit-il ?

Pour Eric Millard, le concept est essentiellement un outil de communication. Il a dans les décisions juridiques et dans la doctrine ou la dogmatique un certain nombre de fonctions qui servent de liaison entre les faits, leurs conditions et leurs
conséquences juridiques. C’est un outil de communication qui utilise des mots pour les assortir de conséquences. Ainsi, les concepts remplissent des fonctions « directives » et sont donc, par hypothèse, opératoires. Olivier Tholozan appelait que, pour
Santi Romano, l’ordre juridique correspond à un « commandement » et à un « agencement » et soulignait que, pour Hauriou, le concept d’institution était central. Mais Hauriou opérait une distinction claire entre des institutions-organismes et des institutions-mécanismes qui n’avaient pas la même fonction. L’institution-organisme traduisait pour lui une réalité institutionnelle comme, par exemple, l’État ou ses organes. Les institutions-mécanismes, qui constituent aussi des concepts, ont également un certain nombre de fonctions particulières. On peut songer, notamment, au formalisme qui est un instrument de protection : « mystique » jadis ou seulement juridique maintenant, il se justifie bien par sa fonctionnalité, quelles que soient les formes qu’il revêt.

Esquisse de conclusion ?

En définitive, en droit, l’agencement des concepts, des catégories et des principes ne procède-t-il pas d’une analyse systémique par laquelle ils s’articulent, selon leurs fonctions respectives, au sein d’un ensemble cohérent, en constantes interactions. On a dit, parfois même en le caricaturant, que le système juridique serait un réseau de concepts.
On en revient alors à cette idée fondamentale de cohérence du droit qui me paraît être la pierre angulaire du système juridique, même s’il peut paraître quelque peu illusoire de soutenir que le droit est toujours cohérent. Il est évident que le droit comporte des incohérences. Mais le réseau de concepts sur lesquels il repose permet justement d’en restaurer la cohérence lorsqu’elle fait défaut, grâce à une forme de communication particulière des concepts et de leurs relations avec les normes. Il y a là des exigences théoriques et pratiques d’harmonie et de sécurité juridique. Cela doit servir à résorber les lacunes, les contradictions et les incohérences qui risquent de polluer l’ordre juridique. C’est dans la « neutralité » des concepts juridiques que réside, au delà de leurs fonctions traditionnelles, leur rôle d’instruments de mise en cohérence du système juridique qui éclaire leur définition fonctionnelle, sinon substantielle.
Faute de réponse globale à toutes les questions relatives à l’essence même des concepts en droit, il n’est pas iconoclaste d’en proposer une analyse fonctionnelle…
Ce sont, en tout cas, des outils de communication du droit qui revêtent à la fois une fonction cognitive du droit face au réel et une fonction opératoire…

Share This
Aller au contenu principal