Quand la science de l’Homme pensait le droit
Laetitia GUERLAIN
Université de Bordeaux, Institut de recherche Montesquieu
Résumé
Cette contribution éclaire l’une des tentatives de formalisation de la rencontre entre droit et anthropologie de la fin du XIXe siècle. Elle restitue les enjeux de l’invention, par le médecin Léonce Manouvrier, de l’expression « anthropologie juridique », entendue comme l’application au droit des résultats de la science de l’Homme. Ce dernier entendait substituer au droit naturel classique un droit fondé sur la nature de l’Homme telle que découverte par l’anthropologie. L’article éclaire l’incompréhension relative que cette proposition suscita dans le monde des juristes.
Mots-clés
Anthropologie physique – droit naturel – légistique – Manouvrier – Otlet – Tarde – Broca – science de l’Homme – Comte – classification des sciences – anthropologie juridique – Société d’anthropologie de Paris
Abstract
This contribution sheds light on one of the attempts to formalize the encounter between law and anthropology at the end of the 19th century. It restores the stakes of the invention, by the physician Léonce Manouvrier, of the expression « legal anthropology », understood as the application to law of the results of anthropology. Manouvrier intended to replace classical natural law with a law based on the nature of Man as discovered by anthropology. The article sheds light on the relative incomprehension that this proposal aroused in the academic legal world.
Keywords
Physical anthropology – natural law – legistics – Manouvrier – Otlet – Tarde – Broca – social and human sciences – Comte – classification of science – legal anthropology – Société d’anthropologie de Paris
Introduction
À l’heure de l’injonction de plus en plus forte à l’interdisciplinarité, de nombreuses voix s’élèvent continûment pour déplorer le manque de dialogue entre le droit et les autres sciences humaines et sociales1Il conviendrait peut-être de dresser un bilan nuançant ce constat sans doute exagérément pessimiste, tant, ces dernières années, les préoccupations épistémologiques des juristes se sont accrues et les réflexions foisonnent sur ce sujet épineux, comme en témoigne le présent dossier. D’un autre côté, les collègues évoluant dans d’autres champs disciplinaires que le droit commencent à prendre celui-ci au sérieux pour ce qu’il est, et non comme une simple toile de fond ou comme un simple contexte encadrant la vie sociale. Voir, par exemple, les dossiers de revues suivants : le dossier « Les objets du droit », proposé par la revue Enquête. Anthropologie, histoire, sociologie, n° 7, 1999 ; le dossier « Penser avec le droit », proposé par la revue Tracés. Revue de sciences humaines, n° 27, 2014 (et en particulier l’introduction : G. Calafat, A. Fossier et P. Thévenin, « Droit et sciences sociales : les espaces d’un rapprochement ») ; le dossier « Usages du droit » proposé par la Revue d’histoire du xixe siècle, n° 48, 2014 (et en particulier l’introduction du dossier : L. Guignard et G. Malandain, « Introduction : usages du droit dans l’historiographie du xixe siècle », p. 9-25) ou encore le dossier « Justices ultramarines » de la revue Ethnologie française (vol. 48, 2018/1).. Loin d’être le propre de notre époque, ce constat de relative ignorance réciproque n’est pas neuf. Après le temps de la circularité des savoirs humanistes au XVIe siècle, puis de l’encyclopédisme des Lumières, le XIXe siècle pâtit de la légende noire d’une ère de repli sur eux-mêmes des différents savoirs. Leur découpage disciplinaire et leur institutionnalisation progressive obéissent à la nécessité de compartimenter des connaissances devenues trop nombreuses pour pouvoir être appréhendées dans leur globalité.
Pas plus que les autres savoirs, le droit n’échappe pas à ce repli. Aux alentours des années 1860-1880, la science juridique exégétique du premier XIXe siècle subit de nombreuses attaques de la part d’un petit groupe de juristes soucieux de rénover une science du droit accusée de formalisme, de stérilité et d’aveuglement face au vieillissement des codifications napoléoniennes, dont de nombreuses dispositions apparaissent inaptes à s’adapter aux nouvelles réalités économiques et sociales du temps. Ces juristes « trublions » (A.-J. Arnaud) sont un petit groupe à souhaiter faire de la science juridique, non plus une simple science de l’interprétation des textes, mais une véritable science de gouvernement, informée par la sociologie, l’économie, l’anthropologie, la philosophie, voire la théologie.
Se pensant en guides du législateur, des juristes comme Raymond Saleilles, François Gény, Maurice Hauriou, Léon Duguit ou Édouard Lambert interviennent dans les débats intellectuels du siècle au-delà de la seule sphère juridique pour participer, à leur manière, à la réflexion sociale. C’est le sens de la création de nombreux espaces para-législatifs qui fleurissent en cette seconde moitié du siècle, comme la Société générale des prisons, la Société d’études législatives ou encore l’Office du Travail et le Musée social2Voir, sur cette question, Ch. Topalov (dir.), Laboratoires du nouveau siècle. La nébuleuse réformatrice et ses réseaux en France (1880-1914), Éditions de l’EHESS, 1999.. Les juristes utilisent ces cénacles, où ils côtoient des savants venus d’autres horizons, pour tâcher de peser sur la fabrique de la norme. Cette histoire est désormais bien balisée3Voir, pour une synthèse, F. Audren, « Les professeurs de droit, la République et le nouvel esprit juridique », Mil neuf cent. Revue d’histoire intellectuelle, n° 29 [La Belle Époque des juristes. Enseigner le droit dans la République], 2011/1, p. 7-33 et C. Jamin, « Dix-neuf cent : crise et renouveau dans la culture juridique française », in D. Alland et S. Rials (dir.), Dictionnaire de la culture juridique, PUF, 2003, p. 380-384..
Si les juristes se sont donc rêvés, pendant une grande partie de la Troisième République, en ingénieurs du social, reste qu’émergent, ou plutôt que se reconfigurent précisément à cette époque des savoirs concurrents, que sont la science sociale dans ses différentes versions (leplaysienne, tardienne, durkheimienne, wormsienne, etc.) et les sciences de l’Homme (anthropologie, ethnologie, ethnographie, préhistoire, linguistique, etc.). Or, à l’instar des juristes, ces dernières ambitionnent également de conseiller le Prince, en raison de leur prétention à analyser l’être humain dans ses différents aspects physiques, moraux et sociaux. Tout au long du siècle, les savoirs sur l’Homme se (re)distribuent au sein de différentes sociétés savantes, dont les appellations fluctuent et dont les domaines respectifs sont âprement débattus selon des logiques mi-institutionnelles mi-intellectuelles4Voir B. Rupp-Eisenreich (dir.), Histoires de l’anthropologie, xvie-xixe siècles, Klincksieck, 1984 ainsi que C. Blanckaert, « L’anthropologie en France, le mot et l’histoire (xvie-xixe siècles) », Bulletins et Mémoires de la Société d’anthropologie de Paris, t. 1, fasc. 3-4, 1989, p. 13-43, qui retrace l’apparition du mot « anthropologie » et le suit au fil des siècles dans ses changements d’acception.. Il ne saurait, naturellement, être question de revenir ici sur cette histoire complexe, qui a fait l’objet de décennies de travaux en histoire des savoirs et des sciences. Il ne saurait non plus être question ici de traiter l’histoire longue des rapports qu’ils entretiennent avec le droit, qui reste à écrire5L’histoire des rapports entre droit et sciences de l’Homme fait actuellement l’objet d’un ouvrage en préparation, projet mené avec Frédéric Audren, dont les premières conclusions paraîtront sous peu : F. Audren et L. Guerlain, « Legal Uses of Anthropology (France in the 19th and 20th centuries). From the Humanities and Social Sciences to Legal Anthropology », in M.-Cl. Foblets et al. (dir.), The Oxford Handbook of Law & Anthropology, OUP, 2021, sous presse. Voir aussi le numéro de la revue Clio@Themis. Revue électronique d’histoire du droit, dirigé par les mêmes auteurs en 2019 (n° 15 [Droit & Anthropologie. Archéologie d’un savoir et enjeux contemporains]) : https://publications-prairial.fr/cliothemis/index.php?id=79..
Plus modestement, ces quelques pages souhaitent restituer l’une de ces velléités de rencontre entre droit et sciences de l’Homme, en mettant en lumière les enjeux de l’invention, en 1889, de l’expression « anthropologie juridique », non par un juriste, mais par le médecin Léonce Manouvrier, l’un des principaux animateurs de la Société d’anthropologie de Paris (SAP). Fondée en 1859 par Paul Broca, la SAP ambitionne d’étudier scientifiquement les races humaines, dans la lignée de l’éphémère « ethnologie » (science des races) promue par William Edwards dans les années 1830. En adjoignant à la SAP un laboratoire en 1867 (incorporé à l’École des hautes études), puis une école en 1876, Paul Broca met en place un appareil institutionnel complet dévolu à l’anthropologie racialiste, à tel point qu’il finit par associer définitivement son nom à l’anthropologie française.
Lorsque Manouvrier, qui fût le dernier élève de Paul Broca, propose le néologisme d’« anthropologie juridique »6Nous n’avons pu retrouver qu’une seule occurrence antérieure de cette expression, sous la plume du professeur de droit strasbourgeois Jacques-Frédéric Rauter (1784-1854), qui la définit comme la science considérant « l’homme dans ses différents états physiques et intellectuels susceptibles d’être l’objet de préceptes de droit » (J.-F. Rauter, « Compte rendu de Introduction à la science du droit, à l’usage de l’École de droit impériale de Saint-Pétersbourg (Juristische Propaedeutick, oder Vorschule der Rechtswissenschaft, etc.) ; par M. Stoeckhardt, docteur en droit, professeur à ladite école. Deuxième édition. Leipzig, 1843 », Revue étrangère de législation et d’économie politique, 1845, p. 230)., il ne désigne pas la discipline universitaire que nous appellerions aujourd’hui du même nom, mais plutôt la science de l’Homme appliquée au droit. Ce faisant, il pose explicitement sur la scène savante la possibilité et les modalités d’une articulation entre le droit et l’anthropologie. Plus précisément, Manouvrier ne propose rien moins qu’une reformulation empiriste du droit naturel, rabattant du même coup le droit sur la Vérité de la science. Si le droit doit être fondé sur la nature humaine, seule l’anthropologie est à même de spécifier cette dernière. Loin de se réduire à une simple question intellectuelle, cette proposition théorique est directement corrélée aux opinions politiques de son auteur, républicain radical et libre-penseur, qui rêve l’anthropologie en guide du législateur.
Pour comprendre les enjeux de cette proposition intellectuelle, il faut
préalablement faire retour à l’itinéraire de Léonce Manouvrier et à sa classification générale des sciences (I). Cet éclairage contextuel permettra de mieux prendre la mesure de la place qu’il entend réserver au droit dans celle-ci (II). Enfin, la réception contrastée de sa proposition chez les juristes éclairera quelques-unes des difficultés présidant à la rencontre entre droit et science de l’Homme (III).
I. Préambule. Retour sur la classification des sciences de Léonce Manouvrier
Né en 1850 d’un père médecin, Léonce Manouvrier, âgé de vingt ans en 1870, s’engage pour combattre dans la guerre franco-prussienne. À l’issue du conflit, il poursuit des études à la faculté de médecine de Paris jusqu’à soutenir, en 1878, une thèse remarquée intitulée Recherches d’anatomie comparative et d’anatomie philosophique, sur les caractères du crâne et du cerveau (1882). En 1878, Paul Broca le recrute pour travailler avec lui comme préparateur bénévole au Laboratoire d’anthropologie7Broca et Manouvrier effectuent ensemble, à cette époque, les mesures de 1 500 crânes issus des catacombes de Paris.. À la mort brutale de Broca, en 1880, il devient rapidement la cheville ouvrière du laboratoire de son maître, avec qui il n’aura travaillé que deux ans. Il ne quittera jamais le laboratoire, dont il devient préparateur titulaire en 1880, directeur adjoint en 1900 puis directeur titulaire en 1903. Ses recherches anatomiques, essentiellement consacrées au cerveau et au crâne, lui permettent d’effectuer des avancées décisives quant au problème du poids cérébral, sur lequel ses prédécesseurs avaient successivement achoppé.
« Étoile montante »8J. Harvey, « L’évolution transformée : positivistes et matérialistes dans la Société d’anthropologie de Paris du Second Empire à la Troisième République », in B. Rupp-Eisenreich (dir.), Histoires de l’anthropologie…, op. cit., p. 404. de la SAP, Manouvrier devient, à la mort de son mentor, professeur libre à l’École d’anthropologie de 1881 à 1883, professeur suppléant dans la chaire d’ethnologie en 1883-1884, professeur adjoint puis, en 1887, professeur titulaire de la chaire d’anthropologie physiologique, qu’il occupe pendant une quarantaine d’années. De 1903 à 1927, il remplit également les fonctions de secrétaire général de la Société d’anthropologie de Paris. De plus, Manouvrier est, de 1910 à 1912, chargé de cours de philosophie scientifique au Collège de France, dont il dirigeait également la Station physiologique depuis 1902. Véritable pivot de l’anthropologie naturaliste, il jouit d’une réputation internationale, qui se mesure à ses très nombreux titres de correspondant étranger ou honoraire de sociétés savantes étrangères9Les renseignements biographiques qui précèdent sont tirés des « Discours prononcés aux obsèques de M. L. Manouvrier », Bulletins et Mémoires de la Société d’anthropologie de Paris, t. 8, fasc. 1-3, 1927, p. 2-13 et « Nécrologie. Léonce Manouvrier », Revue anthropologique, 1927, p. 159-160, ainsi que de P. Tort, « Manouvrier, Léonce Pierre, 1850-1927 », in P. Tort (dir.), Dictionnaire du darwinisme et de l’évolution, PUF, 1996, p. 2794-2796. Voir également, pour un résumé précis de son parcours, Ph. Pucheu, « Une innovation de L. Manouvrier dans l’analyse quantitative du cerveau : interpréter le résidu d’une régression », Mathématiques et sciences humaines, t. 122, 1993, p. 21-40.. Il décède en 1927.
En parallèle de sa carrière médicale, Manouvrier conduit une importante réflexion d’épistémologie des sciences, non sans lien avec son agenda politique. Dans une série de textes publiés tout au long de sa carrière, il propose une classification des sciences inspirée d’Auguste Comte, qui lui permet de spécifier la place, au sein des savoirs, de l’anthropologie et de tracer le programme de celle-ci. Or, sur ce point, Manouvrier se trouve être en rupture avec les autres membres de l’École d’anthropologie de Paris. Opérons un pas en arrière. Lorsque Paul Broca créé la Société d’anthropologie de Paris, avec l’ambition d’étudier scientifiquement les races humaines, il entendait fonder, en s’appuyant sur l’idéal de l’épistémologie médicale et sur le capital symbolique des médecins, la « biologie du genre humain »10C. Blanckaert, « “L’anthropologie personnifiée”. Paul Broca et la biologie du genre humain », in P. Broca, Mémoires d’anthropologie, Éditions Jean-Michel Place, 1989, p. i-xliii.. La Société devait s’employer à classer les races humaines, à l’aide de minutieuses études anatomiques et physiologiques, seules aptes à offrir une contradiction sérieuse aux « systèmes » et à la métaphysique. On sait en effet combien la question de l’âme était discutée dans les milieux savants au mitan du XIXe siècle : la SAP, à sa création, avait subi les foudres du parti clérical. Libre penseur, Broca avait pris garde de cantonner le domaine de l’anthropologie à l’étude anatomique de l’Homme11P. Broca, Le programme de l’anthropologie. Leçon d’ouverture, Imp. Cusset et Co, 1876, p. 4-5..
Broca, vigilant gardien des orientations de la Société d’anthropologie de Paris, avait également pris grand soin (après quelques atermoiements) d’exclure du programme de l’anthropologie la vie sociale comme psychique des hommes12Si Broca avait conscience des implications sociales, linguistiques, juridiques ou culturelles d’une véritable science de l’Homme, il avait cependant rapidement, pour des raisons stratégiques liées à sa volonté d’éviter des sujets aussi brûlants que la sociologie, la religion ou encore la psychologie, cantonné l’anthropologie à des perspectives anatomiques (A. Kremer-Marietti, « L’anthropologie physique et morale en France et ses implications idéologiques », in B. Rupp-Eisenreich (dir.), Histoires de l’anthropologie…, op. cit., p. 347 et C. Blanckaert, « La crise de l’anthropométrie. Des arts anthropotechniques aux dérives militantes », in C. Blanckaert (dir.), Les politiques de l’anthropologie. Discours et pratiques en France (1860-1940), L’Harmattan, 2009, p. 104).. Seule l’étude de la physiologie humaine, incarnée par l’anthropométrie13L’anthropométrie consiste en un ensemble de techniques de mesures du corps humain. dont il se fera le champion, se trouvait à même, selon lui, d’éclairer des questions aussi épineuses, par exemple, que celles des origines nationales françaises. Les autres savoirs prenant en charge cette interrogation (la linguistique, l’histoire, la psychologie ou encore la science sociale), en raison de méthodes non assises sur des bases « scientifiques », ouvraient la voie à tous les idéalismes et toutes les spéculations. Polygéniste et libre-penseur convaincu, Broca visait ici l’anthropologie monogéniste professée par le catholique Armand de Quatrefages au Muséum d’histoire naturelle, autant que les ethnographes de la toute jeune Société d’ethnographie américaine et orientale, fondée la même année que la SAP. Il faut dire que celle-ci, par sa prétention à décrypter « les évolutions de l’homme, de ses races, des nations et de l’humanité »14Ch. de Labarthe, « Essai sur la classification bibliographique des ouvrages relatifs à l’ethnographie », Actes de la Société d’ethnographie américaine et orientale, 1862, t. 3, p. 8., se posait d’emblée comme une concurrente sérieuse de celle-là15C. Blanckaert, « “L’anthropologie personnifiée”. Paul Broca… », op. cit., p. vi..
Lorsque Broca décède, en 1880, et que le magistère intellectuel qu’il exerçait sur la SAP se desserre, son discipline Manouvrier saisit l’occasion pour promouvoir une vision différente du périmètre de l’anthropologie. Celle-ci, à ses yeux, doit être « la monographie complète, anatomique, physio-psychologique et sociologique de l’espèce humaine »16L. Manouvrier, « Classification naturelle des sciences. Position et programme de l’anthropologie », in Association française pour l’avancement des sciences. Compte rendu de la 18e session (Paris, 1889), t. 2, Notes et mémoires, Masson, 1890, p. 674.. Il brise ce faisant le paradigme naturaliste sur lequel l’anthropologie avait prospéré depuis la fin du XVIIIe siècle, en se pensant comme une « histoire naturelle de l’espèce humaine »17C. Blanckaert, « Fondements disciplinaires de l’anthropologie française au xixe siècle. Perspectives historiographiques », Politix, vol. 8, n° 29, 1995, p. 45., pour y réintroduire la sociologie18L. Manouvrier, « Coup d’œil18Ibid., p. 169. général sur l’anthropologie et son organisation actuelle », in R. Blanchart, J.-M. Charcot et al. (dir.), Les sciences biologiques à la fin du xixe siècle, Société d’éditions scientifiques, 1893, p. 11-14.[/mfn]. Sa réflexion sur les frontières des savoirs débute en 1884, à l’occasion d’une étude discutant la démarcation entre anthropologie, ethnographie et ethnologie. Analysant les débats internes à la SAP (ses membres s’étant affrontés, dans la décennie précédente, sur ces sujets19L. Manouvrier, « L’ethnologie et l’ethnographie dans l’anthropologie », L’Homme. Journal illustré des sciences anthropologiques, n° 6, 1884, p. 161-171.), il prend position en affirmant que « l’histoire naturelle de l’homme doit embrasser l’étude intégrale du genre humain, et de tous les phénomènes humains quels qu’ils soient », autre manière de dire que « les faits d’ordre psychologique et d’ordre sociologique relatifs au genre humain sont du domaine de l’histoire naturelle de l’homme aussi bien que les faits d’ordre anatomique ».
Cette prise de position intervient dans un contexte d’intenses débats sur la classification de nouveaux savoirs en cours de reconfiguration et d’institutionnalisation. La SAP doit faire face à (et faire avec) l’émergence de sociétés savantes et de courants de pensée qui lui opposent d’autres manières d’affronter la question de l’identité humaine et la poussent à mieux préciser ses prises de position épistémologiques et à dessiner plus finement ses frontières. Dans ce contexte intellectuel agité, Manouvrier poursuit sa réflexion dans un texte séminal paru en 1889, intitulé « La classification naturelle des sciences ». Comme en 1884, il s’appuie sur la philosophie des sciences d’Auguste Comte20Sur le positivisme comtien, voir les nombreux travaux d’Annie Petit, et en particulier A. Petit, Le système d’Auguste Comte. De la science à la religion par la philosophie, Vrin, 2016., et en particulier sur l’innovation épistémologique majeure que fût sa théorie différentielle des sciences21J. Heilbron, « Theory of Knowledge and Theory of Science in the Work of Auguste Comte. Note on Comte’s Originality », Revue de synthèse, n° 112/1, 1991, p. 75-89., pour distinguer à sa suite les sciences générales ou abstraites des sciences particulières ou concrètes. Alors que les premières s’intéressent aux phénomènes dont il s’agit de découvrir les lois, les secondes, plus descriptives, s’attachent à la connaissance des êtres. Il s’agit donc d’une classification reposant sur la généralité décroissante des champs de la connaissance.
Or, Manouvrier fait usage de la classification comtienne des sciences pour, écrit-il, en clarifier les domaines respectifs : alors que la sociologie est une science générale ayant pour objet l’étude d’un phénomène (ici les phénomènes sociaux) et des lois qui le régissent, l’anthropologie, en tant que science des êtres, a vocation à étudier un être (ici l’homme) de la manière la plus complète possible, sous ses différents aspects, biologiques comme sociaux. Au fond, pour Manouvrier, la classification des sciences – qui n’est qu’une théorisation de l’esprit, et non la traduction de la réalité de l’univers – n’est qu’une question de point de vue. La partition entre les sciences de phénomènes et les sciences d’êtres ne correspond, affirme-t-il, à aucune « différence objective »22L. Manouvrier, « Classification naturelle des sciences… », op. cit., p. 670.. Dès lors, en tant que science d’être, l’anthropologie peut bien inclure l’analyse de la vie sociale des êtres humains, sans empiéter sur le domaine propre de la sociologie ou de la psychologie, qui, de leur côté, travaillent ces questions à partir d’une autre perspective. Le tableau ci-dessous synthétise ses vues :
L. Manouvrier, « Classification naturelle des sciences. Position et programme de l’anthropologie », in Association française pour l’avancement des sciences. Compte rendu de la 18e session (Paris, 1889), t. 2, Notes et mémoires, Paris, Masson, 1890, p. 668.
Publié en 1889, le texte de Manouvrier, qui constitue la pierre angulaire d’une « longue enquête philosophique » sur la nature et le programme de l’anthropologie (devenus « sa grande affaire »23C. Blanckaert, De la race à l’évolution. Paul Broca et l’anthropologie française (1850-1900), L’Harmattan, 2009, p. 521.), entend répondre à des critiques persistantes lui refusant, en raison de sa vocation totalisante, le titre de science24À l’image des propos acides du philosophe Théodule Ribot. Celui-ci, dix ans auparavant, avait en effet accusé l’anthropologie d’être moins une science qu’une somme d’emprunts faite à toutes les autres (La psychologie allemande contemporaine (école expérimentale), Germer Baillière, 1879).. En intitulant son texte « Classification naturelle des sciences », Manouvrier réplique aux contempteurs de l’anthropologie en avançant le caractère « naturel » de sa classification et du programme de l’anthropologie. Il s’appuie implicitement, ce faisant, sur la distinction inaugurée par le naturaliste Carl Von Linné au xviiie siècle, entre les classifications artificielles, fondées sur des conventions destinées à aider la mémoire, et les classifications naturelles, fondées sur « la nature intime des objets »25B. Valade, « De la classification et des classificateurs », in M. Cherkaoui (dir.), Histoire et théorie des sciences sociales, Droz, 2003, p. 123-135.. L’adjectif « naturelle » vise à essentialiser la proposition théorique de l’auteur, qui se défend de toute artificialité : la classification qu’il propose se veut un ordre dérivant de la nature des choses, indépendant, par conséquent, des dispositions de l’esprit. La réflexion épistémologique au long cours de Manouvrier peut donc se lire comme une réponse toute en finesse à tous les détracteurs de la « phénoménologie dynamique totale de l’homme individuel et collectif »26C. Blanckaert, De la race à l’évolution…, op. cit., p. 522. qu’il promeut, en rupture avec l’ancrage médical de l’anthropologie défendu par Broca. Comme le montre le tableau ci-dessous, il inclut ainsi dans l’anthropologie, l’anatomie, la physiologie, la psychologie, la pathologie et la sociologie « spéciales de l’Homme »27L. Manouvrier, « Classification naturelle des sciences. Position et programme de l’anthropologie », in Association française…, op. cit., p. 877..
L. Manouvrier, « Classification naturelle des sciences. Position et programme de l’anthropologie », op. cit., p. 682.
Les ambitions proprement encyclopédiques que nourrit Manouvrier au sujet de l’anthropologie, science de surplomb destinée à coiffer toutes les autres, le poussent à présenter sa candidature au Collège de France, sur la chaire d’Histoire générale des sciences, dont il sera finalement suppléant28C. Blanckaert, « Enjeux de l’histoire de l’anthropologie : d’hier à aujourd’hui », Bulletins et Mémoires de la Société d’anthropologie de Paris, t. 1, fasc. 3-4, 1989, p. 8 et, plus spécifiquement, H.-W. Paul, « Scholarship and Ideology : the Chair of the General History of Science at the Collège de France, 1892-1913 », ISIS, vol. 67, n° 238, 1976, p. 376-397.. Il n’est par ailleurs pas surprenant qu’il propose sa classification des sciences au sein de l’Association française pour l’avancement des sciences, dans laquelle l’anthropologie régnait en science-reine29C. Blanckaert, « Les assises provinciales de la science de l’homme », in H. Gispert (dir.), « Par la science, pour la patrie ». L’Association française pour l’avancement des Sciences (1872-1914), un projet politique pour une société savante, PUR, 2002, p. 149-157. L’anthropologie, qui se voit consacrer une section entière des sciences naturelles, est la science la plus subventionnée (p. 150).. À partir de là, Manouvrier ne manquera pas une occasion de réaffirmer la vocation holiste de l’anthropologie. Lorsque l’École des hautes études sociales organise, en septembre 1903, un cycle de conférences traitant des rapports entre la sociologie et les autres domaines du savoir, Manouvrier, aux côtés de personnalités comme Durkheim, y intervient pour préciser sa conception des rapports entre la sociologie et l’anthropologie et, comme toujours, pour prôner l’inclusion de la première dans la seconde30L. Manouvrier, « Rapports de la sociologie avec l’anthropologie », Revue internationale de sociologie, 1904, p. 877-878 ; id., « L’individualité de l’anthropologie », Revue mensuelle de l’École d’anthropologie de Paris, 1904, p. 397-410 et « Le classement universitaire de l’anthropologie », Revue mensuelle de l’École d’anthropologie de Paris, avril 1907, t. XVII, p. 109-119..
II. Anthropotechnie. L’anthropologie, un nouveau droit naturel ?
Dans le même texte, Léonce Manouvrier, après avoir classé les domaines de savoirs entre science des phénomènes et sciences des êtres, introduit une troisième série de connaissances : celle des arts, comme le figure la série III des deux tableaux reproduits supra. S’appuyant sur Auguste Comte et Herbert Spencer, Manouvrier invente le concept d’anthropotechnie, qui regroupe « tous ces arts communément et improprement appelés sciences », telles que la politique, l’éducation, la morale ou encore le droit31L. Manouvrier, « Classification naturelle des sciences. Position et programme de l’anthropologie », in Association française…, op. cit., p. 678.. Pour lui,
« C’est l’une des plus puissantes raisons d’être de l’Anthropologie que de pouvoir présenter aux arts qui ont pour but la direction de l’humanité, l’ensemble complet des notions de science pure applicable à leurs besoins »32Ibid..
Comme le note Claude Blanckaert, si le néologisme « anthropotechnie » est tardif, cette partition entre sciences et arts s’inscrit dans une « histoire longue des arts utiles dérivés des sciences de l’Homme »33C. Blanckaert, « La crise de l’anthropométrie…, op. cit., p. 96.. Comte, en particulier, avait théorisé ce rapport, en affirmant qu’il appartient à la science de diriger les entreprises humaines, en remplissant un office de médiation entre l’homme et les choses34P. Macherey, Comte : la philosophie et les sciences, PUF, 1989, p. 84.. Si les arts, comme la médecine et le droit, se sont souvent développés avant les sciences, l’heure est venue, selon Manouvrier, d’admettre que la science de l’Homme puisse se « poser en réformatrice »35L. Manouvrier, « Classification naturelle des sciences. Position et programme de l’anthropologie », in Association française…, op. cit., p. 681.. Il appartiendra, avance-t-il, aux « anthropotechniciens » (moralistes, médecins, juristes, éducateurs et politiciens) de prendre eux-mêmes en charge la réforme de leurs arts respectifs, en recevant une éducation anthropologique appropriée. Et de plaider pour l’insertion dans les cursus de médecine ou de droit de cours d’anthropologie. Le positivisme comtien de Manouvrier, auquel on a souvent réduit l’anthropologie mais qui n’était pas partagé par tous les matérialistes, qui lui préféraient Lamarck36L’écheveau complexe des liens entre le matérialisme et le positivisme au sein de la SAP a été débrouillé par l’enquête remarquable de Claude Blanckaert. Si la référence à Comte, a, dans un premier temps, permis de libérer la réflexion sur l’Homme de la tutelle de la religion, grâce à la rigueur de l’empirie, les matérialistes de la SAP, néanmoins, en ont rapidement critiqué l’affiliation à Saint-Simon et sa propension à se muer en nouvelle religion (C. Blanckaert, « Un artefact historiographique ? L’anthropologie “positiviste” en France dans la seconde moitié du xixe siècle », in A. Petit (dir.), Auguste Comte. Trajectoires positivistes, 1798-1998, L’Harmattan, 2003, p. 254-283)., s’exprime ici à plein : comme le relève Pierre Macherey, Comte, en mettant la théorie au service de la pratique, soumet en réalité la seconde à la première, pour mieux la ramener à un ordre rationnel37P. Macherey, Comte : la philosophie…, op. cit., p. 87.. À la suite de Comte, la proposition de Manouvrier introduit par conséquent une hiérarchisation dans les différents ordres de connaissance, venant rompre avec le projet encyclopédique des Lumières, qui plaçait sur le même plan les sciences et les arts38Ibid., p. 76..
Il ne faut pas, cependant, s’y tromper. Loin de se réduire à une question de philosophie des sciences, le positivisme de Manouvrier, d’essence antimétaphysique, est adossé à un projet politique précis ayant pour point de départ son refus précoce du réductionnisme biologique. Fils d’un médecin anticlérical, proche des matérialistes de la SAP qui avaient bifurqué en direction de l’ethnographie, de la préhistoire et de la sociologie, il est révolté par une société qu’il juge profondément inégalitaire39C. Blanckaert, « La crise de l’anthropométrie… », op. cit., p. 96.. Il est ainsi le premier, mais non le seul, au sein de la Société d’anthropologie, à s’aviser du caractère insuffisant de la biologie pour expliquer l’Homme40A. Conklin, Exposer l’humanité. Race, ethnologie et empire en France (1850-1950), Publications scientifiques du Muséum, 2019, p. 88. Le « groupe Mortillet » des matérialistes investit la linguistique,l’ethnographie ou encore la sociologie. Le Dictionnaire des sciences anthropologiques que ceux-ci font paraître en 1877 (auquel collabore Manouvrier) comprend de nombreuses entrées concernant la vie sociale. Il est d’ailleurs sous-titré Anatomie, crâniologie, archéologie préhistorique, ethnographie (moeurs, arts, industrie), démographie langues, religions..
Car réduire l’Homme à ses caractères biologiques, n’est-ce-pas, comme l’avais déjà indiqué Comte, passer à côté de ce qu’est « l’éminence proprement humaine »41A. Petit, Heurs et malheurs du positivisme comtien : philosophie des sciences et politique scientifique chez Auguste Comte et ses premiers disciples (1820-1900), Thèse Philosophie, Paris 1, 1993, p. 186-190, citée par C. Blanckaert, « Un artefact historiographique ?…. », op. cit., p. 274. ? Tout au long de sa carrière, il se fait le censeur vigilant des dérives de l’anthropométrie (dont il a pourtant une longue pratique) et mène un combat acharné contre « toutes les justifications racistes, sexistes ou pseudo-sociologiques de l’inégalité de l’homme »42C. Blanckaert, De la race à l’évolution…, op. cit., p. 520-521. Voir, pour une analyse détaillée de tous ces combats, J.-M. Hecht, The End of the Soul. Scientific Modernity, Atheism and Anthropology in France, 1876-1936, Columbia University Press, 2003, chap. 6 (« Body and Soul : Léonce Manouvrier and the Disappearing Numbers », p. 211-256). Il s’agit là de la seule véritable étude d’ensemble sur ce personnage pourtant central..
Adversaire parmi les plus résolus de la théorie du criminel-né de Cesare Lombroso43C. Blanckaert, « Des sauvages en pays civilisé. L’anthropologie des criminels (1850-1900) », in L. Mucc hielli (dir.), Histoire de la criminologie française, L’Harmattan, 1994, p. 55-88 ou encore Ph. Robert, P. L ascoumes et M. Kaluszynski, « Une leçon de méthode : le mémoire de Manouvrier de 1892 », Déviance et Société, n° 3, vol. 10, 1986, p. 223-246., il réfute également la raciologie d’Arthur de Gobineau et l’anthroposociologie de Georges Vacher de Lapouge44L. Manouvrier, « L’indice céphalique et la pseudo-sociologie », Revue mensuelle de l’École d’anthropologie de Paris, 1899, p. 239-294 ; « Compte rendu de Georges Vacher de Lapouge, L’Aryen, son rôle social », Revue mensuelle de l’École d’anthropologie de Paris, 1900, p. 453. Le premier de ces deux textes est une commande du député socialiste de la Seine Gustave Rouanet, qui lui avait demandé d’éreinter l’antisémitisme « scientifique » de Lapouge., tout en s’insurgeant régulièrement contre la simplification abusive de la notion de race45Voir, par exemple, son intervention sur l’infériorité intellectuelle des races noires (Annales de l’Institut international de sociologie, t. 2, Travaux du second Congrès tenu à Paris en septembre-octobre 1895, Paris, Giard et Brière, 1896, p. 369-385). « J’ai voulu réagir une fois de plus contre l’habitude d’expliquer par la race, par le sang, comme on disait autrefois, par l’hérédité, par l’atavisme, une foule de faits explicables, plus laborieusement il est vrai, par l’action infiniment complexe du milieu extérieur […]. Ce sont les faits et phénomènes dérivés de cette action qui constituent essentiellement le domaine de la Sociologie » (p. 385).. À l’aide de ses travaux sur le poids du cerveau, il s’inscrit enfin en faux contre la prétendue inégalité féminine défendue par Gustave Le Bon, position qu’il soutient au Congrès international du droit des femmes en 188946L. Manouvrier, « Indications anatomiques et physiologiques relatives aux attributions naturelles de la femme », in Congrès français et international du droit des femmes, Dentu, 1889, p. 41-51 ; « Conclusions générales sur l’anthropologie des sexes et ses applications sociales », Revue mensuelle de l’École d’anthropologie de Paris, 1903, p. 405-423 ; 1906, p. 249-260 et 1909, p. 47-61 ; « Anthropologie des sexes et applications sociales », Revue anthropologique, 1916, p. 85-95 ; 1918, p. 173-191 ; 1919, p. 169-178 et 1927, p. 285-300.. Dix ans plus tard, c’est la pertinence même de l’indice céphalique dans la détermination des races humaines qu’il en vient à contester47L. Manouvrier, « L’indice céphalique et la pseudo-sociologie », op. cit.. Célestin Bouglé et le groupe des durkheimiens ne s’y trompent pas, qui, dans leur lutte contre le déterminisme racial, s’appuient sur ces textes pour réfuter les travaux menés par les tenants de l’anthroposociologie48L. Mucc hielli, « Sociologie versus anthropologie raciale. L’engagement décisif des durkheimiens dans le contexte “fin de siècle” (1885-1914) », Gradhiva, n° 21, 1997, p. 86 et 90., qui avaient suscité la colère de Manouvrier en raison de dérives racistes fondées sur une simplification abusive et un dévoiement des résultats de l’anthropométrie49J.-M. Hecht, The End of the Soul…, op. cit., p. 236..
Si Manouvrier abandonne dès le milieu des années 1880 le déterminisme biologique pour s’orienter vers un déterminisme bio-sociologique attentif aux milieux, c’est en raison de ses convictions politiques. Car le fait d’admettre un déterminisme purement physiologique supprimait du même coup toute possibilité d’action et de réforme50Voir en ce sens C. Blanckaert, De la race à l’évolution…, op. cit., p. 379-384.. Or, en républicain convaincu, Manouvrier croit à la possibilité de guider l’action humaine et au potentiel réformateur de la loi. Cette prise de position survient dans un contexte interne à la Société d’anthropologie qui voit ses principaux membres s’affronter au sujet du rôle de l’anthropologie. Le vieux Paul Topinard, disciple historique de Broca au cœur du dispositif institutionnel de la SAP, défend la vision d’une anthropologie « libre », indépendante de toute considération politique par crainte d’un assujettissement à court terme aux débats sociétaux. De son côté, le groupe des matérialistes libres penseurs, réunis autour de Gabriel de Mortillet, Charles Letourneau et Abel Hovelacque, participent résolument de tous les débats de leur temps, faisant de l’anthropologie une science de l’ingénierie sociale51Ibid., p. 388 et s..
Pour les matérialistes, qui se rêvent en ingénieurs du social, l’anthropologie est par nature une science politique : à la mort de Broca, – qui s’était efforcé de tenir, pour des raisons stratégiques, une position nuancée sur cette question52C. Blanckaert, « La crise de l’anthropométrie… », op. cit., p. 104 et s. –, ils s’empressent d’évincer Topinard de la direction de la Société d’anthropologie, afin d’avoir les coudées franches pour mener une « anthropologie de combat »53Ibid., p. 127. dont l’horizon n’est autre que l’égalité sociale54A. Hovelacq ue et G. Hervé, Précis d’anthropologie, Delahaye et Lecrosnier, 1887, p. 640.. Manouvrier lui-même fait de la chaire d’anthropologie physiologique, qu’il détient depuis 1887, une tribune pour traiter de problèmes de nature sociale que l’on ne s’attendrait guère à trouver sous cet intitulé55Dans la présentation qu’il donne de sa chaire, Manouvrier reproduit dans ses grandes lignes sa classification comtienne des sciences, et conclut : « Dans le choix des questions traitées, le professeur a été naturellement guidé par des connexions d’ordre scientifique, mais non sans tenir grand compte des préoccupations philosophiques et sociales du temps présent ». Il traite ainsi, par exemple, du mouvement féministe en 1901-1902, des relations de la biologie avec la sociologie en 1903-1904 ou encore des relations de l’anthropologie, de la psychologie et de la sociologie l’année suivante (1876-1906. L’École d’anthropologie de Paris, Félix Alcan, 1907, p. 40-47).. De manière significative, son texte sur la classification naturelle des sciences de 1889 est reproduit en ouverture, en 1903, du premier numéro de la revue L’œuvre nouvelle du sociologue dreyfusard Henri Dagan. Celui-ci avait fait paraître, en 1899, une Enquête sur l’antisémitisme dans laquelle il interrogeait quelques-unes des personnalités intellectuelles de son époque – dont Léonce Manouvrier –, pour entendre leur opinion sur la question juive56L. Manouvrier, « Classification naturelle des sciences. Position et Programme de l’Anthropologie », L’œuvre nouvelle. Revue mensuelle, n° 1, avril 1903, p. 7-25.. Sans surprise, ce dernier avait refusé d’accorder quelque crédit que ce soit aux opinions antisémites fondées sur la race57H. Dagan, Enquête sur l’antisémitisme, Paris, Stock, 1899, p. 74-79. Le livre, première tentative d’explication sociologique du phénomène antisémite, se compose d’entretiens avec Edmond Picard, Émile Levasseur, Charles Letourneau, Achille Loria, Émile Zola, Georges Renard, Sir John Lubbock, l’abbé Lemire, Yves Guyot, Albert Réville, Élysée Reclus, Gustave de Molinari, Cesare Lombroso, Émile Duclaux, Charles Gide, Émile Durkheim, Henry Maret, João Jacinto Tavares de Medeiros, N. Chmerkine et Léonce Manouvrier..
Cette volonté de faire de l’anthropologie une science de gouvernement, destinée à rationaliser l’action politico-administrative58R. Payre et R. Vanneuville, « “Les habits savants du politique”. Des mises en forme savante du politique à la formation de sciences de gouvernement », Revue française de science politique, vol. 53 [Sur la formation des sciences de gouvernement], 2003/2, p. 195. Sur la notion de sciences de gouvernement, voir prioritairement O. Ihl, M. K kaluszynski et G. Pollet (dir.), Les sciences de gouvernement, Économica, 2003. par le biais de l’anthropométrie, intervient au moment-même où elle commence à être discréditée dans les milieux savants. En perte de vitesse face à l’émergence de paradigmes concurrents et en raison de résultats pour le moins contradictoires, l’anthropologie est sommée de démontrer son utilité sociale59C. Blanckaert, « La crise de l’anthropométrie… », op. cit.. Dans un contexte d’absence de reconnaissance académique, il n’est pas surprenant, comme le relève Claude Blanckaert, que nombre d’anthropologues aient cherché à souligner les multiples applications sociales de leurs savoirs, en matière coloniale, démographique, hygiénique ou juridique. Il ne s’agit d’ailleurs pas uniquement d’une question d’usage militant des savoirs : pour beaucoup de membres de la SAP, l’anthropologie ne détient rien moins que le « secret des comportements humains » et, partant, « la panacée des désordres sociaux ». En s’imaginant en « réformateurs du genre humain », les anthropologues croient fermement que leur science peut, sans dérive ni dévoiement aucun, venir nourrir la réflexion politique60C. Blanckaert, « Les usages de l’anthropologie », in ibid., p. 9-26 (p. 10-11 pour les citations).. Dans un monde sans Dieu, qui a clos les débats sur l’âme, les mesures du corps humain viennent conférer une objectivité nouvelle à ceux qui se présentent comme les mieux armés pour déchiffrer « l’énigme de la perfectibilité humaine »61Ibid., p. 13., et donc, pour orienter le législateur.
C’est justement cette dernière question qui va longuement occuper Manouvrier. En cette année 1889, qui le voit proposer sa classification comtienne des sciences dans l’enceinte de l’Association française pour l’avancement des sciences, le Congrès d’anthropologie criminelle de Paris lui fournit une occasion supplémentaire de spécifier sa proposition. Il y prononce un court discours intitulé « De l’anthropologie criminelle considérée comme une branche de l’anthropologie juridique. Sa place dans l’anthropologie »62L. Manouvrier, « De l’anthropologie criminelle considérée comme une branche de l’anthropologie juridique. Sa place dans l’anthropologie », in Actes du deuxième congrès international d’anthropologie criminelle. Biologie et sociologie (Paris, août 1889), Storck, Masson, 1890, p. 175-180.. Il place ici la focale sur l’anthropotechnie. Estimant que les arts en général (et donc le droit) reposent sur des doctrines a priori, il estime que ceux-ci ont « le devoir de puiser dans la science de l’homme » tout ce qui peut leur être utile. C’est à cette occasion qu’il introduit le néologisme « anthropologie juridique », qu’il définit comme « l’anthropologie enseignée aux juristes, c’est-à-dire au point de vue qui les intéresse »63Ibid., p. 178.. Celle-ci, qui n’existe pas encore, s’est d’abord développée, explique-t-il, sous cette forme embryonnaire qu’est l’anthropologie criminelle, uniquement dédiée au droit pénal et non au droit dans son ensemble. L’anthropologie criminelle n’est donc qu’une subdivision d’une anthropologie juridique qui demeure à inventer : ne reste plus qu’à étendre l’anthropologie à l’analyse du droit dans son ensemble. Si, sur le moment, la communication de Manouvrier ne suscite aucune réaction, le vœu qu’il propose en 1896 au Congrès international d’anthropologie criminelle de Genève, tendant à réintituler le congrès « Congrès d’anthropologie juridique, signifiant Congrès d’anthropologie envisagée au point de vue de ses applications au Droit tout entier, tant civil que criminel », provoque une opposition sans appel du criminologue italien Enrico Ferri. Appuyé par quelques autres, celui-ci, sans doute soucieux de défendre le périmètre propre de l’anthropologie criminelle, refuse de mettre ce vœu au vote64Congrès international d’anthropologie criminelle. Compte rendu des travaux de la quatrième session tenue à Genève du 24 au 29 août 1896, Georg & Cie, Libraires-Éditeurs, 1897, p. 376..
Manouvrier, qui semble peiner à trouver chez les criminalistes une audience pour son anthropologie juridique, poursuit son offensive dans un autre cénacle dont il est proche : celui de la Revue internationale de sociologie de René Worms65Manouvrier avait en effet prêté les locaux de la SAP pour les premiers congrès de l’Institut international de sociologie, fondé en 1893 par René Worms.. Il était davantage assuré, dans une société savante de sociologie, de trouver pour son alliance de la biologie et de la mésologie une audience plus réceptive, d’autant plus que la mouvance wormienne se caractérisait par un éclectisme assumé, Worms accueillant toutes sortes d’idées dans ses cénacles66Sur Worms, voir le dossier que lui consacrent Les Études sociales, n° 161-162 [La sociologie de René Worms (1859-1926)], 2015, et en particulier A. Savoye et F. Audren, « René Worms, un sociologue “sans qualités” ? Éclairage biographique », p. 7-41.. En 1894, Manouvrier livre à la revue un long article en deux parties intitulé « L’anthropologie et le droit », qui développe plus longuement son concept d’anthropologie juridique. Affirmant d’emblée que « l’Anthropologie est la science précisément appropriée aux besoins scientifiques du Droit »67L. Manouvrier, « L’Anthropologie et le Droit », Revue internationale de sociologie, n° 4, 1894, p. 241., il définit ce dernier comme « l’art de codifier, conformément à la Morale, les rapports sociaux susceptibles d’être règlementés dans l’intérêt général, et de sanctionner les lois ». En tant qu’art de gouverner les hommes, le droit a besoin d’être éclairé par une « anthropologie positive » et non par une « métaphysique conçue a priori »68Ibid., p. 248., seule manière d’éviter l’iniquité des lois. Et d’affirmer, à propos de l’anthropologie criminelle : « C’est un nouveau pas vers la formation de l’Anthropologie juridique à laquelle il ne manque plus que la reconnaissance de la relation logiquement existante entre l’Anthropologie toute entière et le Droit tout entier »69Ibid., p. 268.. Manouvrier plaide donc pour que le droit tant civil que criminel soit éclairé par l’anthropologie, dans sa double composante biologique et sociologique. C’était refuser de séparer, à l’image de son confrère Eugène Dally, « l’existence individuelle et l’existence sociale »70C. Blanckaert, « Un artefact historiographique ?…. », op. cit., p. 281..
Cette proposition d’éclairer les juristes (législateur comme praticiens du droit) se comprend dans un double contexte. L’heure est en effet à la défiance, sous la Troisième République, envers le parlementarisme (rappelons que le scandale de Panama avait éclaté deux ans plus tôt). L’époque est traversée d’importantes réflexions légistiques, destinées à améliorer la fabrique de la norme, à l’image de l’ouvrage d’un disciple repenti d’Auguste Comte, Léon Donnat, qui avait publié en 1885 un ouvrage intitulé La politique expérimentale, dont la seconde édition était parue en 1891. À l’instar de Donnat, nombreux sont les juristes à souhaiter rationaliser la décision politique en la fondant sur la méthode d’observation. Car au fond, la question est celui du référentiel à adopter : comment légiférer sur des bases solides sans la boussole du droit naturel ? Comme l’indique Manouvrier,
« Pas plus que la médecine, le Droit n’est immuable ; et puisqu’il n’est plus reconnu comme divin, puisqu’il ne doit plus dépendre de l’autel ou du trône, il devient un art, une portion de l’Anthropotechnie ; les juristes doivent le prendre en main et le modifier selon l’intérêt des peuples, conformément à la Morale et à la science »71L. Manouvrier, « L’Anthropologie et le Droit », op. cit., p. 269..
La lecture de Manouvrier est visiblement dirigée contre le droit naturel classique, dans sa version chrétienne. Car pour lui, si l’anthropologie a un rôle, c’est bien celui d’aider l’Homme à s’émanciper de la servitude de la religion.
Manouvrier peut être crédité d’avoir, l’un des premiers, aperçu l’importance du droit dans le questionnement anthropologique72De fait, Manouvrier ne développera aucun autre exemple de son concept d’anthropotechnie que celui du droit., et d’en avoir tenté la malhabile théorisation73La réflexion jusnaturaliste de Manouvrier, très sommaire, fait l’impasse sur plusieurs siècles de controverses quant au droit naturel et à ce qu’est la « nature » pour les juristes. Voir, sur cette question, le prochain numéro de Clio@Themis. Revue électronique d’histoire du droit, n° 20, 2021, dont le dossier spécial, coordonné par Hervé Ferrière, Nader Hakim et Jean-François Mathis, est intitulé « La nature comme norme ».. Dans un contexte de reflux du jusnaturalisme à partir de la monarchie de Juillet74S. Bloquet, « Quand la science du droit s’est convertie au positivisme », Revue trimestrielle de droit civil, 2015, p. 59-84., sa proposition tend à faire de la science de l’Homme le nouveau référentiel d’un droit naturel d’un nouveau genre, fondé sur la nature tant anatomique que sociologique du genre humain. Si l’Homme doit être au fondement du droit, il y a tout lieu d’admettre que les juristes doivent en avoir une connaissance intime. Dès lors, aux spéculations sans fin des juristes sur la morale – à laquelle, non sans contradiction, il fait pourtant référence –, Manouvrier substitue une connaissance positive de l’Homme, permise par les savoirs anthropologiques. Ce n’est plus, comme dans le droit naturel moderne, la raison qui doit permettre de découvrir la nature humaine en dehors des choses sensibles75J.-M. Trigeaud, « Droit. Droit naturel et droit positif », in Ph. Raynaud et S. Rials (dir.), Dictionnaire de philosophie politique, PUF, 2019, 3e éd., p. 164., mais bien l’observation. La proposition de Manouvrier peut alors se lire comme une reformulation empiriste du jusnaturalisme. L’anthropologie devient, sous sa plume, une science rectrice, dérivée des sciences expérimentales, venant remplacer les sophismes du droit naturel issu de la théologie et des droits savants :
« L’anatomie et la physiologie de l’homme, sa psychologie, sa sociologie, si imparfaites et si jeunes qu’elles soient, méritent assurément autant de crédit que les sources sacrées et antiques, plus antiques souvent qu’on ne le pense, auxquelles ont trop largement puisé nos codes »76L. Manouvrier, « L’Anthropologie et le Droit », op. cit., p. 269..
Il n’est pas difficile d’apercevoir derrière cette exécution du jusnaturalisme classique l’expression de la libre-pensée de Manouvrier. Rappelons que l’anthropologie promue par Broca et quelques autres n’avait pas ménagé ses attaques contre le parti clérical. Tandis que leurs travaux avaient largement contribué à ruiner le monogénisme dominant, les recherches sur l’histoire naturelle des langues avaient mis à mal la doctrine du Verbe77P. Desmet, La linguistique naturaliste en France (1859-1918). Nature, origine et évolution du langage, Peeters, 1996., quand les paléontologues, pour leur part, enterraient le mythe de l’origine biblique de l’Homme. Plus concrètement, les matérialistes de la SAP avaient en outre fondé, en 1876, la Société d’autopsie mutuelle, tout en militant pour les enterrements civils (l’une des grandes batailles de la libre-pensée)78N. Dias, « La Société d’autopsie mutuelle ou le dévouement absolu aux progrès de l’anthropologie », Gradhiva, n° 10, 1991, p. 26-36.. Comme ses compagnons de route, Manouvrier laisse ici s’exprimer son radicalisme de gauche. Et de redéfinir derechef le droit naturel :
« Ce n’est pas seulement dans l’application des lois, mais encore dans leur réforme et leur confection que les juristes et les législateurs doivent prendre en considération la science anthropologique, s’ils ont quelque souci de régler les rapports des hommes entre eux conformément à la nature, c’est-à-dire de se rapprocher de l’idéal du Droit naturel, autrement dit d’un droit conforme aux réalités anatomiques, physio-psychologiques et sociologiques dont s’occupe l’Anthropologie »79L. Manouvrier, « L’Anthropologie et le Droit », op. cit., p. 356. Je souligne..
Si l’anthropologie doit donc servir à découvrir la nature humaine au fondement du droit, Manouvrier prend soin d’inclure dans cet état de nature la civilisation, tant, à ses yeux, l’histoire naturelle de l’Homme comprend également les faits sociaux. Or, ajoute-t-il, désabusé : « la civilisation actuelle est, sous bien des rapports, très peu différente de la barbarie »80Ibid., p. 358.. Un texte publié l’année même de son décès, en 1927, lui donne l’occasion de préciser sa vision du jusnaturalisme. Si la métaphysique religieuse avait fait dériver le droit et la justice du divin, la diminution de la foi entraîne l’obligation corrélative de chercher « une autre base au droit, un autre criterium de la justice »81L. Manouvrier, « Anthropologie des sexes et applications sociales », Revue anthropologique, oct.-déc. 1927, t. XXVII, op. cit., p. 289.. S’opposant, après la Première Guerre mondiale, à la tendance de certains à proposer la force comme unique base du droit (une thématique classique chez les juristes pendant la guerre82A. Sené, Dans les tranchées du droit. Les professeurs de droit et la Grande guerre (1914-1929), Thèse Droit, Bordeaux, 2018 (« Chapitre 2 – L’autre front, le Droit contre la Force », p. 86 et s.).), il reprend l’argumentation de son confrère Raoul Anthony, auteur en 1917 de La force et le droit. Le prétendu droit biologique, pour affirmer à sa suite que la force est l’exacte antithèse du droit, et, qu’en tout état de cause, l’on ne saurait s’appuyer sur la biologie pour faire droit au plus fort. Si l’on admet l’existence de droits en dehors de la puissance, ceux-ci doivent nécessairement être fondés sur la justice.
C’est ici, justement, que Manouvrier propose une lecture se voulant novatrice du concept de justice. Cette dernière doit, non plus être fondée sur la métaphysique religieuse, mais se faire « positive »83L. Manouvrier, « Anthropologie des sexes et applications sociales », Revue anthropologique, oct.-déc. 1927, t. XXVII, op. cit., p. 289.. De manière surprenante, il propose alors la notion d’intérêt général comme fondement du droit, ignorant combien celle-ci était un lieu commun des juristes au moins depuis l’ère médiévale (le « commun profit »). Peut-être était-ce simplement, de sa part, un moyen maladroit de séculariser le fondement des lois. Et de préciser cette notion aussi ancienne que classique ainsi :
« J’entends par intérêt général un intérêt vraiment universel qui soit à la fois celui des intelligents et celui des imbéciles, celui des forts et celui des faibles, celui des blancs et celui des nègres, celui des hommes et celui des femmes, celui des adultes et celui des enfants »84Ibid., p. 290..
Ce passage aux accents humanistes marqués n’est pas sans évoquer la doctrine de la socialisation du droit promue à la même époque par le juriste montpelliérain Joseph Charmont, qui plaidera lui aussi, dix ans plus tard, pour un droit plus inclusif, étendu « du riche au pauvre, du possédant au salarié, – de l’homme à la femme, – du père à l’enfant, pour tout dire, [admis] au profit de tous les membres de la société »85J. Charmont, « La socialisation du droit (leçon d’introduction d’un cours de droit civil) », Revue de métaphysique et de morale, 1903, p. 381.. Admettre la recherche de « justice » ou de « morale » revenait cependant, après avoir chassé le subjectivisme par la porte, à le réintroduire par la fenêtre… En se dissimulant derrière le concept d’intérêt général, le médecin ne faisait au fond que tenter de parer d’une apparence scientifique une notion très vague, sans d’ailleurs expliquer comment, au juste, l’anthropologie se proposait d’en tracer les contours autrement que par la spéculation.
L’intérêt général de Manouvrier exigeait, en tout cas, de parvenir à concilier les dissemblances et les inégalités entre les êtres, elles-mêmes dérivées de l’état de nature. Appliqué au droit des femmes, ce constat le conduit à reconnaître le bien-fondé de la subordination (notamment sexuelle) de la femme dans le mariage, au prétexte que sa fonction naturelle est de nature reproductrice. S’il admet la sévérité (nécessaire, écrit-il) du Code civil au sujet de l’autorité maritale, il n’en conclut pas pour autant à la nécessité de modifier la législation. À l’inverse, il déroule une argumentation relativement confuse concluant à la supériorité « naturelle » de la femme, suffisamment habile pour laisser croire au mari qu’il dispose d’un ascendant qu’en réalité il n’a pas, si ce n’est au plan strictement légal. Si Manouvrier avait, en 1889, affirmé en s’appuyant sur le poids des cerveaux que « la femme n’est pas plus exclusivement destinée à faire des enfants, que l’homme n’est exclusivement destiné à travailler de ses mains »86L. Manouvrier, « Indications anatomiques et physiologiques… », op. cit., p. 51., son féminisme se révèle, quelques années plus tard, plus ambivalent. Quoi qu’il en soit, Manouvrier incrimine « l’instruction trop exclusivement littéraire » des juristes, les ayant conduits à des sophismes erronés et termine son plaidoyer pour l’anthropologie juridique en plaidant, comme il l’avait déjà fait en 1889, pour une « instruction anthropologique » des juristes87L. Manouvrier, « L’Anthropologie et le Droit », op. cit., p. 370.. Ceux-ci, cependant, resteront sourds à cet appel.
III. D’une lecture l’autre. Un accueil contrasté de l’« anthropologie juridique » de Manouvrier
La proposition de Manouvrier tendant à refonder le droit sur les données de l’anthropologie suscite des réactions pour le moins contrastées chez les juristes. C’est en particulier avec le magistrat sarladais Gabriel Tarde qu’il croise aussitôt le fer. Ce dernier, dans son ouvrage intitulé Les transformations du droit (1893), entreprend de répondre au disciple de Broca. Si l’anthropologie criminelle conduit certes à individualiser la sanction en fonction de la conformation physiologique des criminels88Rappelons que Tarde préfacera quelques années plus tard L’individualisation de la peine. Étude de criminalité sociale, de Raymond Saleilles (1898). S’il souscrit à cette idée, c’est cependant uniquement au niveau de l’application judiciaire de la loi et non au niveau législatif lui-même, qui doit demeurer général., Tarde s’insurge contre l’idée d’appliquer l’anthropologie aux autres branches du droit, en particulier pour ce qui concerne la confection des lois. Si le droit doit être individualisé, ce ne peut être que par le juge, non par le législateur. À quoi conduirait une anthropologie appliquée au droit civil, s’étonne-t-il, circonspect, si ce n’est à
« individualiser les dispositions légales, à les ajuster aux divers individus séparément […] ; de telle sorte qu’il y aurait, pour chaque jeune homme ou chaque jeune fille, un âge spécial de majorité, de capacité civile, et que la valeur des contrats devrait être jugée d’après l’examen anthropologique des contractants ? »89G. Tarde, Les transformations du droit. Étude sociologique, Félix Alcan, 1893, p. 5-6..
Pour le magistrat, les besoins auxquels le droit doit répondre sont avant tout le fruit de la « culture et des accidents historiques ». Aussi lui semble-t-il impossible d’admettre « qu’il suffise d’avoir mesuré beaucoup de crânes humains de tous les temps et de toutes les races et même fait beaucoup de psychologie physiologique pour pouvoir dire le dernier mot à cet égard »90Ibid., p. 6.. Plus loin dans l’ouvrage, il va même jusqu’à remettre en cause la « grande conception du Droit naturel »91Ibid., p. 7. elle-même, pour critiquer le fait de fonder la fabrique des lois sur cette notion trop vague dont personne, au fond, ne parvient à déterminer le contenu92Ibid., p. 156.. Ce qu’il y a de plus naturel chez l’homme, affirme-t-il de manière quelque peu spécieuse, c’est le « goût du rationnel, le besoin de se soumettre à des règles générales, architecturales d’aspect »93Ibid., p. 6..
La critique du théoricien de l’imitation procède donc d’un anti-déterminisme biologique commun aux juristes de son époque, qui s’accordent pour faire du droit une science du devoir-être, qui ne saurait être mécaniquement fondée sur l’être. Comme le relève avec à propos Frédéric Audren, le droit, loin d’être le simple décalque d’un état de la Nature ou de la Science, ne cesse au contraire de manipuler la vérité pour mieux imposer son autorité : il est l’« instrument par excellence de la dénaturalisation »94F. Audren, « “Le droit est une science sociale”. Entretien avec Frédéric Audren, socio-historien du droit », in S. Ayad-Bergounioux (dir.), Les logiques du droit. Science de la norme et des régimes de domination, Mare & Martin, 2019, p. 43-58 : « Le droit s’est constitué historiquement et fonctionnellement contre les injonctions de la nature et la pesanteur du social. Il ne cesse de contourner la nature ou de la suppléer (pensez à la procédure de l’adoption ou au mariage posthume), de remédier aux incertitudes du monde, de redistribuer les responsabilités sociales ».. Là réside peut-être l’incompréhension la plus fondamentale entre l’anthropologie naturaliste et les juristes. Si la doctrine du XIXe siècle s’accorde pour réserver une certaine place, au moins de principe, au droit naturel95Voir, sur ce point, N. Hakim, L’autorité de la doctrine civiliste française au xixe siècle, LGDJ, 2001, p. 255 et s., elle cherche ce dernier dans des réflexions de nature philosophique ou morale. La « nature » humaine ne saurait être découverte dans la biologie, au risque de supprimer le libre-arbitre et la rationalité de l’Homme, affirmés par les Lumières et la Révolution française.
La réfutation tardienne procède cependant d’une mauvaise lecture de ce que recouvre l’anthropologie pour son adversaire. Si Tarde refuse l’ancrage naturaliste du droit, il semble réduire Manouvrier à la craniologie, domaine dans lequel l’École d’anthropologie de Paris s’était certes illustrée, mais dont Manouvrier déplorait les errements. De fait, Tarde méconnaît (volontairement ?) la proposition du disciple de Broca d’inclure la sociologie, au développement de laquelle il avait lui-même notablement contribué96Sur Tarde, la bibliographie est imposante. Elle est recensée dans L. Salmon (dir.), Le laboratoire de Gabriel Tarde. Des manuscrits et une bibliothèque pour les sciences sociales, CNRS Éditions, 2014., dans l’anthropologie. C’est précisément sur ce point que ce dernier rétorque en 1894. Admettant que l’anthropologie réduite à l’anthropométrie ne revêtirait guère d’utilité pour le juriste, il affirme en revanche :
« Mais s’il était démontré […] que l’anthropologie complète […] est l’histoire naturelle de l’homme au double point de vue biologique et sociologique […], alors il deviendrait évident pour tout juriste éclairé et progressiste comme M. Tarde, que le Droit, pour être conforme à la nature, doit s’inspirer dans la plus large mesure d’une telle science »97L. Manouvrier, « L’Anthropologie et le Droit », op. cit., p. 354..
Cette brève controverse entre Tarde et Manouvrier ne serait-elle donc, au fond, qu’un malentendu reposant sur une équivoque sémantique98De son côté, le professeur de droit à Caen Édouard Gauckler récuse également la proposition de Manouvrier, au prétexte que, pour les fondateurs de la science anthropologique que furent Broca, Quatrefages et Topinard, celle-ci doit être cantonnée à l’étude zoologique de l’homme, et ne saurait comprendre la sociologie (E. Gauckler, « Les nouvelles tendances du droit pénal et le troisième congrès d’anthropologie criminelle (Bruxelles, août 1892) », Revue critique de législation et de jurisprudence, 1892, t. XXI, p. 603-624 et, en l’espèce, p. 609). On mesure alors la position isolée de Manouvrier au sein de la SAP et les malentendus générés par son appréhension de l’anthropologie comme science globale de l’être humain. ? Il faut dire que, lors du Congrès d’anthropologie criminelle de Paris, en 1889, Topinard lui-même, autre membre renommé de la SAP, avait vivement réagi contre les prétentions totalisantes de l’anthropologie de son collègue, pour réaffirmer son identité strictement zoologique et en exclure les aspects sociaux99P. Topinard, « Criminologie et anthropologie », in Actes du deuxième congrès international d’anthropologie criminelle…, op. cit., p. 489-494. Visant frontalement Manouvrier, il écrit : « À force de dénommer trop de choses, l’anthropologie finirait par ne plus rien dénommer du tout ». À la définir comme la science totale de l’homme en effet, la politique, la médecine et la jurisprudence seraient alors de l’anthropologie (p. 490).. Sans doute faut-il également y lire une certaine hostilité teintée de mauvaise foi de la part de Gabriel Tarde, qui incarnait lui-même l’une des grandes tendances de la sociologie naissante, à voir son pré-carré ainsi annexé.
De manière plus générale, l’anthropologie juridique de Manouvrier suscite très peu d’écho du côté des juristes, qui l’ignorent largement100À la notable exception du professeur d’économie politique rennais Charles Turgeon, qui reprend les arguments de Manouvrier dans un ouvrage intitulé Le féminisme français (1902), pour expliquer que la taille et le poids du cerveau ne sauraient conduire à un diagnostic d’infériorité intellectuelle des femmes.. Au-delà de l’explication institutionnelle tenant à la connexion ténue entre ces deux mondes, il y a fort à parier que la science juridique ne goûte guère le fait que l’anthropologie prétende à un « monopole d’expertise pour tout ce qui regarde l’ordre des choses humaines »101C. Blanckaert, « Les assises provinciales de la science de l’homme », op. cit., p. 150.. En se posant de manière si ostensible en science de gouvernement, elle fait de l’ombre à une science juridique animée des mêmes ambitions. Les prétentions normatives de l’anthropologie, venant compenser son manque d’assise universitaire, agacent – la réaction de Tarde en atteste – des juristes qui, à la même époque, tâchent de s’accommoder de la situation de concurrence que leur font les sciences humaines et sociales émergentes. Ils sont nombreux, sous la Troisième République, à utiliser la notion de droit naturel pour domestiquer les sciences du fait, auxquelles il ne saurait être question que le droit, ravalé au rang de simple chambre d’enregistrement, soit inféodé102M. Zhu, Le droit naturel dans la doctrine civiliste de 1880 à 1940, Thèse Droit, Sciences Po Paris, 2015, p. 77 et s.. On comprend mieux, dès lors, l’absence d’écho d’une proposition visant à ramener le droit naturel dans l’orbite de la zoologie, lui ôtant par là-même son rôle de détermination du devoir-être, contre certaines des notions les plus cardinales du droit français, comme la responsabilité individuelle ou le libre-arbitre.
Le manque d’intérêt des juristes pour les activités de la Société d’anthropologie de Paris est de fait corroboré par le nombre peu élevé d’entre eux à y adhérer. Un relevé systématique de leurs noms dans les listes de membres de la SAP fait apparaître 63 juristes sur une période allant de 1859 à 1940. On y trouve quelques étudiants en droit, des praticiens (avoués, greffiers, juges et surtout avocats) et seulement trois professeurs, tous trois de profil très éclectique : les républicains Émile Alglave103A.-S. Chambost, « Émile Alglave ou les ambivalences d’un professeur avec son milieu », Mil neuf cent. Revue d’histoire intellectuelle, n° 29 [La Belle Époque des juristes. Enseigner le droit dans la République], 2011/1, p. 35-58. Animateur de revues de tendance républicaine, ce dernier est mis en congé d’inactivité sans traitement précisément en 1874 par le gouvernement de l’Ordre moral. et Émile Acollas adhèrent ainsi à la SAP en 1874 en plein gouvernement de l’Ordre moral, sans doute séduits par sa réputation de bastion de la libre-pensée. Acollas, en particulier, livre un texte à la Société d’anthropologie de Paris, intitulé « L’anthropologie et le droit », véritable plaidoyer pour la liberté et l’autonomie de l’individu, constitutifs de la nature morale de l’Homme104E. Acollas, L’anthropologie et le droit. À Messieurs les membres de la Société d’anthropologie de Paris, Paris, 1874, p. 4. Voir, sur ce personnage, F. Audren, « Émile Acollas libertarien de la République », in A. Stora-Lamarre, J.-L. H alpérin et F. Audren (dir.), La République et son droit (1870-1930), Presses Universitaires de Franche-Comté, 2011, p. 239-261.. Quant au juriste russe Maxime Kovalewski, principal représentant du courant de l’évolutionnisme juridique, il la rejoint vingt ans plus tard sans doute par intérêt pour le transformisme. Animés par une même vision matérialiste de l’Homme, ces quelques juristes, dont il faut relever le caractère très isolé au sein d’une communauté juridique plus volontiers conservatrice, trouvent à la SAP des ressources pour penser différemment le droit.
Quant aux praticiens (dont certains appartiennent à la gauche républicaine), on note qu’un certain nombre d’entre eux sont des érudits locaux (des « juristes-antiquaires ») versés en préhistoire ou en paléontologie, sujets vivement débattus dans l’anthropologie française du XIX siècle. Quelques magistrats coloniaux également adhérents, manifestent une activité régulière au sein de la Société, à l’instar de Paul d’Enjoy, spécialiste de droit sino-annamite, qui livre de très nombreux articles dans les organes de la SAP, ou encore de Ferdinand Mirande, magistrat en Inde française. On notera enfin que le trésorier de la Société n’est autre que l’avocat Charles Lejeune, auteur d’une étude intitulée La question des races.Les peuples inférieurs ont-ils des droits ? (s.d.)105Il s’agit d’un opuscule édité par les Annales de la jeunesse laïque. Il est recensé par P. d’Enjoy, « Livres et revues. Ch. Lejeune, La question des races. Les peuples inférieurs ont-ils des droits ? », Revue mensuelle de l’École d’anthropologie de Paris, 1906, p. 36., dans laquelle il argumente en faveur de l’égalité entre les races. Enfin, la cheville ouvrière de la Société, dans ses premiers temps, est un jeune avocat et candidat au doctorat en droit, Léon Guillard, qui avait tâché, dans une thèse rédigée mais jamais soutenue en raison de son décès précoce dans la guerre franco-prussienne106P. Broca, « Léon Guillard », Revue d’anthropologie, 1872, t. 1, p. 357-358., de nourrir l’anthropologie des enseignements du droit comparé. Si, en effet, le corps humain varie selon les races, il est probable qu’il en aille de même de l’intellect de ces dernières, et, partant, de la conception que chacune se fait de la justice et du droit naturel. C’est, au fond, une histoire naturelle du droit qu’il propose, en écho à l’histoire naturelle des langues. L’observation des différences de normes entre les peuples doit venir affiner la classification des races au même titre que la linguistique comparée107L. Guillard, « L’anthropologie et l’étude du droit comparé », Bulletin de la Société d’anthropologie de Paris, 1870, p. 476-478 et E. Dally, « Notice sur Léon Guillard », Bulletins et mémoires de la Société d’anthropologie de Paris, n° 6, 1871, p. 3-7. Né à Lyon le 5 mai 1837, Léon Guillard est le fils du naturaliste, démographe et statisticien Achille Guillard. Il se charge de la partie matérielle de la publication des Bulletins et mémoires et fait office de secrétaire particulier du secrétaire général de la SAP. Membre de la Société de législation comparée, il décède le 19 janvier 1871 d’une balle prussienne, à l’âge de 34 ans..
Cette tentative de lier explicitement droit et anthropologie, du point de vue de la science juridique (et non, comme Manouvrier, du point de vue de la légistique), demeure cependant un cas très rare. Si les différentes revues liées à la Société d’anthropologie de Paris publient parfois les travaux de juristes, cela demeure très marginal. La Revue d’anthropologie, qui paraît de 1872 à 1889, accueille certes plusieurs études du juge ultramarin et député de l’Algérie française d’obédience radicale Camille Sabatier sur l’ethnologie (avec une forte dimension juridique) de l’Afrique du Nord, tout comme les études du magistrat et théoricien eugéniste Georges Vacher de Lapouge, inventeur d’une théorie biologique du droit des successions108Voir, sur ce personnage, J.-M. Augustin, Georges Vacher de Lapouge (1854-1936) juriste, raciologue et eugéniste, Presses de l’Université de Toulouse I Capitole, 2011 et P.-A. TaguieffFF, « Sélectionnisme et socialisme dans une perspective aryaniste. Théories, visions et prévisions de Georges Vacher de Lapouge (1854-1936) », Mil neuf cent. Revue d’histoire intellectuelle, n° 18 [Eugénisme et socialisme], 2000, p. 7-51. La Revue anthropologique, pour sa part, éditée de 1911 à 1968, publie quelques travaux du directeur de la Revue générale du droit Joseph Lefort et du juge au tribunal civil de Rochefort-sur-Mer André Renoux, qui prône l’utilisation par le législateur des données de l’anthropologie109A. Renoux, « Anthropologie et législation », Revue anthropologique, 1911, p. 109-115 et, id., « L’analyse psycho-juridique (l’association des idées) », Revue anthropologique, 1926, p. 139-146.. On ne saurait toutefois déduire de ces quelques exemples un investissement massif des juristes dans le domaine de l’anthropologie naturaliste. Bien au contraire, un rapide repérage semble indiquer qu’ils sont plus nombreux à rejoindre les rangs de la Société d’ethnographie américaine et orientale, grande rivale de la SAP, dont les travaux, résolument orientés en direction de la vie sociale des peuples, présentaient des accents plus familiers pour la communauté juridique. Comme le relève l’avocat catholique Eugène Minoret, – qui, loin de tout déterminisme, milite pour la reconnaissance de l’unité de l’espèce humaine et l’égalité des races –, alors que l’anthropologie s’attache à l’étude de l’« homme isolé », l’ethnographie, elle, étudie l’« homme collectif ». Or, assurément, le droit n’apparaît qu’avec ce dernier110E. Minoret, « Rapport sur le droit dans l’ethnographie », Actes de la Société d’ethnographie américaine et orientale, 1868, p. 21.. Là pourrait résider l’une des raisons de la désaffection des juristes pour l’anthropologie physique, et, partant, pour l’anthropologie juridique de Manouvrier, à laquelle ils la réduisent de manière erronée.
La classification des sciences de ce dernier, toutefois, trouve un écho isolé en Belgique, en la personne du jeune avocat Paul Otlet (1868-1944). Bibliographe connu pour être le père de la classification décimale universelle ayant anticipé l’analyse de réseaux111La bibliographie sur ce point est très importante. Voir, en premier lieu, W.-B. Rayward, The Universe of Information. The Work of Paul Otlet for Documentation and International Organization, Institute for Scientific and Technical Information, 1975 ; F. Levie, L’homme qui voulait classer le monde. Paul Otlet et le Mundaneum, Les Impressions Nouvelles, 2006 ainsi que Paul Otlet, fondateur du Mundaneum (1868-1944). Architecte du savoir, artisan de paix, Les Impressions nouvelles, 2010., celui-ci est également militant socialiste et pacifiste. S’il effectue un bref stage chez le célèbre avocat Edmond Picard (auteur d’un brûlot antisémite intitulé « Le droit et la race », paru en 1891), il se détourne assez rapidement du droit pour se passionner pour les questions bibliographiques. Celles-ci sont, pour lui, un outil de diffusion du savoir devant aboutir, à terme, à la fraternité entre les peuples112B. Peeters, « Paul Otlet, le bibliographe rêveur », Revue de la BNF, n° 42, 2012/3, p. 5-12.. Grand adversaire de la colonisation, il publie, âgé de 20 ans à peine, un ouvrage intitulé L’Afrique aux Noirs (1888). Or, en 1894, l’année même de la parution de « L’anthropologie et le droit » de Manouvrier, il se fait le relais de son concept d’anthropologie juridique devant la Société d’anthropologie de Bruxelles113« Communication de M. Paul Otlet sur l’anthropologie juridique », Bulletin de la Société d’anthropologie de Bruxelles, 1894-1895, t. XIII, p. 412-450. Je remercie Frédéric Audren de m’avoir signalé et communiqué ce texte.. Ce long texte se présente comme une relecture très articulée, par un juriste, des voies ouvertes par le médecin français.
Après avoir brièvement repris la définition manouvrienne de l’anthropologie, Otlet s’attarde plus longuement sur celle du droit. Rappelant que celui-ci est un art, c’est-à-dire une création humaine, ayant pour double objectif la justice sociale et le bien social, il relève la distorsion existant entre la nature humaine, encline aux passions, et ce bien et cette justice. L’objectif du droit consiste donc à lutter contre ces causes perturbatrices « par la force sociale organisée juridiquement »114Ibid., p. 416.. Dès lors, la « raison d’être [du droit] est une action de l’homme sur lui-même et sur la nature, une création de milieux artificiels substitués au milieu naturel ». Pour autant, cet art qu’est le droit doit être fondé sur des règles, elles-mêmes assises sur des « données scientifiques »115Ibid., p. 417.. Affirmant que toute règle juridique doit être arrêtée en fonction d’un « Idéal juridique », il reprend à son compte le concept d’anthropotechnie :
« L’Idéal du législateur, Jus constituendum, – que la source dont il dérive s’appelle droit naturel, philosophie du droit ou science du droit, – sera déduit des besoins de l’homme tels que l’anthropologie, comme science de l’homme complet, les aura fait connaître »116Ibid., p. 419..
Paul Otlet va cependant bien plus en détails dans son argumentation, en se livrant à une véritable étiologie de cet idéal, depuis le jus gentium du droit romain, jusqu’au droit naturel dans sa double version classique et moderne, pour aboutir à l’idéal de l’homme raisonnable du XVIIIe siècle des Lumières. Or, la grande nouveauté du XIXe siècle a consisté, analyse-t-il, à se mettre en quête de cet idéal juridique, non par le raisonnement, mais par l’observation directe. Paul Otlet reproduit là une antienne de la science juridique de son temps, attachée, pour rénover les méthodes d’interprétation du droit, à la « méthode expérimentale » issue des sciences naturelles, ou méthode d’observation, brandie comme un étendard par divers juristes soucieux de rénover une science du droit accusée d’être sclérosée par l’Exégèse. Poursuivant sa généalogie, il crédite la science de la statistique d’Adolphe Quételet d’un premier progrès : celui d’avoir remplacé l’homme idéal des Lumières par l’homme moyen, sans atteindre toutefois au dernier niveau, consistant en la détermination de l’homme concret. C’est précisément à ce stade, constate Otlet, qu’intervient l’anthropologie, qu’il définit comme la science des différences entre les hommes :
« La théorie de l’évolution, de l’adaptation aux milieux, la constitution du groupe des dégénérés, les descriptions ethnographiques et historiques, autant de contributions à la notion moderne de l’homme et qui se résume en ceci : les hommes, loin de se ressembler tous et d’être raisonnables, présentent tous les degrés de la raison et de l’instinct et sont profondément différents les uns des autres »117Ibid., p. 425..
Et le jeune juriste belge de conclure qu’au fond, si l’expression « anthropologie juridique » est certes neuve, la subordination du droit à l’anthropologie, c’est-à-dire à la nature de l’homme, a toujours existé. En ce sens, l’anthropologie juridique, qu’il définit au passage comme « l’ensemble de données relatives à l’homme et immédiatement utilisables par le droit »118Ibid., p. 426., est « vieille comme la société »119Ibid., p. 421. ; une manière de jusnaturalisme. Il appartient par voie de conséquence à l’idéal juridique de s’adapter aux réalités anatomiques, physio-psychologiques et sociologiques établies par l’anthropologie.
Otlet, toutefois, ne méconnaît pas les difficultés inhérentes à ce virage vers un droit naturel refondé sur les sciences de l’Homme. Il relève en premier lieu la labilité de savoirs anthropologiques s’étant d’abord concentrés sur l’étude de l’homme anormal, par le biais de l’anthropologie criminelle. L’anthropologie, déplore le juriste belge, a cependant, jusqu’à présent, négligé l’étude de l’homme normal, retardant ainsi la constitution d’une « anthropologie juridique plus générale et la transformation du droit »120Ibid., p. 428.. Là doit désormais résider son programme d’études : après avoir terminé l’étude de l’espèce humaine et des races, il serait désormais souhaitable qu’elle s’attelle à celle des classes et des groupes sociaux, c’est-à-dire qu’elle examine les « actes humains, éléments premiers de la conduite de l’homme et des groupes que le droit est appelé à régir »121Ibid., p. 428.. De manière plus concrète, Otlet souhaite que l’anthropologie fournisse au droit des types d’hommes moyens correspondant à chacun des groupes sociaux. Otlet proposait là, en réalité, un programme de sociologie.
Le juriste belge, en second lieu, en vient à la difficulté majeure présidant à la proposition de Manouvrier. Si l’anthropologie est l’étude de l’homme dans toute sa complexité et son irréductibilité, elle conduit alors nécessairement « à la destruction de l’ancien concept de l’homme universel, immuable »122Ibid., p. 430.. Dès lors, ne rend-elle pas impossible l’idée même de droit, c’est-à-dire de préceptes généraux ? C’était là reprendre l’objection de Tarde, qu’Otlet s’emploie cependant à son tour à réfuter. Ce que le juriste belge conteste, c’est en réalité l’égalité formelle et purement abstraite mise en place par la législation. Ses opinions socialistes le conduisent à regretter que les droits existent indépendamment des moyens de les faire valoir et que, partant, la justice se réduise à une simple virtualité. Loin d’être des moyens de réduire les inégalités sociales et économiques, les droits constituent eux-mêmes leur propre but, pour ne plus figurer que des abstractions sans lien avec les besoins réels de l’Homme. De la même manière, le travail humain, déplore Otlet, n’est pas traité différemment d’une marchandise. Il faut rappeler qu’à cette époque, la législation sociale belge est encore embryonnaire, ce qui explique que le juriste s’attarde très longuement sur cet exemple d’une branche du droit dont il estime qu’elle pourrait bénéficier avec profit des enseignements de l’anthropologie afin de parvenir à une meilleure régulation des relations de travail123Il donne l’exemple des besoins nutritifs des hommes, du cubage d’air nécessaire à la respiration ou encore du rôle des vêtements dans la conservation de la température corporelle..
Le rôle de l’anthropologie, sous la plume d’Otlet, ne saurait être plus politique : elle a vocation à prouver, par ses observations, que la liberté ne suffit pas au bonheur humain si elle n’est pas assortie d’une législation destinée à faire advenir l’égalité réelle, et non simplement formelle, entre les hommes. L’horizon de l’art juridique doit résider dans la compensation des « inégalités sociales et naturelles »124« Communication de M. Paul Otlet sur l’anthropologie juridique », op. cit., p. 442.. Et Otlet d’illustrer son propos, à l’aide du système des assurances sociales, qui, en individualisant l’homme à l’extrême grâce au système des primes, constitue la plus parfaite application des données anthropologiques au droit : ne fait-il pas disparaître l’inadéquation signalée par l’anthropologie entre le besoin et la force de travail ?
De telles réflexions font écho aux préoccupations agitant une partie de la doctrine française à la même époque, qui, relevant à l’envi le manque d’adéquation de la législation avec les données sociales, prône l’utilisation de la science sociale pour remédier à ce qu’elle perçoit comme une crise de la science juridique125F. Audren, « Les professeurs de droit, la République et le nouvel esprit juridique », op. cit.. Trop formaliste, le droit est sommé de devenir une science du fait. L’originalité d’Otlet consiste à répondre à ces transformations sociales en opérant une relecture juridique très circonstanciée de la proposition de Manouvrier, dont il développe, beaucoup mieux que ce dernier, toutes les potentialités juridiques. Mais pour l’un comme pour l’autre, la réflexion sur le droit naturel n’était rien d’autre qu’une arme de combat, au service d’un humanisme convaincu.
Conclusion
L’expression « anthropologie juridique », employée dans le sens d’application des données de l’anthropologie physique comme sociale au droit, tombe dans le même oubli que la « révolution de papier »126C. Blanckaert, De la race à l’évolution…, op. cit., p. 529. de son concepteur, qui n’eût presque aucune postérité. Les juristes français désireux d’engager un dialogue avec les savoirs extra-juridiques semblent avoir regardé plus résolument du côté de la science sociale naissante que d’une science de l’Homme trop associée avec les questions physiologiques pour susciter un intérêt sérieux127En dehors du monde colonial, toutefois. Voir, sur ce point, les travaux de Silvia Falconieri, et en particulier S. Falconieri, « Droit colonial et anthropologie. Expertises ethniques, enquêtes et études raciales dans l’outre-mer français (fin du xixe siècle-1946) », Clio@Themis. Revue électronique d’histoire du droit, n° 15 [Droit et anthropologie. Archéologie d’un savoir et enjeux contemporains], 2019., et peut-être trop avide de jouer un rôle de science de gouvernement auquel la science juridique aspirait de son côté. L’absence de postérité de la proposition de Léonce Manouvrier illustre bien les difficultés épistémologiques et institutionnelles auxquelles la rencontre entre le droit et la science de l’Homme s’est, au XIXe siècle, heurtée.
Par l’une de ces curieuses ironies dont l’histoire a le secret, l’expression « anthropologie juridique » renaîtra seulement au milieu des années 1960, dans un sens bien différent, puisqu’il s’agira de désigner sous ce vocable une nouvelle discipline proposée par les facultés de droit. La nouvelle « anthropologie juridique » vient se substituer à ce que les juristes nommaient jusqu’alors l’« ethnologie juridique », science de la coutume s’étant essentiellement développée dans les territoires colonisés. Ce changement de dénomination, tout sauf fortuit128Sur l’importance de la dénomination des savoirs, cf. W. Feuerhahn, « Prendre les noms des savoirs au sérieux », Revue d’histoire des sciences humaines, n° 37 [Nommer les savoirs], 2020, p. 9-28., manifestait après-guerre la volonté de gommer l’ancrage colonialiste de ce savoir. Pour ses promoteurs, il s’agissait, au fond, de tourner la page d’une période racialiste ayant dominé depuis le XIXe siècle, associée, dans l’esprit de tous, à l’École d’anthropologie de Paris129Voir, sur ce point, L. Guerlain, « Les habits neufs de l’anthropologie juridique. Relativité spatiale des concepts et fabrique disciplinaire au xxe siècle », in X. Prévost et N. Laurent-Bonne (dir.), Penser l’ancien droit privé. Regards croisés sur les méthodes des juristes (II), Lextenso, coll. Contextes-Culture du droit, 2018, p. 101-130.. Quitte, pour cela, à reprendre sans le vouloir une expression inventée par l’un de ses pivots…