Quelles difficultés pour l’analyse juridique portant sur les objets partagés par les sciences sociales * ?
Vanille RULLIER
Doctorante en droit public, Université de La Réunion, Centre de Recherche Juridique (EA 14)
Résumé
Il est des sujets de thèse dont le choix pose la question de la légitimité de leur étude dans le champ juridique. Les objets étrangers au monde du droit positif en font partie. Ils interrogent notamment le positionnement du chercheur par rapport à son champ disciplinaire. En ce sens, les « objets partagés » par les sciences sociales posent tant la question des critères de la recherche en droit que la question de la place de l’interdisciplinarité dans l’analyse juridique.
Mots-clés
Objets partagés – méthodologie de la recherche – champ disciplinaire – interdisciplinarité – sciences sociales – méthodologie
Abstract
There are thesis subjects whose choice raises the question of the legitimacy of their study in the legal field. Objects foreign to the world of positive law are part of it. In particular, they question the position of the researcher in relation to his disciplinary field. In this sense, the « shared objects » by the social sciences raise both the question of the criteria for legal research and the question of the place of interdisciplinarity in legal analysis.
Keywords
Shared objects – research methodology – disciplinary field – interdisciplinarity – social sciences – methodology
*Préabule
D’autres dénominations peuvent correspondre à cette idée d’objet partagé, telles que les objets « communs » ; les objets « transversaux » aux sciences sociales, ou encore les objets « pluri-dimensionnels » (voir sur ce terme d’objet « pluri-dimensionnel » : V. Champeil-Desplats, Méthodologies du droit et des sciences du droit, Dalloz, 2016, p. 168 sur la pluri-dimensionnalité des objets de recherche qui cite comme exemple l’objet « État »).
Introduction
J’entends par la dénomination d’« objets partagés » les objets étudiés « en partage » au sein des sciences sociales1R. Encinas de Munagorri, S. H ennette-Vauchez, C. M iguel Herrera, O. L eclerc, L’analyse juridique de (x). Le droit parmi les sciences sociales, Éditions Kimé, Paris, 2016, p. 24.. Il s’agit généralement d’objets constitués d’une pluralité de facettes. Celles-ci sont susceptibles de faire l’objet d’une étude à travers plusieurs champs disciplinaires concurrents. L’État, l’administration, ou encore les droits et libertés, constituent des exemples de ce type d’objet d’étude2Voir par exemple, J. Chevallier, Science administrative, 6e édition, PUF, 2019, p. 50 (pour une étude qui prend pour objet « l’administration » qui constitue également un objet pluridimensionnel, autrement dit susceptible de faire l’objet d’une appréhension par différentes sciences parce qu’il offre plusieurs aspects aux sciences sociales). Les droits et libertés constituent peuvent également constituer « un objet pluri- ou interdisciplinaire par excellence », pour V. Champeil-Desplats, Théorie générale des droits et libertés, Dalloz, 2019, p. 15 ; voir aussi pour une approche pluridisciplinaire des droits et liberté, V. Champeil-Desplats, J. P orta, L. T hévenot (dir.), « Modes de normativité et transformations normatives. De quelques cas relatifs aux droits et libertés », Revue des droits de l’Homme, n° 16, juin 2019.. Il s’agit d’objets qui « par leur ampleur dépassent les ressources d’une seule discipline »3B. Mirkine-Guetzévitch, « Les méthodes d’étude du droit constitutionnel comparé », RID comp., vol. 1, n° 4, oct.-nov., 1949, p. 399 s, cité par V. Champeil-Desplats, dans Méthodologies du droit et des sciences du droit, Dalloz, 2016, p. 168.. La spécificité de ce type d’objet d’étude est notamment qu’il implique parfois une combinaison de différents éclairages issus de savoirs différents pour en saisir au mieux la substance. L’analyse de ces objets en particulier peut commander de recourir à des « appareils méthodologiques et conceptuels d’autres sciences sociales »4V. Champeil-Desplats, Méthodologies du droit et des sciences du droit, Dalloz, 2016, p. 170..
Mon sujet de thèse porte sur « les valeurs de la République en droit ». Cette association de mots, que l’on retrouve le plus souvent dans la rhétorique politique, renvoie a priori davantage à un totem politique, qu’à un véritable objet juridique5L’expression « valeurs de la République » est une figure clef de la rhétorique politique. Elle est utilisée dans les discours politiques et ce qu’importe la place de l’acteur sur l’échiquier politique. Pour des exemples voir : le discours d’investiture de F. Hollande, du 15 mai 2012, Les Échos, 2012 ; le discours de F. Hollande, Président de la République, prononcé à Paris, le 8 septembre 2016, « La démocratie face au terrorisme » ; la déclaration de M. F. Hollande, Président de la République, sur le rôle de l’Éducation nationale dans la transmission des savoirs et des valeurs de la République, Paris, 21 janvier 2015 ; le discours de M. B. Cazeneuve, aux États-Généraux du Christianisme, à Strasbourg, le 3 octobre 2015 (trois références aux valeurs de la République) ; le discours de M. E. Macron, Président de la République à l’occasion de la commémoration de la rafle du Vel d’Hiv, publié le 18 juillet 2017.. En effet, les valeurs républicaines sont généralement convoquées pour parler d’intégration, de cohésion, de citoyenneté, de lutte contre la radicalisation, de formation des jeunes esprits, etc. À ce titre, elles fonctionnent presque comme une incantation, « une forme de pensée magique qu’il suffirait de déployer pour se mettre à l’abri »6Émission Politique !, France Culture, Épisode « La religion de la République » par H. Gardette, (podcast en ligne sur le site de France Culture : https://www.franceculture.fr/emissions/politique/la-religion-de-la-republique).. Les accointances de cet objet avec le discours politique posent la question de son appartenance au champ du droit. Les valeurs de la République, si elles sont encore méconnues des travaux de recherche en droit, constituent cependant un objet d’étude déjà bien implanté dans d’autres champs des sciences sociales, en particulier en histoire des idées politiques7Pour les travaux juridiques portants sur les valeurs en droit, voir la thèse récente de J.-B. Jacob, La valeur dans la jurisprudence constitutionnelle, D. Rousseau (dir.), Université Paris I Panthéon Sorbonne, 2019 ; Ch. Grzegorczyk, La théorie générale des valeurs et le droit. Essai sur les prémisses axiologiques de la pensée juridique, Paris, LGDJ, coll. « Bibliothèque de Philosophie du droit », 1982 (préf. M. Villey) ; E. Dockès, Valeurs et démocratie, Dalloz, 2004 ; voir aussi X. Bertolino, La construction des valeurs par le juge : une étude du discours doctrinal, J.-J. Sueur (dir.), Toulon, 2017 ; M. Delmas-Marty, Vers une communauté de valeurs ?, Paris, Seuil, 2011 ; mais aussi ces articles édifiants : D. Gilles et S. Labayle, « L’irrédentisme des valeurs dans le droit : la quête du fondement axiologique », RDUS, 2012, vol. 42 n° 1-2, p. 309-361, pour qui les valeurs prennent la forme d’une « préférence idéologique » ; J. Habermas, Droit et démocratie. Entre faits et normes, 1992, trad. R. Rochlitz et Ch. Bouchindhomme, Nrf, Gallimard, p. 177, pour qui : la valeur est « l’expression d’une préférence personnelle en vue d’une fin digne d’efforts personnels ». Pour une liste non exhaustive d’exemples de travaux portant sur les valeurs de la République en histoire des idées politiques voir J.-F. Sptitz, Le moment républicain, Gallimard, 2005 ; C. Nicolet, L’idée républicaine en France (1789-1924), Gallimard, 1995 ; J. De Saint Victor et T. Branthôme, Histoire de la République en France, Economica, 2018 ; voir également quelques exemples dans les travaux sur les valeurs républicaines dans d’autres sciences sociales : É. Guigou, « L’Europe met-elle en danger les valeurs de la République ? », Après-demain 2011/1, n° 17, NF, p. 42-45 ; M. Gevrey, « Valeurs républicaines et réalités des discriminations », Vie sociale 2006/4, n° 4, p. 113-121 ; M. Hachimi Alaoui, « L’immigration familiale : une obligation d’“intégration républicaine”. Le cas du Contrat d’accueil et d’intégration », Recherches familiales, 2016/1, n° 13, p. 79-93.. Ainsi, mon sujet de thèse est susceptible de constituer un objet de recherche aussi bien en droit que dans les savoirs voisins.
Par ailleurs, l’objet « valeurs de la République » appartient à une catégorie de notions qui mettent à l’épreuve « les outils et les canons dominants de la discipline »8J.-B. Jacob, La valeur dans la jurisprudence constitutionnelle, D. Rousseau (dir.), 2019, Université Paris I Panthéon Sorbonne, p. 2 à propos des valeurs en droit : « En théorie du droit, la question de la valeur met à l’épreuve les outils et les canons dominants de la discipline. En un mot, elle éprouve le « cadre d’analyse » des différentes approches théoriques du droit et d’inscrit potentiellement en rupture épistémologique avec celles-ci. ».. En effet, ce dernier réunit deux éléments qui ne recouvrent pas de définition juridique établie. La valeur en droit « souffre d’un manque cruel de définition »9J.-B. Jacob, La valeur dans la jurisprudence constitutionnelle, D. Rousseau (dir.), Université Paris I Panthéon Sorbonne, 2019, p. 190.. Si le débat sur l’existence des valeurs en droit est connu de la recherche, moins de travaux ont été menés sur la valeur en tant qu’objet du droit, sur sa portée normative ou sa place dans l’ordre juridique10Pour quelques écrits relatifs à la présence des valeurs dans le droit, voir : D. Gilles et S. Labayle, « L’irrédentisme des valeurs dans le droit : la quête du fondement axiologique », RDUS, 2012, vol. 42, n° 1-2, p. 309-361 ; Ch. Grzegorczyk, « La théorie générale des valeurs et le droit. Essai sur les prémisses axiologiques de la pensée juridique », Revue internationale de droit comparé, vol. 35 n° 2, Avril-juin 1983. p. 420. Il existe toutefois de rares travaux sur ce point, notamment la récente et édifiante thèse de J.-B. Jacob, La valeur dans la jurisprudence constitutionnelle, D. Rousseau (dir.), Université Paris I Panthéon Sorbonne, 2019.. La valeur, demeure encore largement un impensé de la « logique dogmatique juridique »11J.-B. Jacob, La valeur dans la jurisprudence constitutionnelle, sous la direction du Professeur D. Rousseau, Université Paris I Panthéon Sorbonne, 2019, p. 190., et les outils de la recherche en droit peinent à appréhender la valeur comme objet d’étude. Celle-ci entre d’ailleurs dans le champ de la recherche en droit par le biais de la philosophie du droit, ou de la sociologie pragmatique par exemple12Voir notamment : Ch. Grzegorczyk, La théorie générale des valeurs et le droit. Essai sur les prémisses axiologiques de la pensée juridique, Paris, LGDJ, coll. « Bibliothèque de Philosophie du droit », 1982 (préf. M. Villey) pour la philosophie du droit, et N. Heinich, Des valeurs. Une approche sociologique, Gallimard, NRF, coll. « Bibliothèques des sciences humaines », 2016 Paris, pour la sociologique pragmatique.. Quant à la République, elle demeure, bien que très connue du droit public, encore considérablement indéterminée. De très nombreux travaux ont porté sur l’histoire des différentes Républiques, sur le droit en vigueur sous chacune d’elles, ou encore sur les normes juridiques qui leur sont propres. Cependant, le concept proprement juridique de République demeure encore contesté13J.-P. Dubois, « La République démocratique », colloque organisé par l’Association Française des Constitutionnalistes et le Groupe d’études appliquées et comparées, B. Mathieu et M. Verpeaux (dir.), La République en droit français, Dijon, 10 et 11/12/1992, Economica, 1996, p. 162, pour qui, définir la République demeure « une chose redoutable qui suppose d’être autant philosophe que moraliste si bien que rares sont les constitutionnalistes à avoir fait de cette notion pourtant cardinale un objet central d’étude ». Pour deux thèses de référence sur la notion de République, voir A. Viola, La notion de République dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel, Préface du Professeur H. Roussillon, 2002, LGDJ ; F. Morena, L’idée de République et la jurisprudence du Conseil constitutionnel, Préface du Professeur B. Asso, LGDJ, 2004 ; pour une thèse de référence sur les principe fondamentaux reconnus par les lois de la République voir V. Champeil-Desplats, Les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République. Principes constitutionnels et justification dans les discours juridiques, Préface de Michel Troper, Presses Universitaires d’Aix-Marseille, Economica, 2001.. Sa portée normative n’est pas toujours reconnue par les autorités normatives, et pour la doctrine, la République, fait avant tout référence à une idée, un idéal, une histoire14Ch. Vimbert, La tradition républicaine en droit public français, Préface d’É. Picard, Publications de l’Université de Rouen et LGDJ, 1992..
Au fond, la portée juridique de ce syntagme me paraissait faussée par sa perméabilité apparente avec le discours politique. Dès lors, j’ai souhaité estomper l’aspect politique de mon sujet. J’ai d’abord choisi d’adopter une démarche strictement juridique en occultant tous les aspects extra-juridiques de mon sujet. Je n’ai pas souhaité dépasser le champ du droit, ni mettre en évidence le contexte qui avait fait émerger mon objet d’étude. Toutefois, faisant cela, je me suis aperçu qu’un aspect essentiel de mon sujet m’échappait. Si je me limitais à l’étude stricto sensu des textes juridiques, je prenais le risque de mutiler les traits fondamentaux de mon objet. La mise en contexte de celui-ci apportait en fait une réelle plus-value à ma recherche. La démarche semblait tronquée, il fallait procéder autrement.
Questionnements épistémologiques liés à ce type d’objets dans la recherche en droit
Ce type d’objet d’étude fait nécessairement survenir un problème de positionnement du chercheur par rapport à son champ de connaissances. Au regard du faible nombre de thèses soutenues portant sur des objets partagés, et, face à la particularité d’un objet d’étude qui se laisse d’abord apprivoiser à travers l’histoire ou la science politique, je me suis posé la question de la juridicité de ma recherche. Mon sujet de thèse était-il légitime dans le cadre d’une recherche en droit ? Existe-t-il un critère permettant de déterminer le caractère juridique d’une recherche ? Finalement, qu’est-ce que la recherche en droit ?
Ensuite, si l’ouverture de la recherche aux sciences sociales semblait constituer une plus-value, je me suis demandé, dans quelle mesure était-il opportun, dans le cadre de ma recherche en droit, d’avoir recours aux sciences sociales ? Quelles sources non juridiques pourrais-je exploiter dans le cadre de mon analyse juridique ? Puis-je emprunter des concepts issus des sciences sociales en droit ? Comment combiner les outils et les méthodes propres à chaque champ ?
L’exercice auquel il m’a été demandé de satisfaire consiste à exposer les inquiétudes et les doutes qui ont jalonnés le début de mon travail de thèse, et qui ont pu, entre autres, donner lieu à des phases d’errances plus ou moins longues, dans la perspective que ceux-ci puissent éventuellement décomplexer certains doctorants qui auraient, eux-aussi, jeté leur dévolu sur un « objet partagé »15C’est d’ailleurs dans cette optique que le style parlé a été conservé.. Autrement dit, il sera question ici, non pas de proposer un modus operandi de la recherche portant sur des objets partagés, mais bien de mettre en lumière quelles peuvent être les principales difficultés que sont susceptibles de susciter les objets partagés dans le cadre de la recherche en droit, et, plus précisément, dans le cadre du doctorat en droit. Ainsi, je proposerai d’articuler ces différents questionnements autour de deux axes que sont : le choix de l’objet partagé comme sujet de thèse (I), et l’opportunité du recours aux sciences sociales dans une thèse de droit (II).
I. Le choix du sujet de thèse : le cas de l’objet partagé
Dans mon cas, la matière première pour comprendre ce qui existait déjà de mon objet était d’abord à trouver en dehors du droit. Des grilles d’analyse et des outils de compréhension avaient été conçus dans d’autres disciplines. Mes premières lectures m’ont très vite amenée dans le champ de l’histoire et de l’histoire des idées politiques. Ne sachant pas comment procéder, j’ai quelque peu délaissé la sphère juridique. Néanmoins, dans le même temps, des doutes sont apparus quant à la légitimité de mon sujet de thèse en tant qu’objet d’analyse pour une recherche en droit.
Ce faisant, un réflexe disciplinaire m’a poussé à chercher la juridicité de mon objet d’étude. Je me suis alors intéressée à différentes conceptions de la juridicité afin de justifier du caractère juridique de mon objet d’étude. Jean-Louis Bergel considère par exemple que la juridicité d’un objet est l’attribut grâce auquel on peut le doter de conséquences juridiques. Ce critère de juridicité a retenu mon attention parce qu’il invite à observer les effets juridiques de l’objet en cause dans le droit positif16Selon cette conception de la juridicité, les objets, notamment les concepts nouveaux, procèdent des pratiques et des produits de la vie sociale, de l’évolution de la science et des mœurs, des agents économiques, des idéologies de l’actualité, de l’intervention des pouvoirs publics… L’identification juridique d’un objet est permise si celui-ci engendre des droits et obligations, s’il peut donner naissance à des litiges ou à des actions en justice, ou encore s’il est susceptible de générer des solutions. J.-L. Bergel, Méthodologie juridique, PUF, 2016, p. 45 : « La juridicité d’une chose, d’un fait, d’un acte ou d’une situation, est l’attribut grâce auquel on peut la ou le doter de conséquences juridiques. C’est ce qui permet de la ou le rattacher au système juridique par des modes de reconnaissances, de traitement et de régulation permettant sa protection par des normes juridiques susceptibles de s’y appliquer, voire par des actions en justice. » ; « Dès qu’une situation nouvelle et non encore identifiée par le droit émerge sur la scène juridique, ne serait-ce que par une convention particulière entre deux ou plusieurs personnes, elle acquiert un degré de juridicité suffisant par les droits et obligations qu’elle engendre, les litiges et les actions en justice qu’elle peut susciter, les règles et les solutions auxquelles elle peut donner lieu… […] ».. La définition donnée de la juridicité par Denys de Béchillon était également utile à l’égard de mon objet. Elle permettait d’établir la juridicité d’un objet en fonction de son lien avec l’État. Pour Denys de Béchillon, « toutes les normes produites par un système étatique doivent être dites juridiques »17D. de Béchillon, Qu’est-ce qu’une règle de Droit ?, éditions Odile Jacob, 1997, p. 250 : « La possibilité de définir la juridicité d’une norme par son insertion à l’Ordre juridique étatique présente l’avantage d’évacuer la masse d’expédients plus ou moins approximatifs que la théorie juridique a pu produire dans ce registre. Il importe peu que les règles juridiques soient sanctionnées ou sanctionnables, effectives ou non, qu’elles s’expriment en des formes ou en des procédures spécifiques, selon tel degré de généralité, etc. Seule compte leur appartenance au système de l’État. ».. Mais la démarche ne paraissait pas satisfaisante. Il existait également d’autres conceptions de la juridicité plus ou moins éloignées de cette idée notamment lorsque le droit est distingué des mœurs ou de la morale18Voir par exemple G. Cornu, Vocabulaire juridique, entrée Juridicité, PUF, 2011, p. 584, voir aussi A.-J. Arnaud (dir) et al., Dictionnaire encyclopédique de théorie et de sociologie du droit, LGDJ, 2e éd. V. Juridicité : « C’est ce qui différencie le droit d’autres faits sociaux ou d’autres règles de conduite, de meurs, de morale, ou de convenances. » ; P. Amselek, Cheminements philosophiques dans le monde du droit et des règles en général, Éd. A. Colin, Coll. Le temps des idées, 2013, p. 223 et 225 pour qui les approches classiques de la juridicité fondées sur la contrainte et sur le contenu des normes sont insatisfaisantes et inopérantes ; É. Acollas, L’Idée du droit, Éd. Germer-Baillière, 1re éd., 1871, p. 14 : « la morale a pour unique sanction la conscience, tandis que le droit reçoit, en outre, le supplément d’une coercition extérieure et sociale, ou, en termes techniques de l’action en justice » ; X. Magnon, « L’ontologie du droit : droit souple c. droit dur », Revue française de droit constitutionnel, 2014/4 (n° 120), p. 949-966.. Éloigner des conceptions de la juridicité qui ne correspondaient pas forcément à la finalité que je recherchais était-ce tricher ? Comment devais-je procéder à la justification de mon choix de sujet de thèse, notamment au regard du principe de neutralité axiologique dans la recherche en droit ? Finalement, est-ce réellement la juridicité de l’objet d’étude qui confère à l’analyse son caractère juridique ?
Il s’est avéré que cette démarche était en fait inappropriée. En effet, il m’est apparu, suite à mes échanges avec Madame la Professeure Véronique Champeil-Desplats, ainsi qu’avec Monsieur le Professeur Frédéric Rouvière, que ce n’était pas les caractéristiques de l’objet, ou sa prétendue juridicité, qui conféraient à la recherche son caractère juridique, mais bien le type d’interrogations que l’on porte sur l’objet en question19F. Rouvière, « Qu’est-ce qu’une recherche juridique ? », in L’évaluation de la recherche en droit : enjeux et méthodes, A. Flückiger, T. Tanquerel, 2015, Genève, Suisse. p. 117-137. :
« On l’aura compris : plutôt que de concentrer l’attention sur la loi et la jurisprudence, avec en ligne de mire la préoccupation d’établir un espace propre pour la discipline juridique (et la lancinante question : “ceci est-il du droit ? ” et donc un objet d’analyse possible ?), il s’agit de formuler l’hypothèse que l’analyse juridique peut porter sur toutes sortes d’objets sociaux »20.R. Encinas de Munagorri, S. H ennette-Vauchez, C. M iguel Herrera, O. L eclerc, L’analyse juridique de (x). Le droit parmi les sciences sociales, Éditions Kimé, Paris, 2016, p. 13.
On comprend dès lors que ce sont les outils et les catégories d’analyse mobilisés par la discipline qui fondent le caractère juridique de la recherche. Et c’est parce qu’ils sont spécifiques à la recherche juridique qu’ils peuvent s’étendre à d’autres objets d’études que le seul droit positif. Autrement dit, qu’importe le fait que l’objet appartienne au monde du droit ou en soit étranger, la recherche est juridique à partir du moment où elle s’inscrit dans les modes de questionnements juridiques. Ces modes d’interrogation constituent en l’occurrence la « spécificité théorique » de l’analyse juridique21R. Encinas de Munagorri, S. H ennette-Vauchez, C. M iguel Herrera, O. L eclerc, L’analyse juridique de (x). Le droit parmi les sciences sociales, Éditions Kimé, Paris, 2016, p. 13.. Ainsi comme le relève Jacques Chevallier :
« Une science se construit toujours non pas en fonction d’un “objet” pré-existant ou préconstruit […], mais d’un point de vue, d’un angle d’attaque, d’un ensemble de questions, posées : c’est cette problématique, et non un domaine du réel par avance délimité, qui permet la constitution d’une discipline scientifique »22J. Chevallier, Science administrative, 6e édition, 2019, PUF, p. 48..
Le travail de recherche entendu dans ce sens, le néo-doctorant ne devrait pas restreindre le choix de sa recherche aux objets situés dans le domaine du droit et de la justice. Un objet étranger à l’univers juridique peut constituer un objet d’analyse juridique, et « l’analyse juridique est à même de contribuer à la compréhension d’un objet social »23R. Encinas de Munagorri, S. H ennette-Vauchez, C. M iguel Herrera, O. L eclerc, L’analyse juridique de (x). Le droit parmi les sciences sociales, Éditions Kimé, Paris, 2016, p. 24..
Une fois ces précisions apportées, il reste néanmoins que le doctorant se trouve face à un objet inconnu du champ juridique et tient à sa disposition différents matériaux issus de champs de connaissance voisins. Avec cela, il doit satisfaire aux exigences de l’exercice : mener une analyse qui soit juridique. Dès lors, il est permis de se demander : quelles sont les marqueurs de la recherche juridique ? Qu’est-ce qui différencie les modes de questionnement juridiques de ceux d’autres sciences sociales ? Par ailleurs, si l’analyse doit demeurer juridique, les objets partagés peuvent impliquer que le doctorant s’engage dans le champ des sciences sociales. Se pose alors la question de l’opportunité du recours aux sciences sociales dans le cadre de la recherche en droit.
II. L’opportunité du recours aux sciences sociales dans la recherche en droit
L’objet d’étude « valeurs de la République » traverse différents champs. Cela implique notamment que, peu importe le champ au sein duquel il sera appréhendé, son étude nécessitera très certainement de procéder à quelques incursions dans des champs de connaissances voisins auxquels il appartient tout autant. Autrement dit, l’objet implique, à certains moments, de sortir du cadre juridique de la recherche, justement, parce qu’il se situe à l’intérieur de plusieurs cadres qui se chevauchent.
L’intérêt de la démarche interdisciplinaire est connu au sein des sciences sociales et, tend à être davantage reconnu en droit24F. Ost, À quoi sert le droit ?, Bruylant, 2016 ; A. Bailleux, F. O ost, « Droit, contexte et interdisciplinarité : refondation d’une démarche », Revue interdisciplinaire d’études juridiques, 2013, Vol.70(1), p. 25-44.. Pour le doctorant, la mise en perspective de l’objet d’étude parmi les sciences sociales peut permettre de mesurer la « portée politique de l’analyse juridique »25R. Encinas de Munagorri, S. H ennette-Vauchez, C. M iguel Herrera, O. L eclerc, L’analyse juridique de (x). Le droit parmi les sciences sociales, Éditions Kimé, Paris, 2016, p. 25.. Pour le docteur elle peut permettre d’inscrire la thèse soutenue dans un courant théorique plus large que celui de l’analyse juridique. Du point de vue des sciences, elle peut par exemple contribuer à faciliter la circulation des idées et des concepts dans les différents champs. Mais aussi, du point de vue du droit lui-même, le fait, pour le chercheur, de repositionner le droit « en contexte » constitue « l’élément central de compréhension du phénomène juridique »26A. Bailleux, F. O st, « Droit, contexte et interdisciplinarité : refondation d’une démarche », Revue interdisciplinaire d’études juridiques, 2013, Vol.70(1), n° 34, p. 25-44..
Toutefois, cette démarche place le doctorant face à deux principaux écueils. Le premier tient au vertige que suscite le fait, pour le chercheur en droit, de s’engager dans d’autres champs de connaissance. L’absence de maitrise des outils de compréhension et d’analyse propres à ces champs ne constitue-t-elle pas un obstacle sérieux à cette démarche ? Le second écueil tient à un réflexe disciplinaire. Il se trouve que les exigences en matière de recherche juridique tendent à une épuration des considérations extra-juridiques27Voir sur ce point R. Encinas de Munagorri, S. H ennette-Vauchez, C. M iguel Herrera, O. L eclerc, L’analyse juridique de (x). Le droit parmi les sciences sociales, Éditions Kimé, Paris, 2016, p. 23, au sujet de « l’enfermement disciplinaire des juristes ».. Cette tendance peut avoir pour effet de freiner le doctorant dans sa démarche interdisciplinaire. Et pourtant :
« Emprunter les lignes transverses, obliques, voire perpendiculaires à ce qui est courant, normal, attendu dans un contexte donné, c’est prendre le risque d’une certaine incompréhension. C’est aussi peut-être l’un des moyens les plus efficaces pour se libérer de carcans disciplinaires et interdisciplinaires. C’est sans doute aussi un chemin propice à la circulation des idées »28R. Encinas de Munagorri, S. H ennette-Vauchez, C. M iguel Herrera, O. L eclerc, L’analyse juridique de (x). Le droit parmi les sciences sociales, Éditions Kimé, Paris, 2016, p. 23..
Les questions qui dominent ici s’articulent principalement autour de la question du « Comment ? ». Comment combiner des méthodes différentes ? Comment utiliser des ressources extra-juridiques ? Peut-on emprunter des concepts aux disciplines voisines et les intégrer dans l’analyse juridique de notre objet ?
Mener une étude juridique sur un objet partagé implique notamment d’aborder avec lui un ensemble de notions qui ont été saisies a priori à travers le prisme d’autres sciences sociales. Dans mon cas, travailler sur les valeurs de la République m’a amené à m’intéresser à des concepts voisins, ou à des notions mal connues du droit29Telles que les notions de bonne moralité, de bonnes mœurs ou encore de morale en droit, qui sont des notions floues et indéterminées par excellence.. Autrement dit, lorsque l’on mène un travail sur les valeurs, peut-on appliquer le concept d’anomie, élaboré par Durkheim en théorie sociologique, à son questionnement juridique ? Lorsque l’on s’intéresse à la morale en droit, peut-on utiliser les concepts théoriques élaborés en philosophie morale par Kant ou par Nietzsche par exemple ?
Plus près du droit positif, peut-on intégrer des documents qui mettent en lumière les présupposés politiques et idéologiques qui sous-tendent la production de la norme ? Je pense notamment aux documents qui accompagnent les processus d’élaboration de la norme tels que les avis, rapports et études émanant d’autorités publiques dans leur fonction consultative.
À titre d’exemple, la Commission nationale consultative des droits de l’Homme, se mobilise sur de multiples thématiques en lien avec le droit positif et plus généralement avec les politiques publiques. Certains de ces avis sont susceptibles de nous renseigner sur la finalité d’une législation, sur les phénomènes sociaux qu’elle entend appréhender, sur les conceptions sociologiques qui ont été retenues de ces faits, sur les présupposés philosophiques, politiques et moraux qui ont sous-tendu l’élaboration de cette législation. Ainsi, lorsque la Commission décide de s’auto-saisir au sujet de la politique de détection des personnes radicalisées ou en voie de radicalisation, devenue un objectif prioritaire des politiques publiques dès 201630La lutte contre la radicalisation est devenue un objectif prioritaire des politiques publiques depuis le plan d’action contre la radicalisation du 9 mai 2016., elle se prononce au préalable sur la question de la radicalisation en elle-même31Voir pour un exemple : CNCDH, Avis sur la prévention de la radicalisation, Assemblée plénière du 18 mai 2017, NOR : CDHX1808588V, qui dresse un état des lieux de la politique de détection des personnes radicalisées ou en voie de radicalisation mais qui au-delà de ces questions s’intéresse aux processus concrets, sociaux, de radicalisation et de leur appréhension par des moyens juridiques : « À titre liminaire, il convient de préciser que la CNCDH ne reprend pas à son compte les termes de “radicalisation”, de “processus de radicalisation” et de “contre radicalisation” tels qu’ils sont utilisés par les pouvoirs publics puisque c’est précisément leur insuffisante conceptualisation qui est responsable des dangers véhiculés ».. En l’occurrence, la Commission conteste la conception sociologique de la radicalisation retenue par les pouvoirs publics notamment en ce que le concept manquerait de « validité scientifique »32CNCDH, Avis sur la prévention de la radicalisation, Assemblée plénière du 18 mai 2017, NOR : CDHX1808588V, qui conteste la définition retenue par les pouvoirs publics : « Les pouvoirs publics, le secrétaire général du comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (CIPDR) en tête, ont ainsi adopté une conception de la radicalisation contestée et contestable. », inspirée de la définition qu’en a donnée le sociologue F. Khosrokkhavar. En outre, la commission propose des éléments de définition du concept de radicalisation : À l’origine, le terme “radical” apparaît au xve siècle et vient du latin radix qui signifie racine, fondement, souche. “Radicaliser” apparaît vers 1845, et signifie “rendre plus fondamental, plus extrême”. Est “radical”, selon la définition qu’en donne le dictionnaire, “ce qui tient à l’essence, au principe d’une chose”, mais également “ce qui va jusqu’au bout de ses conséquences, sans concession”. Le mot “radicalisation” renvoie donc à une transformation vers l’extrême, une intransigeance politique, sociale, religieuse ou culturelle, mais elle n’est pas obligatoirement violente et exceptionnellement armée. Par extension, il définit un parcours personnel. ».. Ce type de document semble susceptible de constituer un apport considérable à l’étude de la norme en elle-même, mais aussi de sa réception par les différents acteurs socio-juridiques.
Également, en matière législative, on a pu remarquer que certaines lois, en particulier lorsqu’elles touchent à des faits de société, sont entourées de différents textes, sans portée législative mais qui n’en traduisent pas moins les intentions de la représentation nationale. Intentions qui ne seront pas forcément reprises dans le texte de loi. Il s’agit ainsi de textes qui font état des positions et des aspirations politiques de l’Assemblée sur des phénomènes sociétaux à l’endroit desquels elle entend légiférer. On pense par exemple aux rapports qui ont précédé la loi du 11 octobre 2010 portant dissimulation du visage dans l’espace public et qui contribuent à faire état de la vision retenue de la pratique du port du voile intégral par l’Assemblée, marquant ainsi la contradiction de cette pratique avec les principes et valeurs de la République33Voir par exemple le rapport d’information n° 2262, de M. A. Gerin, et M. É. Raoult, au nom de la mission d’information sur la pratique du port du voile intégral sur le territoire national, du 26 janvier 2010 : « Le rapport de la mission établit un état des lieux qui fait l’objet d’un accord de l’ensemble de la mission. Il montre aussi avec précision en quoi le port du voile intégral porte atteinte aux trois principes qui figurent dans la devise de la République : liberté, égalité, fraternité. Le voile intégral est une atteinte intolérable à la liberté, à la dignité des femmes. C’est la négation de l’égalité des sexes, de la mixité dans notre société. C’est finalement la volonté d’exclure les femmes de la vie sociale et le rejet de notre volonté commune de vivre ensemble. ».. On pense également à la résolution parlementaire qui a pu précéder cette loi et qui exprime de façon explicite l’opposition farouche de l’Assemblée face à la pratique du port du voile intégral, et rappelant par la même occasion son attachement ferme aux valeurs républicaines34Voir par exemple la résolution parlementaire « sur l’attachement au respect des valeurs républicaines face au développement de pratiques radicales qui y portent atteinte », adoptée le 11 mai 2010 et qui précède de quelques mois l’adoption de la loi n° 2010-1192 interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public du 11 octobre 2010..
S’il semble amplement pertinent d’intégrer ce type de documents lorsqu’ils sont en lien avec l’objet de la recherche en droit, il demeure que la place qui leur revient reste à déterminer. Comment faire bon usage de ces documents dans une étude de droit ? Quelle est la place qui revient à l’analyse contextuelle de mon objet dans le cadre de ma recherche ? Enfin, quelle influence exerce le caractère interdisciplinaire d’une thèse sur la qualification ainsi que sur les chances de recrutement ?
Les « objets partagés » constituent un type d’objet qui se singularisent dans la recherche en droit, peut être justement, par les difficultés méthodologiques qu’ils posent au chercheur. Ceux-ci sont principalement dus à la place qu’occupe le droit au sein des sciences sociales et au traitement qui est réservé à l’interdisciplinarité dans la recherche en droit. Au fond, au sortir d’une formation universitaire exclusivement juridique, le jeune doctorant ne peut qu’éprouver une certaine appréhension à faire sien un objet, a priori étranger au droit positif, ou encore à envisager une ouverture de sa recherche à d’autres disciplines. Il reste que ce type d’objet d’étude demeure encore largement minoritaire parmi les sujets de thèse qui sont soutenues chaque année.