Rapport de synthèse
Jean-Yves CHEROT
Professeur Émérite, Laboratoire de théorie du droit, Aix-Marseille Université
Résumé
Le colloque a été porté par l’idée qu’il existe une certaine manière d’être du droit et par l’idée qu’il fallait la rendre plus explicite pour explorer la question de la formation des juristes. Les « défis de la professionnalisation » comme les « défis du numérique », ont été regardés, à l’aune de cette ontologie, comme des opportunités dont la mise en œuvre suscite des graves questions épistémologiques.
Mots-clés
Savoir juridique – disciplines – épistémologie de l’enseignement du droit – ontologie juridique – professionnalisation – facultés de droit
Abstract
The colloquium was carried by the idea that there is a certain way of being of law and by the idea that it had to be made more explicit in order to explore the question of the training of jurists. The “challenges of professionalization” like the “challenges of digital technology” have been viewed, in the light of this ontology, as opportunities whose implementation raises serious epistemological questions.
Keywords
Legal knowledge – academic disciplines – epistemology of legal teaching – legal ontology – professionalization – law schools
Introduction
Notre colloque a été porté par l’idée qu’il existe une certaine manière d’être du droit et par l’idée très proche qu’il fallait la rendre plus explicite pour explorer la question de la formation des juristes et plus présente dans leur formation. Nous avons ainsi regardé les « défis de la professionnalisation », comme les « défis du numérique », à l’aune de cette ontologie, comme des opportunités pour que soit mieux transmis ce à quoi sert le droit. Encore a-t-il fallu préciser les choses sur quelques questions, qui se présentent comme de nature épistémologique, qui se posent dès que l’on réfléchit aux méthodes et aux objets principaux de la formation des juristes, notamment dans la perspective critique, nécessairement engagée, lorsque l’on réfléchit à leur révision. Ce ne sont pas des questions secondaires : notre colloque, avec les communications de Vincent Forray, de Frédéric Rouvière, ou de Vincent Réveillère notamment, invite à ne pas seulement voir dans la formation des juristes la réception de modèles, mais le creuset d’une manière de raisonner.
Pour reprendre les mots qu’a employé Vincent Forray, « la formation des juristes ne consiste pas seulement à leur inculquer des modes de raisonnement préconstitué et façonnés par la tradition, elle contribue à les constituer et parfois elle les invente ».
« La formation au raisonnement juridique n’est pas seulement une cause de l’enseignement du droit, mais la formation d’une manière de raisonner est parfois la conséquence de l’enseignement ». Je veux dire aussi que ce qui a été entrepris dans ce colloque est d’autant plus opportun qu’il s’adresse à des universités qui disposent sinon de libertés, du moins des marges de manœuvre nouvelles.
I. Ce à quoi sert le droit. Sur une manière d’être du droit
Parce que le droit est une forme créatrice, « les concepts (juridiques) ne sont pas, rappelle Frédéric Rouvière (“Faut-il former les juristes à l’intelligence artificielle”) de simples notions analytiques mais des systématisations cohérentes parfois de grande ampleur ».
« L’aspect créatif, écrit F. Rouvière, se manifeste par la maîtrise des concepts juridiques, […], les chercheurs ne cessent de discuter des liens qu’ils entretiennent avec les autres. Les concepts et les théories n’ont pas le rôle informatif auquel nous les avons trop souvent cantonnés, ils ont aussi un rôle dynamique d’interprétation des données, de synthèse ainsi qu’un rôle décisif dans la façon de poser des questions ».
De la même façon, c’est la restitution du sens de la critique du droit dans le mouvement des critical legal studies qui a permis à Olivier Tholozan (Olivier Tholozan, « L’enseignement du droit et l’idéologie : réflexions autour de Duncan Kennedy ») de rappeler que la « critique » n’a de sens, en particulier chez Duncan Kennedy, que si elle reconnaît la « force du droit ». Elle comprend que le droit est un savoir pour l’action et met au cœur de sa critique de l’enseignement dans les facultés de droit, les « habiletés ». La critique s’adresse alors précisément à un l’enseignement qui désactive le potentiel de ces « habiletés », lorsque les professeurs de droit ne cultivent pas l’esprit critique et qu’ils enseignent les choses telles qu’elles sont. L’absence de réflexibilité conduit à la dislocation des savoirs, à l’oubli des finalités générales du droit, à la légitimation des grands cabinets d’avocat et à une certaine forme d’épistémocatrie1La critique met en rapport le droit avec un phénomène de pouvoir. Cela se révèle notamment lorsqu’on soulève « le capot de la formation » qui leur est dispensée. Il faut se garder toutefois de confondre cette théorie sociale du droit avec la théorie du droit elle-même. Elisabeth Mertz, qui met en évidence la force spéciale du droit dans la construction du social, reconnaît que l’enseignement du droit ne pourrait guère faire autrement que rendre compte du point de vue interne de la façon dont il fonctionne, au risque de ne pas aider les étudiants ainsi formés à être efficaces dans leur travail de juristes. E. Merz, The Language of law School. Learning to Think like a Lawyer, OUP, 2007. Voir le rapport de lecture qu’en fait L. Israël, « L’apprentissage du droit. Une approche ethnographique », in Droit et Société, 83/2013, p. 179 s. Pierre Brunet relève aussi que « les étudiants juristes ont besoin de critique interne du droit et donc d’épistémologie juridique, d’analyse du raisonnement et du discours […] mais cette critique n’est jamais si brillamment dépourvue de pertinence lorsque ceux qui la mobilisent croient pouvoir l’appliquer sans prendre soin de vérifier qu’elle demeure ce qu’elle prétend être : interne, justement » (« Questions préalables », Commentaire 2015/3, n° 151, p. 622)..
Vincent Réveillère (« L’enseignement du droit comme terrain de recherche : réflexions à partir du travail d’Annelise Riles »), souligne comment Annelise Riles propose de prendre au sérieux les techniques juridiques ou encore ce qu’elle appelle les « subtilités juridiques » en tant que terrain d’enquête, ici avec l’exemple des techniques des conflits de lois2Voir A. Riles, « New Agenda for the Cultural Study of Law : Taking on the Technicalities », Buffalo Law Review, 53, 2005, 973 s., article traduit et édité par V. Réveillère dans Pour une anthropologie des savoirs juridiques, Dalloz, 2022 (« Un nouvel agenda pour les approches culturelles du droit : se saisir des subtilités techniques », p. 9-74). :
« si les techniques juridiques peuvent être vues comme un terrain d’enquête prometteur, écrit Vincent Réveillère, c’est à la condition de ne pas les percevoir comme de simples outils, totalement sous contrôle, utilisés pour atteindre des fins définies par avance. Elles participent à la constitution même des réalités sociales et juridiques qu’elles prennent pour objet ».
Il s’agit pour reprendre les mots d’Annelise Riles de « rendre compte de l’agentivité des formes juridiques technocratiques ». Une des choses parmi les plus intéressantes dans l’enquête restituée ici par Vincent Réveillère est qu’elle porte sur l’expérience d’Annelise Riles dans son enseignement des conflits de lois, plus précisément sur l’intérêt rapporté des étudiants à jouer avec les outils techniques, sur la « dimension performative » que peut avoir l’enseignement du droit, ce qui est tout à fait inspirant pour l’objet de notre colloque.
Ces communications font échos aux mots de Yann Thomas, dans la « présentation » d’un numéro des Annales. Histoire, Sciences sociales consacré, pour la première fois, à l’histoire du droit3Y. Thomas, « Présentation », Annales. Histoire, Sciences sociales, 57, vol. 6, novembre-décembre. 2002, p. 1425-1428. : le juriste doit « décrire les effets pratiques de toutes les méditations formelles par lesquelles » le droit « s’interpose entre les sujets et eux-mêmes, entre la société et elle-même »4Ibid. p. 1425. Yann Thomas avait mis en évidence l’importance de la distinction entre l’histoire et l’histoire du droit. L’historien du droit, écrit-il, « ne se donne pas pour tâche de mettre à nu, à travers le droit ou malgré le droit, les agents eux-mêmes et leurs actions propres, en restaurant une transparence que viendrait brouiller l’écart entre droit et réalité, entre normes et faits, entre représentations et présence : c’est cette transparence au contraire qu’il met en cause, en s’attachant très précisément à décrire et à comprendre cet écart, en faisant justement de cet écart son objet d’étude. Il ne s’essaye pas à déchiffrer derrière les abstractions du droit (règles, procédures, concepts, systèmes de catégories), la réalité d’un jeu social où se donnerait à voir l’irréductible singularité de ses acteurs et l’irréductible réalité de leurs rapports ; c’est cette réalité même qu’il suspend au contraire et met provisoirement à distance ».,
« pour décrire, ajoute Yann Thomas, le travail par lequel le droit agit en retour sur ces référents pour les transformer, à la manière dont toute technique sociale transforme la société à laquelle elle renvoie mais sur laquelle en même temps elle opère »5V. encore les travaux de François Ost. F. Ost, A quoi sert le droit, Dalloz, 2021. V. aussi F. Ost, A quoi sert le droit ? Usages, fonctions, finalités, Bruylant, coll. « Penser le droit », 2016. V. aussi L. Fuller, The Law in the Quest of Itself, Northwestern University, 1940, réédité par Boston Beacon Press, 1966. Je laisse de côté ici des controverses sur la façon dont on regarde à quoi peut servir le droit et notamment sur les positions de Hart dans son débat avec Fuller, comme avec le jusnaturalisme classique. Hart met en garde contre l’oubli des usages funestes que l’on peut faire du droit et rappelle l’importance d’une éducation à la « démystification » du droit..
Le droit permet de filtrer les données, de reconstruire le monde social autour de fictions et, c’est pour cette raison qu’il est aussi, comme l’a dit ailleurs Annelise Riles, « porteur d’espoir »6Voir A. Riles, « Is the Law Hepful », in H. Miyazaki and S. Swedberg, The Economy of Hope, Pennsylvannia Univeristy Press, 2016, 126-146 (traduit en français, « Le droit est-il être porteur d’espoir », Clio@ Themis, n° 15, 2019). Ajoutons, qu’il peut être aussi porteur de désespoir pour certains groupes.. Pour reprendre une idée, d’ailleurs développée dans la courte « présentation », déjà citée, de Yann Thomas, il ne suffit pas de considérer que le droit est un facteur de gouvernement et de contrôle des comportements et les actions humaines par des normes : il est un facteur de construction du social. Il construit les actions et fournit un cadre de significations7Je ne veux pas engager ici la discussion sur la pertinence de la distinction entre règles « constitutives » et « régulatives ».. Et cela vaut aussi pour les idées lorsqu’elles viennent influencer le droit. Le droit les reprend à son compte et les utilise, mais dans un contexte et avec des effets qu’il est seul à pouvoir produire, ce qui explique aussi en partie que l’histoire des idées politiques doive être contextualisée8Les idées et les idéologies doivent donc être saisies dans leur contexte et notamment dans leur contexte juridique, politique social et économique dans lequel elles sont présentées et c’est alors seulement que l’on peut en mesurer les éventuels effets sur le monde. Je renvoie à une approche de l’histoire des idées et des concepts politique telle qu’elle a été développée dans ce qu’on appelle l’école de Cambridge. Pour une présentation de cette école, voir Arnault Skornicki et Jérôme Tournade, La nouvelle histoire des idées politiques, La découverte, 2015, p. 9-32. Pour prendre une illustration de cette transformation d’une idée dans le cadre institutionnel juridique, l’économie politique naissante a été intégrée par l’État et le droit au xviiie siècle dans le cadre de la construction par l’État, pour son compte, de la séparation de l’imperium et du dominium (Voir M. Foucault, Naissance de la biopolitique, Cours au collège de France (1978-1979), Gallimard Seuil, coll. « Hautes Études », 2004)..
II. Des défis comme opportunités
De fait, nous avons regardé les réponses aux « défis du numérique » comme aux « défis de la professionnalisation » à l’aune de cette manière d’être du droit.
A. Répondre aux défis du numérique
Le défi numérique peut se retourner en avantage pour penser la formation des juristes. Car, pour former les étudiants à l’usage des données que fournit leur exploitation numérique, « il faut avant tout les former à questionner et argumenter et justement à ne pas accumuler les données ». Le numérique est ainsi l’occasion de s’interroger sur la formation telle qu’elle est trop souvent pratiquée :
« la plupart des facultés de droit, souligne Frédéric Rouvière, forment encore les juristes comme si les bases de données, parfois mêmes les codes annotés, n’existaient pas. On attend du juriste censément “bien formé” qu’il connaisse des informations et soit capable de les restituer selon un ordre qui va du général au particulier qui correspond grosso modo au plan d’un cours ou d’un manuel ».
« Les juristes sortis fraîchement formés des facultés de droit expriment une tendance au savoir encyclopédique spécialisé […] L’intelligence artificielle conduit à consommer totalement ce processus. Elle permettra sans doute d’avoir un accès rapide aux données, de bien les classer et les discriminer. Bref il sera possible d’explorer plus rapidement l’intégralité des dimensions d’un cas : ses problèmes, ses solutions possibles, ses impasses et le nombre d’arrêts qui peuvent être mobilisées pour argumenter ».
On voit bien combien le numérique « déchargeant le juriste de certaines tâches fastidieuses […], va contraindre à orienter la plus-value des juristes dans l’intervention qualitative du raisonnement », rappelle Frédéric Rouvière. La formation des juristes doit mieux apprendre à poser des questions au corpus de textes et de décisions9Encore faut-il ne pas croire qu’un modèle de justice prédictive puisse remplacer, à la base d’analyse statistiques quantitatives, le raisonnement juridique. Frédéric Rouvière distingue un « modèle sociologique de justice prédictive » à base d’analyses statistiques quantitatives (un modèle prédictif « dur »), qui peut être utile au juriste pour traiter certaines informations (il peut être utile de connaître l’indemnité moyenne en manière de licenciement abusif) et un « modèle de la recherche documentaire » et de l’exploitation de données (« quel intérêt de connaître l’indemnité moyenne en matière de licenciement illicite, si nous ne sommes pas sûr s’il s’agit bien d’un licenciement sans cause réelle et sérieuse »).. Retenons aussi cette observation sur un thème que l’on retrouvera : « les formations juridiques actuelles sont encore adossées à une représentation du savoir juridique de type expertal et quantitatif ».
Pour Frédéric Rouvière, la formation à l’intelligence artificielle serait donc l’occasion d’un profond renouvellement des méthodes d’enseignement du droit.
« Le cours magistral n’est pas condamné », souligne-t-il, « mais il doit être profondément repensé ». « La plupart du temps totalement descriptif, ce type de cours ne peut absolument pas mettre en valeur le raisonnement juridique. Au contraire, il se réduit souvent à délivrer des informations. Le cours magistral devrait se centrer sur les problèmes, les cas limites, les aspérités du raisonnement, les stratégies argumentatives.
Il devrait ressembler au déroulement idéal d’une séance de travaux dirigés », sur la base d’un travail préalable de lecture et d’étude de la part des étudiants à partir d’un cours, de documents et d’exercices mis à leur disposition à l’avance10Anne Leborgne rappelle que le Centre d’innovation pédagogique et d’évaluation (CIPE) de l’Université d’Aix-Marseille propose des formations et invite les enseignants à mettre des « ressources à apprendre » à la disposition des étudiants, tels que cours en pdf, liens extérieurs, ressources complémentaires, des exercices pour s’entraîner, etc.. On peut s’orienter ainsi vers ce qu’on appelle le cours ou la classe inversée.
Frédéric Rouvière renvoie notamment à la possibilité de développer les cours en ligne tel que l’université numérique juridique francophone a commencé à le faire. Anne Leborgne, qui explore toutes les facettes des défis que portent le recours aux « écrans » (« L’universitaire face aux écrans ou comment repenser notre manière d’enseigner »), reconnaît que le recours à la classe inversée (lecture at home and homework in class) peut être envisagé comme un moyen de faire face aux effets délétères de l’usage des écrans en amphi (soit pour prendre le cours, mais de façon automatique, ce qui lui fait perdre l’essentiel de sa mission pédagogique11On se reportera aux précieuses observations sur ce plan dans le texte d’Anne Leborgne : « il est établi que l’attention n’est pas la même selon qu’on prend des notes sur son clavier ou à la main […] la prise de notes manuelle ne permet pas une transcription exhaustive, elle oblige d’emblée à distinguer ce qui est essentiel et aide ainsi à faire siens les savoirs »., soit comme, source dans l’amphi, de distractions). Anne Leborgne ajoute cependant que « le danger est de croire qu’il suffirait à un étudiant de regarder des cours pour apprendre » et « l’interaction » ainsi attendue dans le cours « risque d’être un leurre face à un grand nombre d’étudiants ».
B. Répondre aux défis de la professionnalisation
Le défi de la professionnalisation est aussi une opportunité pour la formation.
La notion de « professionnalisation » doit être ici bien évidemment mesurée. Il convient de rappeler que les facultés de droit n’ont pas, comme l’a rappelé Frédéric Audren, toujours été conçues et regardées comme des centres de formation pour les professionnels du droit. La professionnalisation des formations juridiques n’est advenue véritablement qu’au milieu du XXe siècle12La communication de Frédéric Audren n’est malheureusement pas publiée avec les actes du colloque. On peut se reporter à F. Audren et J.-L. Halpérin, La culture juridique française. Entre mythes et réalités. xixe-xxe siècles, CNRS éditions, 2013, p. 59 et s. Voir encore J.-M. Carbasse, « Entre culture juridique et professionnalisation », Commentaire n° 151, 2015, n° 3, p. 625 : « jusqu’au milieu du xxe siècle l’objectif professionnel de l’enseignement du droit est resté en quelque sorte implicite ».. En tout état de cause, si l’enseignement du droit concourt à l’initiation à ce qui fait un bon juriste et à l’essentiel de ce qui fait une pratique du droit, celle-ci, qui a vocation à être exercée dans des contextes très différents, ne peut être appropriée de façon professionnelle qu’avec le temps et avec les circonstances les plus diverses dans laquelle elle est entreprise. De fait, « on parle ici de la professionnalisation de formations académiques centrées sur une discipline et non directement sur un métier » (Caroline Siffrein-Blanc, « Professionnalisation dans les programmes de formation »). On doit entendre ainsi que l’on ne doit pas se soumettre, pour reprendre les mots de Denis Baranger, à « l’hégémonie de la pratique ou de la formation professionnelle sur les facultés de droit »13D. Baranger, « Éduquer la société au droit », Commentaire, n° 151, 2015/3, p. 611 s., ici p. 614. Denis Baranger ajoute : « dans le domaine du droit, la seule position qui ne conduise pas au nihilisme est celle de la transaction permanente entre la vocation intellectuelle et la vie pratique. La vie pratique a toutes les vertus, hormis celle de se penser elle-même ».. Le point de vue professionnel ne peut dicter le contenu des formations. Il convient d’avoir « une prise de distance pragmatique avec les « attentes des professionnels »14Et notamment avec les revendications de ceux qui, dans les grands cabinets d’affaires, attendraient que la formation dans les facultés leur permette d’éviter les coûts et le temps de la formation professionnelle en interne comme l’ont souligné ailleurs C. Jamin et M. Xifaras, « La vocation des facultés de droit (françaises) de notre temps pour la science et l’enseignement », RIEJ, 72, 2014-1, p. 107-140.. La formation reçue dans les facultés de droit ne peut s’accomplir sur le plan professionnel que par la pratique elle-même tout au long de la vie, dans des professions, soumises d’ailleurs à des formes de pratiques et de savoir-faire, de déontologies différentes. L’enseignement à la faculté garde sa vocation scientifique, indissociable, de la culture et de la distanciation permise par la théorisation. Celle-ci est d’autant plus formatrice qu’elle bouscule la description d’un droit positif, qu’elle place le professeur et l’étudiant dans un travail de connaissance, impliquant une pensée réflexive. Vincent Forray (« Le ciel et la terre. Regard outre-Atlantique sur la formation au raisonnement juridique ») a montré ici combien le programme transsystémique mené à la faculté de droit de McGill permet d’affirmer « que la vocation d’une faculté de droit est irréductible à celle d’une école professionnelle car il ne s’agit pas de former des professionnels, mais aussi des savants, et des citoyens instruits des limites de leur culture ».
Ceci dit, le défi de la professionnalisation consiste ici à mieux rendre visible, comme objet même de la formation, en le rendant explicite, ce qui est impliqué nécessairement dans la formation en droit : l’agentivité du droit, sa performativité peuvent être d’autant mieux saisies lorsque l’enseignement du droit devient lui-même un jeu avec le droit et dans le droit. Comme l’a rappelé Caroline Siffrein-Blanc, il ne s’agit pas « seulement pour les Universités », pour répondre à ce défi, « de s’intéresser à la question de l’insertion professionnelle des jeunes, mais bien de penser la construction des formations en repensant l’apport des savoirs autour d’une approche duale des connaissances et des compétences » et porté par ce que les instances d’évaluation des « offres de formation » appellent « l’approche par compétence ». L’illustration d’une telle « approche par compétence » a fait l’objet de cette proposition défendue par Franck Haid d’un enseignement en travaux dirigés portant sur les classes et sous-classes de l’argumentation en droit. Franck Haid (« Les classes et sous-classes d’arguments utilisables pour répondre à une problématique juridique de droit privé ») défend la nécessité, avant même les années de master, d’un enseignement à l’étude de l’argumentation juridique à partir de l’analyse approfondie, autour de cas, des décisions judiciaires, des conclusions des avocats généraux et observations doctrinales, à mener, comme les explications données pendant le colloque l’indiquaient, dans le cadre de séances par petits groupes, prenant la forme de travaux dirigés. Son texte se présente comme une « proposition » pour un tel enseignement.
Et de ce point de vue, il a bien fallu reconnaître, au vu des expériences rapportées sur la formation des professionnels, que si l’écart était grand entre le modèle d’enseignement dans les facultés et le modèle dans les formations professionnelles tournées vers les métiers, l’emprunt des méthodes et des techniques d’enseignement dans les formations destinées aux métiers pouvait se révéler très profitable. Mélanie Painchaux (« La formation des professionnels de l’immobilier ») a pu montrer combien les méthodes mises en place au CNAM pour la formation professionnelle adressée à des professionnels en matière de droit immobilier pouvaient représenter un espace d’expérience utile pour la formation en faculté de droit, malgré des différences notables de public, au moins dans le cycle du Master. Jean-Philippe Tricoire (« La formation des professionnels du droit (avocats, magistrats »), a non seulement mis en avant les aspects d’agentivité autour de l’analyse du fonctionnement des concepts qui doivent être mis en œuvre dans une formation destinée aux professionnels, mais encore souligné combien une formation destinée aux professionnels de l’immobilier avait pu, sinon servir de modèle, du moins être « transposée » dans la construction de la mention de droit immobilier à la faculté de droit et de science politique d’Aix-Marseille, ce qui « de leur aveu même » a renforcé « le goût des étudiants pour la matière».
Frédéric Rouvière propose l’abandon du commentaire d’arrêt (« tel qu’il est pratiqué dans les facultés de droit ») et du cas pratique (« qui n’a de pratique que le nom ») au profit de la note de synthèse et de la consultation juridique. Nous aurions encore profit à tirer dans les relations entre le professeur et ses étudiants des méthodes utilisées dans la formation des professionnels, notamment profit à tirer du soin que les formateurs apportent à la construction des « supports documentaires », comme à « l’interaction » entre le formateur et son public, pour reprendre les mots et renvoyant aux illustrations de Jean-Philippe Tricoire.
Le propos du colloque est bien de défendre un enseignement du droit (où qu’il soit fait, et notamment à l’université) qui soit en rapport étroit avec la façon dont le droit est pensé, appliqué, créé et discuté par le législateur, les juges, les avocats et les juristes en général. L’obstacle ne devrait pas être trop difficile à accepter puisque les professeurs de droit se considèrent comme des juristes, appartenant au même monde que les professionnels du droit15Ce lien comme cette proximité sont naturellement très relatifs. Cette identification a été très poussée aux États-Unis, beaucoup plus qu’elle ne l’a jamais été et qu’elle peut l’être en France. Sous cette réserve, Richard Posner semble bien présenter les choses : « Even the most ambitious academic legal scholarship spoke a language that non-academic lawyers, the members of the judiciary and the practicing bar, could understand with ease. The reason was that the perspective from which academic legal scholars conducted their research and wrote up their findings was the same assumptions, vocabulary, and methods of argument and proof as found in judicial opinions » (R. Posner, « Legal Scholarship Today », 115, Harvard Law Review, 2002, p. 1315). R. Posner ajoute : « They identified with the legal profession rather than with their colleagues in other department of their university »., et cela même s’ils en font partie sous une forme qui leur est propre parce qu’ils sont – ou doivent être – aussi des savants et que l’enseignement du droit à l’Université peut être considéré comme partie des humanités16Voir D. Baranger, art. précité, p. 611 s.. L’enseignement du droit est en lui-même un travail de juriste. Il peut d’une façon ou d’une autre restituer, par l’exemple, le travail que fait le droit, l’articulation des arguments, le jeu des concepts. Il peut même devenir ainsi, comme l’a montré Annelise Riles en partant de son enseignement du droit des conflits de lois, un « terrain » d’enquête, pour participer à révéler la façon dont fonctionne le droit. Vincent Réveillère lecteur (et traducteur) d’Annelise Riles en fait une superbe démonstration.
On voit les chemins à emprunter pour une meilleure formation en droit : il s’agit de rendre explicite dans la formation ce que font les juristes, les juges, les avocats, sans doute aussi souvent ce que fait le législateur : travailler sur des concepts pour produire des effets, emprunter les voies d’une argumentation contrainte par diverses données pour arriver à convaincre pour les uns et à une décision pour les autres, apprendre à poser les bonnes questions de droit, on devrait dire apprendre à poser les bonnes questions au droit, au corpus de textes juridiques, de décisions et de textes doctrinaux17Nous renvoyons sur ce point central, comme le fait Frédéric Rouvière, aux travaux de Christian Atias et notamment à C. Atias, Questions et réponses en droit, PUF, 2015..
III. Questions épistémologiques
Notre proposition rejoint, comme l’a relevé Frédéric Rouvière, le programme qui a été défendu par Christophe Jamin, seul18C. Jamin, La cuisine du droit. L’école de droit de Sciences Po : une expérimentation française, Lextenso, 2012., ou avec d’autres auteurs, notamment avec Mikhail Xifaras19Jamin et Xifaras, « De la vocation des facultés de droit (françaises) de notre temps pour la science et l’enseignement », RIEJ 2014. 72, p. 130.. Il
« ne suffit pas, écrivent Christophe Jamin et Mikhail Xifaras, de pratiquer pour sortir du sommeil dogmatique, encore faut-il pouvoir décrire et penser son expérience. Faire la théorie de ce que font vraiment les juristes est une des tâches les plus difficiles qui se soient jamais données la pensée juridique ».
Christophe Jamin et Mikhail Xifaras précisent que
« bien comprise, la “professionnalisation” appelle une pensée juridique à la fois plus et mieux théorique, capable de déceler dans la pratique les nouveaux modes de raisonnement et d’argumentation, les disciplines juridiques émergentes ».
L’enseignement du droit peut ainsi être un des moments où il devrait être question de théoriser ce qu’est la pratique. Le fait de pratiquer le droit ne donne pas, comme on en a bien des exemples, accès à la compréhension de ce que l’on fait et cela même si on le fait bien. Cela nous a conduit à poser quelques questions sur l’enseignement du droit et à évoquer quelques expériences dans l’enseignement du droit. Rien de surprenant : Vincent Forray a rappelé que « le sujet de l’éducation juridique constitue le canal par lequel sont passées et passent nombre de préoccupations épistémologiques et méthodologiques ».
La première question porte sur les ressources mêmes à mobiliser dans cette théorisation. Rendre explicite, bien plus que cela n’est fait dans les facultés de droit, les méthodes du droit, peut conduire à proposer de le faire en n’hésitant pas à les regarder comme un objet d’étude scientifique. Pour cela il faut envisager de recourir à des regards qui ne sont habituels dans l’enseignement du droit et invite à ouvrir la formation à la philosophie du langage, aux théories de l’argumentation, à l’histoire de l’interprétation comme à la philosophie politique et morale. Ces regards théoriques ajoutent à l’enquête traditionnelle qui se focalise sur les seuls discours produits par les autorités publiques, juge ou législateur. Il serait, au moins, possible d’intégrer dans la formation les regards que les philosophes ou épistémologues ont porté eux-mêmes sur le droit. Preuve de l’intérêt d’une approche que l’on peut présenter comme interdisciplinaire, Vincent Réveillère montre, avec Annelise Riles, que dans l’enseignement des conflits de lois20A. Riles, « Un nouvel agenda pour les approches culturelles du droit : se saisir des subtilités techniques », précité., l’opposition entre le droit comme « humanités » et le droit comme « technique » se dissout, dès lors que l’on voit d’un point de vue anthropologique que la technique, ici l’usage d’une approche instrumentale du droit, fonctionne comme une métaphore, un modèle, une parabole à l’appui d’une énigme à résoudre.
Cette ouverture ne va pas sans susciter des interrogations. Aux États-Unis, où ces approches interdisciplinaires se sont fortement développées dans les Law Schools, on se demande si, celles menées par des professeurs de droit, n’ayant pas nécessairement reçus une formation académique de haut niveau dans les disciplines mobilisées, pouvaient être regardées avec la même valeur scientifique que les travaux menés dans ces disciplines elles-mêmes21V. notamment R. Posner, « Legal Scholarship Today », Harvard Law Review, 115, 2001-2002, p. 1314 s. ; B. Leiter, « Intellectual Voyeurism in Legal Scholarship », Yale Journal of Law and Humanities, 4, 1992, p. 381.. Vincent Réveillère ici même, saluant le travail anthropologique sur l’enseignement des conflits de lois d’Annelise Riles, se demande, tout en offrant des pistes de travail (on renvoie à son texte), si nous pourrions et « jusqu’où nous pouvons en tant que juristes recourir aux mêmes types de méthodes »22Vincent Réveillère développe cette position réflexive de la façon suivante : « Pouvons de la même façon apprendre de nos étudiants ? […] Notre place dans une telle enquête ne serait en effet pas la même que celle qu’occupe l’anthropologue dans la mesure où nous sommes beaucoup plus immergés au sein de nos pratiques juridiques et aussi au sens où nous ne sommes pas immergés dans d’autres pratiques – comme celles qui établissement les standards d’une enquête anthropologique ».. Franck Haid montre ici que l’analyse de l’argumentation juridique, menée à partir des seules ressources que nous offre la pratique du droit, et qui prend au sérieux ce que disent et font les acteurs du droit, suffit à révéler ce qu’est la riche expérience interne du droit. Le temps contraint d’un colloque n’a pas permis d’approfondir les choses sur cette question et il ne peut être question dans le cadre également contraint d’un rapport de synthèse de trop concourir sur ces points. Laissant de côté les questions pratiques qu’a mis de façon précise et parfaitement argumentée Rémy Libchaber dans cette revue, il y a peu23R. Libchaber, « Un enseignement philosophique pour les juristes ? », Cahiers de méthodologie juridique, RRJ-2017-5, p. 1981-1996., laissant ouvertes toutes les options au choix des facultés de droit, il me faut défendre, de mon propre mouvement, l’apport considérable qui viendrait pour la formation de juristes d’un enseignement ouvert non seulement aux discours internes au droit ou au monde des juristes, mais à des discours sur le droit venant de l’extérieur de ce monde, que ce soit ceux venant notamment de la philosophie politique, de l’économie politique ou de la théorie générale analytique du droit. Les finesses analytiques de la philosophie politique aujourd’hui permettraient d’offrir aux étudiants en droit des instruments d’analyse de nos politiques pénales ou des politiques constitutionnelles. Elle permettraient de les nourrir d’instruments pour une critique interne du droit.
Une deuxième question porte sur les liens ou la distance de ces enseignements avec les enseignements disciplinaires qui divisent le champ du droit. Christophe Jamin et Mikhail Xifaras ont fortement discuté l’esprit de système qui serait la caractéristique de l’enseignement du droit dans nos facultés de droit, un esprit de système qui se fonde notamment sur la reconnaissance pour l’enseignement d’un vaste ensemble de disciplines, découpées et fortement séparées.
Ils ne manquent pas de renvoyer aux critiques équivalentes qui avaient été celles portées par les legal realists américains dans les années 1920 et 1930. François-Xavier Licari (« Le paradigme réaliste et le renouvellement de la formation des juristes aux États-Unis ») rappelle ici que Roscoe Pound notamment avait insisté, devant la section « Formation des juristes et admission au barreau » de l’American Bar Association en août 1933, sur le fait que la formation des juristes n’est pas qu’un processus d’acquisition d’informations, qu’il faut éviter de charger les programmes des Law Schools d’un maximum de matières, que « rien n’est plus éphémère que les règles de droit » et qu’en conséquence « la méthode importe autant que le contenu »24Comme le souligne François-Xavier Licari la diversité des doctrines au sein du mouvement réaliste, qui a d’ailleurs toujours refusé de se reconnaître dans une école, impose de ne pas généraliser.. « Ce qui compte dit Pound, c’est la nature de la formation générale plus que contenu », c’est-à-dire « les méthodes de raisonnement, la capacité d’évaluer et de poser les matériaux et les arguments en présence, la capacité à aller jusqu’au fond des choses, d’aller aux sources »25On doit cependant noter que c’est aussi au sein du mouvement du legal realism que sont venues comme le rappelle aussi François-Xavier Licari les demandes d’ajouter d’autres enseignements permettant de mieux rendre compte des nouvelles régulations juridique et le développement de l’état administratif aux États-Unis dans les années’30 et qu’ils ont été entendues, dans quelques facultés prestigieuses seulement, au plus fort de l’influence de ce mouvement..
Frédéric Rouvière a souligné que les compétences du juriste, notamment la capacité de raisonner de façon transversale, devraient impliquer d’avoir une vue d’ensemble qui « implique de décloisonner les spécialités ». Mais en évoquant les controverses persistantes ou les résistances à un programme de formation qui mettraient l’accent sur les compétences, en opposant compétences et connaissances, mais sans évoquer spécialement la question des spécialités disciplinaires, Caroline Siffrein-Blanc a, de son côté, voulu souligner que l’approche par compétence pouvait s’inscrire aussi dans le cadre de la transmission des connaissances et que l’on pouvait s’accorder
« sur le fait que la compétence s’apparente à un savoir agir complexe en situation, qui nécessite de combiner et de mobiliser des ressources internes et externes du sujet. Dès lors, la notion de compétence ne s’oppose pas à celle de connaissance mais la complète, en incluant la capacité d’utiliser celle-ci dans des situations complexes et diverses ».
La proposition concrète d’analyse des classes d’arguments de Franck Haid, il s’en est expliqué, vaut d’abord pour le droit privé (et encore a-t-il rappelé qu’elle ne vaudrait pas pour le droit international privé) : l’analyse des méthodes d’argumentation à partir des décisions des cours internationales ou à partir des méthodes qui prévalent à la Cour de Justice de l’Union européenne (qui font d’ailleurs, faut-il le noter, de travaux importants) conduiraient à d’autres présentations des classes d’arguments, voire à d’autres types de stratégies. De fait, l’enseignement des méthodes a beaucoup à gagner à être fait dans un cadre disciplinaire. Les méthodes sont aussi largement enchâssées dans les disciplines du droit et dans leur histoire. On n’apprend pas et on ne pratique pas le droit civil et le droit administratif de la même façon. L’enseignement des disciplines a aussi une importance particulière, parce que c’est dans ce cadre disciplinaire que, souvent, on peut mieux discuter des « idées » qui les ont constituées et qui ont constitué le droit tel qu’on le comprend et donc tel qu’on le pratique. Les disciplines jouent plusieurs rôles certainement, mais parmi ces rôles, elles jouent, en tant que constructions sociales, celui d’un cadre épistémologique pour discuter utilement de l’enseignement du droit et de la science du droit26V. ici S. Barbou des Places et F. Audren, « Le savoir juridique face au modèle disciplinaire » in Qu’est qu’une discipline juridique ? Fondation et recomposition des disciplines dans les facultés de droit, LGDJ, coll. « Contextes. Culture du droit », 2018, et les contributions qu’ils ont rassemblées dans cet ouvrage..
Une troisième question conduit à s’interroger plus directement sur les méthodes de la science du droit telle qu’elle est comprise par les professeurs de droit et telle qu’elle ressort de leurs cours, de leurs manuels ou traités. Même si elle peut entretenir quelques liens avec la question des spécialités et des disciplines, elle porte plus précisément sur l’esprit de système clos qui caractérise l’enseignement du droit en général. Frédéric Rouvière observe que dans
« la plupart des facultés de droit […], on attend du juriste censément “bien formé” qu’il connaisse les informations et soit capable de les restituer selon un ordre qui va du général au particulier qui correspond grosso modo au plus d’un cours ou d’un manuel. Les juristes sortis fraîchement formé des facultés de droit expriment une tendance au savoir encyclopédique spécialisé ».
Il invite à rompre avec des formations juridiques « adossées à une représentation du savoir juridique expertal et quantitatif ». Ce modèle d’enseignement est très résistant et il n’est certainement pas propre à la France, pas plus qu’il n’est propre à notre époque, même, si l’on suit les démonstrations de Philippe Jestaz et de Christophe Jamin, s’il a pu aussi s’adosser, chez les civilistes, à un « modèle » de la science du droit, construit au tournant 1900 sur la croyance des civilistes dans leur capacité d’encadrer, à partir de la construction de « théories » générales, le rôle devenu central à la fin du XIXe siècle de la jurisprudence et ainsi leur croyance de pouvoir devenir des législateurs matériels27V. Ph. Jestaz et C. Jamin, La doctrine, Dalloz, 2004. Parce que les juges en général qui n’en font qu’à leur tête, que l’influence des professeurs de droit sur la Cour de cassation est largement illusoire, ce « modèle » éloignerait les étudiants de la façon dont le droit se construit, il générerait une pédagogie éloignée de la façon dont le droit des juges fonctionne et encore contribuerait à la rupture entre le travail législatif et les juristes..
De ce point de vue, les expériences d’enseignement du droit au Canada offrent un terrain d’enquête spécialement intéressant, là où « la coexistence du common law, du droit civil et des droits autochtones pose des questions quant aux statuts respectifs de ces ensembles dans le système juridique formel » et « met à l’épreuve la raison juridique et les opérations intellectuelles qui conditionnent son déploiement » (Vincent Forray, « Le ciel et la terre. Regards outre-Atlantique sur la formation au raisonnement juridique »). « D’où une difficulté immédiatement tangible : qu’est-ce qu’être juriste au Canada et que faut-il apprendre dans une faculté de droit pour le devenir ? ». Naturellement, les « systèmes », tel que le common law ou le droit civil restent au centre. Cependant, le droit s’apprend souvent dans le cadre d’un système, mais avec un regard porté sur l’autre dans une approche de comparatisme interne. Mais avec Vincent Forray nous méditons sur une autre réponse, donnée dans l’enseignement pluraliste du programme « transsystémique » à la faculté de droit de McGill au Québec, inauguré dans les années 199028Pour un autre exemple d’une expérience d’enseignement trans-systèmes, menée dans le cadre du Bachelor Global Law, lancé en 2013 à l’Université de Tilburg, aux Pays-Bas, voir P. Larouche, « Point d’exception française… », Commentaire, n° 151, 2015, n° 4, p. 852-855.. Le programme est « fondé sur l’idée qu’il était possible d’enseigner simultanément le droit civil et le common law dès la première année dans quelques cours fondamentaux » (tels que contrats, responsabilités, biens). Cet
« enseignement suit un cours inverse de celui auquel nous sommes accoutumés. La source de la connaissance n’est pas un système ou une tradition spécifiée, représentant un ensemble préconçu un objet de droit positif à partir duquel on apprend ».
Dans le programme transsystémique, en revanche, « il est impossible de se repérer en se rapportant à un ensemble qui constituerait la référence de ce qui fait l’objet du savoir ». Il met à l’épreuve la raison juridique en même temps qu’il la met au cœur du programme. Vincent Forray regarde comme un apport majeur les effets de distanciation, de déstabilisation et de transgression, qui sont produits par ce programme, comme modes d’apprentissage du droit. Cela permet aux étudiants, notamment en 2e année, à nouveau exposés à des enseignements dans le cadre des systèmes, de mieux comprendre ce qu’il est possible de défendre et ce qu’il est impossible de proposer29Noter par ailleurs que si « l’enseignement transsystémique refuse de réduire au droit positif l’objet de la science du droit », il « ne saurait être considéré comme l’incarnation d’une critique radicale du positivisme. Tel n’est pas le propos. Il s’agit plutôt de réassigner la place du droit positif dans l’ordre du savoir », rappelle Vincent Forray..
Je ne peux par ailleurs que renvoyer au texte de Vincent Forray pour son l’analyse des « récits » auxquels on doit faire référence lorsqu’il faut chercher le droit (mais ce mot n’existe pas dans leurs langues) des ordres juridiques autochtones canadiens et les manières de les traiter conceptuellement dans les enseignements qui en sont donnés à la faculté de droit, notamment dans le programme du double diplôme en common law et droits autochtones à l’Université de Victoria.
L’existence d’une même épistémè entre common law et civil law qui facilite et permet de construire le programme « transsystémique » de McGill, n’existe plus ici. Le texte de Vincent Forray invite à une ouverture épistémique qui invite peut-être aussi à chercher quels sont les « récits », implicites dans nos propres discours sur le droit, une ouverture pour une autre épistémologie du droit30Je ne peux ici que faire renvoi à ces propos de cet immense juriste qu’était Robert M. Cover : « The rules and principles of justice, the formal institutions of the law, and the conventions of a social order are, indeed, important to that world ; they are, however, but a small part of the normative universe that ought to claim our attention. No set of legal institutions or prescriptions exists apart from the narratives they locate it and give it meaning. For every constitution there is an epic, for each decalogue a scripture. Once understood in the context of the narratives that give it meaning, law become not merely a system of rules to be observed, but a world in which we live » (R. M. Cover, « Nomos and Narrative », Harvard Law Review, 97, 1983, n° 4). On pense aussi aux travaux de François Ost et notamment à son livre Nouveaux contes juridiques (Dalloz, 2021), un projet de « faire du droit en racontant des histoires »..
IV. Contraintes et libertés des universités
Les analyses et les discours sont souvent situés. La formation des juristes est un thème qui a souvent été porté auprès des pouvoirs publics31V. notamment le Rapport Antoine Lyon-Caen au ministre de l’Éducation nationale, au nom de la Commission de réflexion sur les études de droit d’avril 2002 ; le Rapport Didier Truchet au ministre de l’enseignement supérieur, au nom du groupe de travail sur l’enseignement juridique de janvier 2007.. Cela a été récemment un thème de controverses entre professeurs de droit32V. l’« enquête » ouverte par la revue Commentaire « Sur la formation des juristes en France », à partir d’un article de C. Jamin et M. Xifaras, « Sur la formation des juristes en France. Prolégomènes à une enquête », Commentaire, n° 150, 2015, p. 385-392. L’enquête qui a pris le tour de réponses (14 articles) aux deux auteurs s’est déroulée sur trois autres n° de la revue (n° 151, 2015-3 ; n° 152, 2015-4 et n° 153, 2016-1).. Le thème est cependant peu présent entre professeurs de droit33Je garde cette belle expression pour y inclure tous les enseignants-chercheurs en droit. et professionnels du droit, notamment avocats34Il est cependant notable que la parole ait été donnée dans la revue Commentaire à des avocats dans les réponses sur le texte de Christophe Jamin et Mikhail Xifaras, cité à la note précédente., à la différence notable avec ce qui s’est passé et ce qui se passe, pour des raisons institutionnelles aux États-Unis, et compte tenu des liens entre l’Association of American Law Schools (AALS) et l’American Bar Association, comme l’illustre ici François-Xavier Licari35F.-X. Licari rappelle la large place, dans la discussion sur la formation des juristes, qu’occupe les débats qui se tiennent au sein de l’American Bar Association (ABA)..
L’analyse peut aussi être adressée plus directement aux facultés de droit puisqu’elles disposent, enfin, de libertés dans la construction du curriculum en licence36Depuis 2008, il n’y a plus de curriculum de la licence en droit qui soit défini pas un arrêté ministériel. Il n’est pas possible de revenir ici, même rapidement, sur les conflits majeurs à propos du curriculum des facultés de droit, de l’interdiction au xiiie siècle faite à la faculté de droit de Paris d’enseigner le droit romain, aux strictes restrictions napoléoniennes en matière d’enseignement du droit, à la méfiance des régimes politiques tout au long du xixe siècle, jusqu’à l’événement du régime républicain, à admettre dans les faculté de droit les enseignements de droit constitutionnel et de philosophie du droit (sur ces points, voir C. Chêne, V° Enseignement du droit, in D. Alland et S. Rials, Dictionnaire de la culture juridique, PUF, 2003). et des marges de manœuvre nouvelles dans organisation des masters, et je suis bien persuadé que notre colloque était notamment, même si ce n’était pas leur seul auditoire, destiné à l’adresse des autorités et équipes pédagogiques de nos facultés. Désormais, fruit tardif du processus de Bologne et de la séparation entre licence (en trois ans) et master (en deux ans), l’entrée en première année de master ne s’exerce plus dans la continuité avec la troisième année de licence, ce qui conduit les universités à devoir proposer l’entrée dans leurs masters à un plus large public d’étudiants37Nous n’abordons pas ici le thème de la réforme du premier cycle sous la forme d’un collège universitaire, une réforme envisagée par la Cour des comptes dans son rapport sur Les Universités à l’horizon 2030 : plus de libertés, plus de responsabilités, octobre 2021.. De cette nouvelle marge de manœuvre, il faut admettre franchement la possibilité d’un certain pluralisme dans les « offres » de formation entre les facultés de droit.
Il nous fait être conscients que l’effet d’éviction des bons étudiants des formations universitaires publiques non sélectives que l’on observe depuis les années 1990 du fait de l’impressionnant développement des filières universitaires privées38De 1990 à 2009, il y a même eu un reflux du public étudiant dans les filières ouvertes, avant que le flux n’augmente à nouveau, sans doute en lien la crise économique et financière, à partir de 2009. Les filières publiques ouvertes, sans sélection à l’entrée, ne représentent plus aujourd’hui que 40 % du public étudiant au sein de l’ensemble des parcours publics et privés, universitaires ou non universitaires (voir les chiffres dans le rapport de la Cour des comptes sur Les Universités à l’horizon 2030 : plus de libertés, plus de responsabilités, octobre 2021). Chiffre significatif encore, les filières ouvertes ne comptent que 20 % des bacheliers scientifiques, sachant encore que plus de la moitié de ces bacheliers rejoignent les facultés des sciences. On doit se rapporter ici aux travaux de François Vatin : F. Vatin, « Expansion et crise de l’Université française. Essai d’interprétation historique et statistique », Commentaire 2012, n° 3 ; « Université : La crise se confirme et s’aggrave », Commentaire, 2015, n° 1, p. 143-152 ; « Une crise sans fin ? L’État, l’enseignement supérieur et les étudiants », Le Débat, 2016/5, n° 192, p. 154-172. Voir aussi du même auteur, sur le blog de QSF, « Réponse à Rémy Libchaber. L’Université française : pourquoi la crise et comment y répondre », publié le 16 septembre 2016. Voir aussi O. Beaud et alii, « Appel Refonder l’Université française », Le Monde 14 mai 2009., a été moins net pour les facultés de droit, et pas seulement parce qu’elles ont le monopole des diplômes permettant l’accès à certaines professions réglementées39Certaines grandes écoles de commerce ont passé des accords avec des universités pour faire en sorte que leurs étudiants puissent suivre seulement une année de master 2 en droit des affaires avant de se présenter à l’examen d’entrée à l’école d’avocat. N’oublions pas qu’elles n’ont pas le monopole de la formation des juristes. Il est notable que l’origine de la formation initiale des membres du Conseil d’État est rarement celle des facultés de droit. La comparaison internationale peut aussi être méditée : en Angleterre et aux Pays de Galles, jusqu’à un moment très récent, le passage par la faculté de droit était facultatif et minoritaire, avocats, puis juges, ayant été formés, après des études d’humanités ou de sciences ou de mathématique à l’université, dans les Inns of Courts (sur la situation actuelle en Angleterre, voir R. Seft on-Green, « Propositions pédagogiques subversives à la lumière de la formation juridique en common law », in M. Vogliotti, Pour une nouvelle éducation juridique, L’Harmattan, Logiques juridiques, 2918, p 121 s.). Cette résistance à l’effet d’éviction leur confère une marge de manœuvre. Elles sont en mesure d’opérer au cours de la licence un véritable contrôle sur les mérites, de recevoir en Masters de très bons étudiants et de développer, dans un cadre qu’il n’appartient qu’à elles de mieux définir, les méthodes les plus adaptées à l’excellence de la formation académique en droit.
De fait, nous constatons, poussées peut-être par la concurrence qui est venue notamment de SciencesPo Paris (qui a obtenu en 2007 l’habilitation à créer deux masters de droit), que les facultés de droit ont déjà beaucoup entrepris avec la création de « collèges de droit », de « doubles diplômes » en licence sélectifs et conduisant à des passages sans redoublement, ou encore l’organisation de voies d’accès directement en licence 2 ou 3.