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Clotilde AUBRY DE MAROMONT

Maître de conférences à l’Université de La Réunion

 

 

Résumé

Cette contribution s’interroge sur l’injonction, pour les jeunes chercheurs en droit, à la production d’une recherche « utile » et sur ses conséquences sur la production scientifique. À l’Université et dans les facultés de droit particulièrement, la production d’un savoir appliqué a pris le pas sur la production d’une recherche fondamentale. Ce tournant scientifique explique les réflexes intellectuels des chercheurs qui attendent la production d’un savoir appliqué et peinent à comprendre d’autres conceptions de la recherche. C’est notamment le cas des sciences sociales qui invitent à adopter une approche externe sur le droit, qui rompt avec l’habitus disciplinaire de la recherche doctrinale.

Mots-clés

Recherche doctorale – utilité de la recherche – missions de l’université – réformes universitaires – formation professionnelle – recherche appliquée – recherche fondamentale – sciences sociales – doctrine – habitus disciplinaire – science normale – point de vue externe – interdisciplinarité

Abstract

This paper questions the request for young researchers in law to produce a usefulness research and its impacts on scientific production. At the university, and particularly in faculties of law, the production of applied knowledge gradually substituted the production of basic research. This scientific turn explains intellectual reflexes of researchers. They expect the production of an applied knowledge and have difficulty understanding the other research approaches. It is the case of the social sciences, which deploy an external approach on law and rupture the disciplinary habitus of the doctrinal research.

Keywords

Doctoral research – usefulness research – missions of the university – university reforms – vocational training – applied research – basic research – social sciences – doctrine – disciplinary habitus – normal science – external approach – interdisciplinarity

*Remerciements

Je remercie sincèrement Olivier Provini pour son aide précieuse dans la réalisation de cette contribution. Les réflexions menées sont le fruit de nos riches échanges sur les fonctions de l’Université depuis nos recrutements concomitants à l’Université de La Réunion en 2017. L’immersion d’un politiste, qui plus est, spécialiste des réformes universitaires, dans une Faculté de droit lors de sa prise de poste m’a donné l’opportunité de comprendre les spécificités et les singularités de mon champ. Je remercie également Amina Ali Said pour sa relecture attentive.

Introduction

En choisissant de travailler sur la fiducie, le trust et les mécanismes analogues dans la zone de l’Océan Indien dans le cadre de sa thèse, Amina Ali Said se prédestinait, je cite :

« à étudier ce mécanisme d’affectation de la propriété par le prisme du droit comparé, en analysant les différents systèmes de la zone Océan Indien, avec pour but de proposer une amélioration du régime juridique prévu dans le Code civil ».

Il s’agissait pour elle d’emprunter la voie classique de la recherche en droit : repérer les incohérences de l’ordre juridique afin de les corriger au moyen de la technique juridique. Toutefois, sa comparaison des différents systèmes de la zone de l’Océan Indien l’a plutôt amenée à insister sur l’importance des contextes politiques, historiques et juridiques afin d’expliquer ce qu’elle observait : les différences de réception de ces instruments juridiques et financiers dans chaque pays. En effet, au fil de ses recherches, elle a pu observer qu’au-delà de raisons purement techniques, ce sont surtout des différences idéologiques tenant aux conceptions respectives de la propriété qui permettaient d’expliquer que la fiducie ne soit pas attractive de la même façon en France que dans les pays voisins. Chercher à transformer le régime juridique de l’instrument s’est révélé être une entreprise vaine, alors qu’expliquer les différences contextuelles qui déterminent la réception de la fiducie dans les différents pays de la zone, s’est imposée comme une voie de recherche heuristique. Si cette préoccupation accrue pour le contexte dans lequel s’inscrit l’élaboration et l’application du droit est le reflet des questionnements et des défis du juriste universitaire contemporain1V. notamment K. Bertenstein et C. Landheer-Cieslak, « Pour la recherche en droit : quel(s) cadre(s) théorique(s) ? », in T. Tanquerel et A. Flückiger, L’évaluation de la recherche en droit. Enjeux et méthodes, Bruylant, coll. Penser le droit, 2015, p. 94 et s., spéc. p. 104., elle soulève des difficultés méthodologiques importantes pour les jeunes chercheurs qui se retrouvent en quête de nouveaux paradigmes de recherche2Ibid..
En réorientant sa recherche, Amina Ali Said s’est éloignée, sans en avoir vraiment conscience, de la démarche doctrinale dominante dans le champ, notamment en droit privé, qui invite à ce qu’un résultat de recherche propose un meilleur fonctionnement de l’ordre juridique3Sur les orientations de la recherche juridique française, v. notamment É. Picard, « Science du droit ou doctrine juridique », Mélanges en l’hommage de R. Drago, L’unité du droit, Économica, 1996, p. 119 ; J. Chevallier, « Doctrine juridique et science juridique », Dr. et société, n° 50, 2002, p. 113 ; X. Bioy, « La signification du terme « recherche » dans le champ de la science juridique », in B. Sergues (dir.), op. cit., p. 7-15, n° 5 (en ligne sans pagination).. Elle s’est détournée d’une démarche dite intéressée, à la fois pragmatique et normative, qui consiste à participer au processus de production du droit et donc de la production d’une recherche « utile » pour l’ordre juridique4Cette démarche que l’on peut qualifier de doctrinale consiste à apporter « une contribution, de toute première importance, au bon fonctionnement de l’ordre juridique, par un travail de mise en cohérence, d’élimination des dissonances, de résorption des contradictions » : J. Chevallier, « Doctrine juridique et science juridique », op. cit. p. 105.. Elle s’est toutefois rapprochée d’une démarche dite désintéressée et gratuite d’analyse du droit étudié comme phénomène juridique, qui consiste à se placer en position d’extériorité par rapport à l’objet, en adoptant sur lui un point de vue réflexif et critique, qui est le propre de la recherche en sciences sociales5Ibid.. Parce que l’expérience vécue par Amina Ali Said m’est familière, nous avons eu l’envie de croiser nos regards afin de mettre en vis-à-vis nos trajectoires et de chercher à apporter, ensemble, des réponses aux questionnements méthodologiques que l’emprunt de ces lignes transverses6Sur ces lignes transverses, v. R. Encinas de Munagorri, S. H hennette-Vauchez, C. miguel Herrera, O. L leclerc, L’analyse juridique de (x). Le droit parmi les sciences sociales, Kimé, Paris, 2016, p. 23. de recherche peut susciter.
Ma responsabilité épistémique en tant que chercheure7A. Geslin, « Implication du chercheur et responsabilité épistémique », Conférence du cycle Droit et épistémologie, Université de La Réunion, 5 mai 2021. https://univ-droit.fr/actualites-de-la-recherche/manifestations/37140-implication-du-chercheur-et-responsabilite-epistemique. m’impose de présenter la situation qui est la mienne quand je me suis engagée dans cette réflexion croisée et donc d’expliquer « d’où je parle »8Sur la « situation » du travail de recherche, v. X. Prévost, « Le droit parmi les sciences humaines et sociales. Quelques considérations d’un historien du droit sur la recherche juridique », Conférence prononcée le 18 novembre 2019 (en ligne).. En effet, c’est ma propre trajectoire de recherche, qui se caractérise par une position d’« outsider » dans ma discipline, le droit privé, marquée notamment par une réception controversée de mes travaux par mes pairs, qui a animé ma réflexion. Une part d’émotion a donc été déterminante pour cette réflexion9La part de l’émotion comme moteur de la recherche a été mise en débats à l’occasion de la conférence d’Albane Geslin. op. cit.. Au début de ma thèse, j’avais moi-même pour ambition d’œuvrer au meilleur fonctionnement de l’ordre juridique. Je travaillais sur un sujet technique de régime des obligations, les obligations subsidiaires, et je me destinais à recenser toutes les circonstances dans lesquelles une personne est obligée de payer si le débiteur ne le fait pas lui-même. L’objectif était alors de proposer une rationalisation de ces manifestations après en avoir identifié la nature et le régime juridiques10Cette étude a fait l’objet d’une publication : C. A ubry de Maromont, « Les obligations subsidiaires », RTD civ. 2018, n° 2, p. 305-326.. Pour cerner toutes les dimensions heuristiques de mon objet d’étude, mes recherches m’ont toutefois menées à chercher à expliquer pourquoi les obligés subsidiaires n’étaient jamais eux-mêmes débiteurs alors que la théorie générale des obligations présente l’obligation comme « un lien entre un débiteur et un créancier ». Happée et extrêmement stimulée par ces premiers résultats, j’ai cherché à comprendre comment la théorie générale des obligations s’est construite par simplification de la réalité pour proposer une systématisation des rapports juridiques simple à saisir et à reproduire. Ma thèse, à finalité prescriptive et technicienne, s’est transformée progressivement en une étude à finalité descriptive et explicative : par une double démarche historique et épistémologique, elle invite à porter un regard critique sur les constructions savantes de la doctrine et à révéler la dimension éminemment idéologique qui se dissémine sous les aspects techniques11V. C. Aubry de Maromont, Essai critique sur la théorie des obligations en droit privé, Thèse, Nantes, 2015, à paraître en 2022 dans la collection Bibliothèque d’histoire du droit et de droit romain des éditions LGDJ.. Ce changement d’orientation de la recherche a été déterminant dans ma trajectoire de chercheure. La réception de mes travaux à différentes étapes de ma carrière de jeune chercheure (soutenance de thèse, CNU, agrégation, soumission d’articles à des revues à comité de lecture) et les incompréhensions de mes pairs, eu égard à mon approche, à l’occasion par exemple de différents séminaires de recherche, ont été déterminants de la construction d’une réflexion sur les finalités de la recherche juridique. C’est cette réflexion qui a motivé ce projet de recherche sur la méthodologie de la recherche en partant des problématiques des jeunes chercheurs. Parce que s’inscrire à contre-courant de mon champ, sans en avoir conscience, a été une expérience à la fois douloureuse, remplie d’incompréhensions, mais aussi pleine de richesse intellectuelle, un retour réflexif s’imposait. Amina Ali Said m’en a donné l’opportunité.
Nos échanges se sont cristallisés sur l’injonction à la production d’une recherche « utile » pour l’ordre juridique. En effet, nous avons toutes les deux été confrontées à l’incompréhension de nos pairs face à la production d’une recherche n’ayant pas pour finalité de s’appliquer et de prescrire de nouvelles solutions. Décrire, expliquer le phénomène juridique « and so what »12Expression utilisée par un membre de jury lors de ma soutenance de thèse. Il me demandait ce qu’allait changer ma thèse pour le droit positif. En soulignant l’intérêt heuristique de mes recherches, il m’indiquait ne pas bien comprendre où je voulais en venir : « vous expliquez comment s’est construite la théorie des obligations, ok, and so what ? ». ? Qu’est-ce que votre recherche peut apporter en pratique ?
Se poser la question de l’incidence pratique de la recherche c’est concevoir l’utilité dans un sens très spécifique : celui de l’utilité praticienne. Or, cette finalité de la recherche est loin d’être partagée par tous. On peut schématiquement opposer l’utilité praticienne de la recherche appliquée (est-ce que la recherche permet de corriger les problèmes pratiques identifiés ?) à l’utilité scientifique de la recherche fondamentale (est-ce que la recherche participe aux controverses scientifiques du champ et apporte des savoirs novateurs ?)13V. notamment K. Bertenstein et C. Landheer-Cieslak, op. cit.. En effet, l’utilité d’une recherche varie en fonction des représentations, des références et donc des valeurs de celui qui l’apprécie. La question de l’utilité est étroitement attachée à celle de l’évaluation de la recherche, qui est toujours liée à un système de valeurs.

S’interroger sur l’utilité amène donc rapidement à une impasse car la réponse dépendra toujours des représentations et des intérêts des acteurs qui y répondent. Si Amina Ali Said n’entend pas œuvrer à améliorer le régime juridique existant de la fiducie dans le Code civil, elle se propose toutefois de participer aux controverses scientifiques du champ en expliquant que la fiducie est mal reçue en France pour tout un ensemble de raisons contextuelles. Sa recherche qui ne présente pas d’utilité praticienne, présente bien une utilité scientifique.
« Faut-il faire de la recherche utile ? » n’est donc pas une question à laquelle il est nécessaire de répondre. L’objectif de notre réflexion menée sur l’injonction à la recherche utile dans le champ juridique n’est pas de déterminer s’il « faut » ou non faire de la recherche appliquée, mais plutôt de faire un pas de côté et de s’interroger sur les raisons pour lesquelles cette injonction pèse sur les jeunes chercheurs et sur son incidence : pourquoi les acteurs du champ juridique sont-ils dans l’attente de la production d’une recherche appliquée ? Quels effets ces attentes provoquent-elles du point de vue de la réception des travaux qui n’y répondent pas ? À partir des différentes questions soulevées par Amina Ali Said, et eu égard aux réflexions m’ayant animées depuis ma soutenance de thèse, l’on se propose de tenter de répondre à ces deux questions successives. Il ressort de la littérature scientifique que l’injonction à l’applicabilité de la recherche s’explique pour des raisons institutionnelles. À l’échelle de l’Université, la production d’un savoir appliqué a progressivement pris le pas sur la production d’une recherche désintéressée et gratuite. Dans les facultés de droit, cette orientation est particulièrement marquée parce que le champ juridique français a tout simplement fait le choix d’associer étroitement la culture de recherche à la culture praticienne (I). Ces enjeux institutionnels vont créer des réflexes intellectuels chez les chercheurs en droit qui se retrouvent dans l’attente de la production d’un savoir ayant vocation à s’appliquer et dans une difficulté à comprendre d’autres approches de la recherche (II).

I. Aux origines de l’injonction : la pesanteur institutionnelle

Dans le cadre de ses réflexions, Amina Ali Said se demande en premier lieu si elle est habilitée à adopter une démarche purement descriptive et explicative des différents contextes qui déterminent la réception de l’institution de la fiducie dans la zone de l’Océan Indien. « Est-il possible de faire l’économie d’une démarche prescriptive consistant à chercher dans le droit étranger des réponses techniques pour améliorer notre institution ? », s’interroge-t-elle. Si elle se pose cette question, c’est d’abord parce que la production d’un savoir appliqué et professionnalisant a progressivement pris le pas sur la production d’une recherche désintéressée et gratuite à l’Université. Cette orientation est particulièrement caractéristique du champ juridique français qui attend que le chercheur se place dans l’ordre de l’action en œuvrant au bon fonctionnement de l’ordre juridique. Pour autant l’orientation dite pragmatique de la recherche ne reflète pas les attentes de la communauté scientifique dans son ensemble qui sont divisées et sans cesse renouvelées. On souhaiterait donc ici proposer quelques pistes d’explication mais aussi nuancer l’idée que la recherche appliquée soit un attendu de la communauté scientifique et, plus particulièrement, un attendu de la communauté des juristes au sein des facultés de droit.

    A.   À l’échelle de l’Université

On ne peut aborder l’injonction à l’utilité de la recherche sans évoquer les controverses attachées aux fonctions de l’Université. En effet, en toile de fond du débat sur l’utilitarisme de la production du savoir, ce sont les missions de l’Université qui sont en cause. Comme le soulève Olivier Beaud, la vocation de l’Université est un élément à prendre en considération pour la définir14O. Beaud, « La vocation de l’Université : un élément à prendre en considération pour la définir », in Les droits de l’homme à la croisée des droits – Mélanges en l’honneur de F. Sudre, Paris, Lexisnexis, 2018, p. 33. p. 33, spéc. p. 35.. Or, ces missions évoluent et sont sans cesse rediscutées. Les travaux académiques nous rappellent par exemple qu’à partir du XIXe siècle, la fonction de recherche à l’université s’est mise à cohabiter avec les fonctions de transmission et de formation professionnelle dans l’enseignement supérieur15V. par exemple J. Verger (dir.), Histoire des universités en France, Toulouse, Privat, 1986 ; C. Charles et J. Verger, Histoire des universités. xiie-xxie siècles, PUF, coll. Quadrige manuels, 2012 ; F. Vatin et A. Vernet, « La crise de l’université française : une perspective historique et sociodémographique », Revue du Mauss, n° 33, 2009, p. 47-68 et C. Musselin et T. Chevaillier, L’Université en réformes, Rennes, PUR, 2014. V. également le n° 119 de la revue Genèses, « Pour l’université, pour la recherche », 2020/2. de sorte que la professionnalisation est venue guider la recherche au détriment de la science. Ces tensions qui irriguent les missions de recherche et d’enseignement des universités en France sont le résultat de l’histoire des institutions d’enseignement supérieur, et du tournant néolibéral de leurs très nombreuses réformes (par exemple, pour les plus controversées et récentes, la loi d’orientation de l’enseignement supérieur de 1968, la loi relative aux libertés et responsabilités des universités de 2007 et la loi de programmation pluriannuelle de la recherche de 2020) et des grandes transformations qu’ils ont connues (la massification et la démocratisation de l’enseignement ainsi que la constitution d’un marché de l’enseignement supérieur national, européen et international)16Voir notamment les travaux en science politique de Christine Musselin : C. Musselin, Le marché des universitaires. France, Allemagne, États-Unis, Paris, Presses de Sciences Po, 2005 ; La grande course des université, Paris, Presses de Sciences Po, 2017 et Propositions d’une chercheuse pour l’Université, Paris, Presses de Sciences Po, 2019.. Même si elle peut être encore parfois invoquée, notamment chez ses détracteurs, la figure célèbre de l’Université comme une tour d’ivoire déconnectée des besoins et des exigences du marché du travail, de la société et de l’État paraît bien lointaine17On s’est éloignés de la vocation traditionnelle Hulboltienne dont la tâche est d’« enseigner la vérité, indépendamment des désirs et des ordres visant à la limiter, que ce soit de l’extérieur ou de l’intérieur » : K. Jaspers, De l’Université (Die Idee der Universität, 1946), traduit de l’allemand par I. Lachaussée, préf. J. Spurk, Lyon, Parangon/Vs, 2008, p. 17. Cité par O. Beaud. ibid.. Cette évolution est notamment remarquable dans la manière dont sont évalués les établissements et les programmes de recherche18V. D. Collard, « Controverses autour de l’évaluation de la recherche dans les universités », Chapitre 3, in Le travail, au-delà de l’évaluation. Normes et résistances, 2018, Érès, coll. Clinique du travail, p. 117-118.. Le Haut Conseil pour l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (HCÉRES), valorise par exemple dans ses évaluations la professionnalisation des diplômes et des cursus comme des gages de la qualité des structures d’établissements publics19V. Référentiel HCÉRES pour l’évaluation externe d’un champ de formation, compagne d’évaluation 2019-2020, novembre 2018, en ligne.. De manière comparable, les instruments de financement de la recherche déployés par les pouvoirs publics (par exemple dans le cadre des appels à projets génériques de l’Agence nationale de la recherche ou des dispositifs mis à disposition par les collectivités territoriales) exigent que les chercheurs déploient des études ayant des impacts – si possible économiques et pour développer l’emploi – sur le territoire afin d’en favoriser son attractivité20V. Appel à projets générique – AAPG 2021, en ligne..
Ces politiques universitaires néolibérales contemporaines à orientation consumériste et managériales de la connaissance sont très controversées21V. notamment, l’étude de Stefan Collini dirigé contre les politiques néolibérales récentes de l’Université, S. Collini, What are universites for ?, Broché, 2012.. Le référentiel utilitariste de la production du savoir est toujours en débat22V. le débat de Frédéric Vidal, ministre de l’enseignement supérieur, et de Samuel Hayat, politiste, chargé de recherche au CNRS, à propos de la loi de programmation pluriannuelle de la recherche, du 22 juillet 2020 : https://www.franceculture.fr/emissions/linvite-des-matins/recherche-universite-la-loi-en-debat. Alors que les universités françaises ont actuellement deux principales missions, l’enseignement et la recherche23Article L123-3 du Code de l’éduction., celles-ci se déclinent de façon très variable en fonction du rôle et des attentes qui leurs sont assignées. Les usagers mêmes des universités et notamment les enseignants-chercheurs et les étudiants n’ont pas la même conception de l’institution : certains (actuellement majoritaires) conçoivent l’enseignement comme une transmission des savoirs et des savoir-être afin de favoriser l’employabilité des entrants sur le marché du travail et de répondre aux besoins du secteur marchand, quand d’autres (minoritaires) appréhendent l’enseignement comme une pratique permettant de diffuser les résultats des savoirs scientifiques afin de développer et de favoriser la réflexion et le raisonnement critique. Ces représentations différenciées, qui ne se rejoignent pas toujours et se donnent à voir quasi-quotidiennement dans les réunions de département ou au moment stratégique de la conception des maquettes d’enseignement, sont également présentes pour la recherche. On comprend alors tout l’inconfort qui est celui des jeunes chercheurs qui font de la recherche dans un champ dont les orientations sont plurielles. La difficulté sera d’autant plus importante que la défense de l’une des orientations de la recherche est prédominante par rapport à une autre (la professionnalisation par exemple) et que le jeune chercheur entend inscrire ses travaux à contre courant. Telle est la trajectoire d’Amina Ali Said, ce qui explique ses difficultés.

    B.   À l’échelle des facultés de droit

Les résultats de la littérature scientifique révèlent également le poids que constitue la recherche appliquée dans le champ juridique. Jacques Chevallier observe ainsi que la recherche doctrinale qui invite à participer au processus de production du droit est hypertrophique24J. Chevallier, « Doctrine juridique et science juridique », op. cit.. Les jeunes chercheurs ne sont pas encouragés à s’éloigner des cadres dominants de la discipline car les pairs qui les évalueront en occupant des positions institutionnelles pour les recrutements, sont en attente d’une finalité praticienne et appliquée de la recherche juridique25V. par exemple, H. Croze, « Recherches juridiques et professionnalisation des études de droit », D. 2005, p. 908. Et les procédures et résultats de recrutement dans l’enseignement supérieur démontrent bien que les pairs recrutent quasi-exclusivement des candidats qui leur ressemblent.. Cette conception de la recherche s’explique notamment pour des raisons institutionnelles sur le temps long que cherche à présenter la seconde partie du dossier. La recherche juridique est aujourd’hui très imbriquée dans la culture praticienne parce que les facultés de droit françaises ont fait le choix de former leurs étudiants à apprendre un métier et leurs chercheurs à la production d’un savoir à la fois formel et technique26J.-J. Sueur, S. Farhi, Pratique(s) et enseignement du droit. L’épreuve du réel, Paris, LGDJ, 2016.. Ces attentes praticiennes se manifestent sur les méthodes de recherche qui ne sont pas clairement distinguées des méthodes de production et d’application du droit27V. de manière significative J.-L. Bergel, « Ébauche d’une définition de la méthodologie juridique », Cahiers de méthodologie Juridique, n° 5, 1990, RR J 1990-4, réédité in Cahiers de méthodologie Juridique, n° 20, Rétrospectives et perspectives de recherche en méthodologie juridique, RRJ n° spécial, PUAM, 2005 p. 2649.. La confusion entre le droit (le discours objet) et le savoir sur le droit est entretenue de manière plus ou moins consciente de sorte que le discours prescriptif est devenu l’usage28J.-L. Pecc hioli, « La circulation du savoir juridique. Compte rendu d’une recherche », RIEJ 2001/2, vol. 47, p. 23-72, spéc. p. 42. On attend donc plus volontiers du chercheur en droit qu’il maîtrise les rouages techniques des règles de droit de nature à ce que sa recherche puisse « s’appliquer », plutôt qu’il étudie le contexte politique, historique et socio-économique dans le cadre duquel ont émergé ces règles et qu’il cherche à décrire et à expliquer les discours et les représentations qui sont aux fondements de ces règles. Ces résultats issus de la littérature académique sont bien connus de sorte qu’il n’est pas étonnant qu’Amina Ali Said lie elle-même son interrogation à la « validation des travaux de thèse par la communauté juridique » en attente d’applicabilité de la recherche et intimement liée à la « culture professionnelle des facultés de droit françaises ».
Malgré tout, ces attentes doivent être relativisées dans la mesure où elles ne reflètent pas celles de la communauté juridique dans son ensemble. Cette dernière est, bien heureusement, traversée par de nombreuses controverses épistémologiques. Les façons de concevoir la recherche juridique sont plurielles29V. Champeil-Desplats, Méthodologies du droit et des sciences du droit, Dalloz, coll. Méthode du droit, 2e édition 2016, p. 9., de sorte que les attentes ne sont pas exclusivement pragmatiques et praticiennes. Depuis la fin du XIXe siècle, les méthodes dites « positivistes » font l’objet de virulentes critiques qui ont été réactivées ces dernières années sous une forme un peu différente. Les relations difficiles entre les cadres théoriques de la recherche en droit et les nécessités de la recherche contemporaine sont notamment soulevées, amenant les doctorants à sortir des sentiers battus30K. Bertenstein et C. Landheer-Cieslak, op. cit., p. 95.. À l’occasion des journées d’étude sur la méthodologie de la recherche juridique qui ont donné lieu à cette publication, Véronique Champeil-Desplats, soulignait l’ouverture qui a dû être celle du CNU ces dernières années, pour évaluer de nouvelles approches et méthodes de la recherche juridique. Wanda Mastor abonde dans le même sens en évoquant le droit comparé dans sa contribution en réponse à Agnès Vidot. Les attentes disciplinaires du champ évoluent et sont pluralistes. Elles évoluent d’autant plus que les chercheurs voyagent et découvrent d’autres façons de concevoir la recherche juridique31V. la troisième partie des propos introductifs du dossier sur ce point.. À l’étranger, la discipline juridique n’est pas configurée de la même manière. Aux États-Unis et au Canada par exemple, les juristes sont amenés à rendre compte de leur démarche scientifique. Il s’agit, dans cette perspective d’user le modèle des sciences sociales en formulant une problématique de recherche, en justifiant le choix de méthodes d’investigation du réel, en présentant le cadre théorique de la recherche et, enfin, d’avancer des hypothèses d’explication32K. Bertenstein et C. Landheer-Cieslak, op. cit., p. 94.. Or, ces recherches s’exportent progressivement en France33V. notamment Y. Ganne, L’ouverture du droit aux sciences sociales. Contribution à l’étude du droit savant américain contemporain, Université de Strasbourg, thèse soutenue le 5 juillet 2019.. Il n’est donc pas certain que le conseil souvent entendu et prodigué qui encourage les jeunes chercheurs à se fondre dans le moule doctrinal et d’écrire ce qu’ils souhaitent une fois recrutés soit si avisé34À l’occasion des journées d’étude, Frédéric Rouvière nous a raconté sa propre expérience de recherche doctorale et les conseils qui lui étaient prodigués de « rentrer dans le moule » pour se faire recruter.. Au-delà du fait que le champ accueille de plus en plus de recherches qui empruntent des lignes de recherche transverses, ce conseil est inhibiteur de la liberté de la recherche et nuit ainsi au progrès de la connaissance. Amina Ali Said évoque elle-même l’inhibition de son projet de recherche attachées aux attentes de son champ qu’elle suppose prescriptives. Or, comme nous l’avons souligné, la recherche, qui est éminemment heuristique, peut tout à fait être épurée des attentes praticiennes et être orientée vers la production de connaissances nouvelles pour reconfigurer le savoir dans un champ donné. On se demande alors pourquoi les chercheurs en droit privé seraient regardés avec suspicion s’ils adoptent une telle démarche35X. Bioy, « La signification du terme « recherche » dans le champ de la science juridique », op. cit.. Laisser l’étude externe du droit aux « sciences du dehors » ne favorise ni le pluralisme des méthodes, fructueux pour la connaissance, ni la communication entre les champs du savoir, fécond pour la reconfiguration du savoir. Pour toutes les raisons évoquées, nous ne conseillons pas d’inhiber le projet de thèse en cherchant à tout prix à donner une coloration pratique à celle-ci. En revanche, on soulignera tout l’intérêt de justifier la démarche de recherche, notamment au stade de l’introduction de la thèse. Cette justification pourra aussi se doubler d’une précision des objectifs de la recherche sur le droit, de nature à désamorcer les critiques qui pourraient être formulées.

II. Les effets de l’injonction : la pesanteur intellectuelle

Amina Ali Said se demande, ensuite, si les résultats de ses recherches seront considérés, je cite, « comme acceptables au titre d’une recherche en droit ». Elle fonde son interrogation tant sur l’utilisation de méthodes empruntées à d’autres champs de connaissance, que sur le point de vue « externe » au droit qu’elle entend adopter et qui invite à se détourner du réflexe de pensée de la recherche en droit propre à la doctrine. Concernant l’usage des méthodes par la pratique de l’interdisciplinarité, nous nous permettons de renvoyer à la réponse effectuée par Véronique Champeil-Desplats à Vanille Rullier dans le dossier, de même qu’à la contribution de Yannick Ganne qui soulignent tous les deux le particularisme de l’ouverture des méthodes dans le champ juridique. C’est le second aspect de l’interrogation d’Amina Ali Said qui retiendra notre attention dans ce papier. Adopter un point de vue externe conduit à appréhender l’objet – le droit – sous un angle de vue différent des usages de la pensée doctrinale et à se heurter à l’incompréhension d’un évaluateur qui n’y serait pas habitué, notamment en droit privé. Le point de vue externe, qu’il soit extrême ou modéré36L’expression est empruntée à Hart qui distingue trois points de vue sur le droit : le point de vue interne, le point de vue externe modéré et le point de vue externe extrême. Les énoncés externes sont des énoncés factuels, empiriques, relevant du langage du descriptif. Ils visent à transmettre des informations et peuvent être vrais ou faux, contrairement aux énoncés internes qui appartiennent au langage normatif et sont de l’ordre de la prescription : R. Guastini, « Le point de vue de la « science juridique » », RIEJ, n° 59, 2007/2, p. 49-58. La science du droit est un point de vue externe sur le droit : É. Millard, « Point de vue interne et science du droit : un point de vue empiriste », RIEJ, n° 59, 2007/2, p. 59-71. Sur la pensée de Hart, v. plus généralement tout le numéro de la RIEJ n° 59, Hommage à H.L.A Hart, 2007/2., invite à observer l’objet droit du dehors voire du dessus, en y portant un regard descriptif et explicatif, souvent critique, pouvant être perçu comme surplombant le point de vue interne. Cette approche, si elle n’est pas expliquée, peut susciter l’incompréhension, heurter et donc provoquer une forme de réticence ou de résistance de celui qui la reçoit. Cette réception s’explique en grande partie par les réflexes intellectuels qu’ont acquis les chercheurs en droit.

     A.   Habitus disciplinaire

Il convient d’abord de rappeler que la pesanteur intellectuelle est forte dans tous les champs du savoir. Tant les sociologues, les philosophes des sciences que les neuroscientifiques l’ont démontré. Pierre Bourdieu souligne, d’abord, le poids de l’habitus dans le champ universitaire, dans les différents domaines du savoir. Il observe ainsi la tendance à « la reproduction de la culture universitaire dominante »37P. Bourdieu, Homo Academicus, op. cit., p. 30.. L’habitus agit comme un super logiciel qui filtre les recherches acceptables par l’intériorisation d’un système « puissamment générateur ». Pierre Bourdieu définit en ce sens l’habitus comme étant des « structures structurées prédisposées à fonctionner comme des structures structurantes »38P. Bourdieu, Le sens pratique, Paris, éditions de minuit, coll. Le sens commun, 1980, p. 88.. Il se traduit par la réalisation d’actions non réfléchies qui confortent les positions usuelles et dominantes. Les philosophes des sciences l’ont aussi démontré, d’un autre point de vue, et en particulier Thomas Khun par le recours au concept de « science normale ». Pour Thomas Khun la science fait émerger « un ensemble d’illustrations répétées et presque standardisées »39T. Kuhn, La structure des résolutions scientifiques, Flammarion, coll. Champs, 1983, p. 118.. Ces standards de pensée permettent à la science de se stabiliser, ce qui est fondamental pour connaître et transmettre, mais aussi inhibiteur des créativités et des divergences de vue car ces « façons de voir » l’objet de recherche s’imprègnent dans l’imaginaire collectif et balisent la connaissance. Enfin, les neurosciences expliquent aussi ce phénomène en se fondant sur les réactions du cerveau40V. notamment les travaux de Stanislas Dehaene au collège de France. V. S. Dehaene, Apprendre : les talents du cerveau, le défi des machines, éd. Odile Jacob, 2018.. Le cerveau sélectionne les informations pour aller vers le connu et fait le tri ou rejette l’inconnu. L’habitus oriente les comportements humains en facilitant l’action et la pensée qui sera conduite vers les informations qui demandent un effort d’attention le moins élevé possible.

Rien d’étonnant donc à ce que le poids de l’habitus intellectuel soit fort dans le domaine juridique. Pascale Deumier évoque en ce sens la « pesanteur sous-estimée » des habitudes de pensée de la doctrine41P. Deumier, « L’habitude et les sources vivantes du droit », in C. Aubry de Maromont et F. Dargent (dir.), L’habitude en droit, Institut Universitaire Varenne, coll. Colloques & Essais, 2019, spéc. p. 65, spéc. p. 76.. Des débats qui ont pu avoir lieu à l’occasion du colloque sur l’habitude en droit, qui s’est tenu à l’Université de La Réunion le 26 octobre 2018, ces questions ont particulièrement été abordées sous l’angle de la « paresse intellectuelle » ou des « résistances aux nouvelles façons de voir l’objet »42https://univ-droit.fr/actualites-de-la-recherche/manifestations/27640-l-habitude-en-droit.. L’habitude constitue un penchant naturel qui nous enracine et contre lequel il paraît difficile de lutter. Christophe Jamin souligne alors les conséquences de cet habitus en termes de réception de la pensée de l’auteur qui s’éloigne des cadres dominants :

« Plus un écrit s’éloignera du genre littéraire dominant, moins il aura de chance d’être lu et de contribuer à la notoriété de son auteur (ce qui permet de comprendre pourquoi théoriciens du droit, sociologues ou économistes du droit soient marginalisés dans notre pays, mais aussi tous ceux qui souhaiteraient procéder à une critique interne du droit positif et de la manière dont il est exposé, comme ce fut par exemple le cas du mouvement critique du droit) »43C. Jamin, « Le droit des manuels ou l’art de traiter la moitié du sujet », in A.-.S. Chambost (dir.), Histoire des manuels de droit, Une histoire de la littérature juridique comme forme du discours universitaire, LGDJ, 2014, préface, p. 9-24, spéc. p. 17..

Christophe Jamin fait précisément référence aux courants de la recherche juridique qui se revendiquent du point de vue externe : théorie du droit, sociologie du droit, économie du droit. Sans prétendre à l’exhaustivité des approches, on peut adjoindre à la liste l’histoire du droit, l’anthropologie du droit, l’épistémologie du droit ou encore la philosophie du droit. Le point de vue externe, qu’il soit total ou plus modéré, se détourne du point de vue interne de la doctrine en changeant l’angle d’analyse sur l’objet de recherche. Au-delà de l’éloignement de la posture dite pragmatique auquel il destine, qui conduit à se contenter d’une démarche explicative et descriptive, ce point de vue peut inviter à adopter une posture à la fois critique et de dévoilement qui heurtent frontalement les usages et attendus de la recherche juridique. En effet, la démarche critique mène à relativiser les constructions doctrinales, tandis que le dévoilement encourage à adopter une posture plus réaliste et donc démystificatrice de ces constructions.

Ce sont ces deux aspects que l’on souhaiterait développer à présent pour tenter de proposer quelques pistes de réponses à l’interrogation d’Amina Ali Said sur la réception de ses travaux. Il s’agit tout à la fois de reconnaître les heurts que peut provoquer l’approche externe, tout en les relativisant en soulignant les vertus de l’approche pour la recherche juridique.

    B.   Heurts et vertus de la posture externe

La recherche sur le droit peut d’abord heurter par le point de vue critique qu’elle invite à adopter. Cette posture critique est caractéristique de la recherche en sciences sociales qui vise à s’éloigner des discours idéologiques ou d’expertise, « prompts à conforter la pensée commune »44P. Haag et C. Lemieux (dir.), Faire des sciences sociales, T. 1, Critiquer, EHESS, Coll. Cas de figure, 2012 (open book).. Par cette démarche, il s’agit de repérer « les rapports de force » et les « calculs stratégiques » qui entravent la lucidité réflexive45Ibid.. Cette dimension critique est aussi le propre de toute démarche scientifique qui repose sur une posture de réfutabilité que l’on connaît bien depuis les travaux du philosophe des sciences Karl Popper46K. Popper, La logique de la découverte scientifique, Préf. J. Monod, Payot, 1973, p. 285-286.. Pour Karl Popper, le discours scientifique n’est pas porteur de vérité. Une théorie est, par essence subjective, et peut donc être remise en cause. La posture critique et relativiste heurte la dynamique constructiviste47V. C. Sintez, Le constructivisme juridique. Essai sur l’épistémologie des juristes. T. 1, Les origines romaines, Mare & Martin, coll. Libre Droit, 2014. Le Tome 2 est à paraître. et d’autorité48A.-M. Ho Dinh, Les frontières de la science du droit. Essai sur la dynamique juridique, Préf. N. Molfessis, LGDJ, Bibliothèque de droit privé, T. 583, 2018, p. 15. sur laquelle repose la doctrine juridique. Cette dynamique se caractérise par le fait, pour le chercheur en droit, de participer à la construction du droit en même temps qu’il l’analyse49V. V. Forray et S. Pimont, Décrire le droit… et le transformer, Dalloz, coll. Méthode du droit, 2017.. Or, la posture critique invite à mettre en doute les postulats théoriques sur lesquels reposent nos principes juridiques et ce même s’ils sont au fondement de règles en vigueur et qui s’imposent avec la force de l’autorité propre au droit. Lorsqu’une démarche critique est adoptée, les principes, concepts, et façons de concevoir le droit et la science du droit sont sans cesse remis en question au moyen de controverses scientifiques50La doctrine aussi crée ses controverses. Celles-ci prennent toutefois une forme très différente puisqu’elles se constituent au sein du point de vue internaliste de la recherche en droit. Elles prennent donc généralement la forme de querelles d’interprétation et d’argumentation : V. C. Atias, « La controverse doctrinale dans le mouvement du droit privé », Revue de la recherche juridique. Droit prospectif, 1983, n° 2, p. 427-474 ainsi que le numéro spécial des Cahiers des Écoles Doctorales. Faculté de Droit de Montpellier, n° 1, « Les controverses doctrinales », 2000.. La difficulté soulevée par la doctrine tient alors au fait que le droit présente une dimension performative et normative qui invite à donner des conséquences juridiques aux pensées construites intellectuellement par l’esprit. Comme si démontrer la construction sociale et historique du droit l’affaiblirait dans sa pratique et son application quotidienne. Il sera donc fondamental de justifier la démarche de recherche car le chercheur en droit battit les discours là où le chercheur sur le droit déconstruit ces mêmes discours.
Dans le cadre de sa thèse, Amina Ali Said est directement confrontée à cette difficulté. En effet, le constructivisme de la pensée juridique l’invite à concevoir la notion de propriété sous un angle technique pour chercher à la définir, à la décliner et à la caractériser. Elle observe, je cite, « la doctrine préfèrera systématiquement régler les enjeux liés au concept de propriété en discutant essentiellement de la technique juridique plutôt que d’évoquer l’hypothèse d’une re-théorisation ». Pour cela, Amina Ali Said relève que la doctrine recourt notamment au jeu des exceptions, aux régimes spéciaux et aux opérations de requalification. Or, sa propre démarche de recherche l’éloigne de ces orientations puisqu’il s’agit pour elle d’envisager la propriété comme une idéologie relative, socialement et historiquement construite par des acteurs et donc variable selon les contextes et les sociétés – ce qui permet d’expliquer pourquoi l’instrument est mal reçu ou inadapté à la France. Sa posture l’invite à prendre de la hauteur par rapport aux approches juridiques de la propriété, à se détacher de la technique pour finalement mieux comprendre ses dysfonctionnements. Sa démarche conduit nécessairement à porter un regard critique sur l’approche technicienne du droit en démontrant qu’elle ne peut pas tout régler. Ce positionnement adopté par Amina Ali Said peut être mal perçu par ses évaluateurs et pairs s’ils ont pour usage d’adopter eux-mêmes une approche exclusivement technicienne du droit. Il faudra alors bien expliquer que l’approche n’a pas une finalité subversive mais heuristique.
La recherche sur le droit peut aussi heurter par la posture de dévoilement qu’elle conduit à adopter. Le point de vue externe invite au réalisme et à la démystification du droit51Sur le courant réaliste du droit v. notamment les travaux du Centre de Théorie et d’Analyse du Droit et en particulier ceux d’Éric Millard. V. le Dossier « Alf Ross » dans le n° 50 de Droit et Société en 2002. V. également É. Millard, « Réalisme scandinave, réalisme américain. Essai de caractérisation », Revus, 24, 2014, p. 81-97, https://journals.openedition.org/revus/2915. V. aussi, O. Jouanjan (dir.), Théories réalistes du droit, Annales de la faculté de droit de Strasbourg, Strasbourg, 2002 et P. Brunet, « Le droit est-il dans la tête ? À propos de Karl Olivecrona, De la loi et de l’État. Une contribution de l’école scandinave à la théorie réaliste du droit, trad., P. B.-G. Jonason, Paris, Dalloz, 2011 », Jus politicum, n° 8, 2012.. La démarche mène à observer la réalité telle qu’elle est pour repérer ce qui est de l’ordre du récit ou encore du mythe afin d’en analyser la construction sociale et historique et d’y porter un regard critique. Ce réalisme se heurte toutefois au « romantisme » de la pensée juridique52V. N. Hakim, « Socialisation du droit et romantisme juridique : autour d’une controverse entre Julien Bonnecase et Paul Cuche » in De la terre à l’usine : des hommes et du droit. Mélanges offerts à Gérard Aubin PU Bordeaux, 2014, p. 139. . Est romantique ce qui est construit sur la base d’un récit, extraordinaire, exalté et fortement imaginatif53Trésor de la langue française informatisé, romantique. Consultable en ligne : URL http://www.cnrtl.fr/definition/romantique, consulté le 15 mars 2021.. Le droit a une dimension très romantique au sens où il est une discipline qui s’est fondée sur le récit, les croyances et les dogmes. François Ost et Jacques Lenoble soulèvent ainsi la dimension « mythologique » du droit dans la mesure où la logique juridique s’articule à des mythes pour se construire54J. Lenoble et F. Ost, Droit, mythe et raison, Essai sur la dérive mytho-logique de la rationalité juridique, Bruxelles, FUSL, 1980.. Le droit, pour fonder son autorité que nous venons d’évoquer, crée son propre langage et ses propres représentations. Il invente et institue ses propres objets55« Le droit invente et institue ses propres objets » : É. Picard, « Science du droit ou doctrine juridique », op. cit., p. 129. et ses propres fictions56« Par ses opérations internes, le droit recrée le monde extérieur et lui revient sous la forme de ses propres fictions dont il attend un effet dans le réel » : F. Ost, À quoi sert le droit ? Usages, fonctions, finalités, Bruylant, coll. Penser le droit, 2016, p. 130.. Depuis l’époque romaine, le droit s’institue en détachement des forces politiques, sous forme d’un savoir et de rituels spécialisés. Éloigné pourtant de ses origines religieuses, il conserve une dimension éminemment mythique. Or, le point de vue externe des sciences sociales heurte, sans le vouloir, cette construction romantique du droit car elles invitent à penser les discours avec réalisme, froideur, distance voire à les déconstruire57La déconstruction peut aller jusqu’à considérer que le droit est une construction purement mentale : « dans la tête » : P. Brunet, op. cit.. Le réalisme a un effet subversif au sens où il bouleverse les croyances, les institutions et les principes. Inviter à lever le voile sur les représentations du droit, c’est prendre le risque de bousculer en repérant les aspérités, les raccourcis, les dessous des discours et leur dimension politique. La démarche mène à considérer le droit sous une forme baroque, avec ses irrégularités et ses imperfections, rompant ainsi naturellement avec la beauté a priori saillante et éclatante du romantisme.
L’observation, la description, la neutralité à laquelle invitent les méthodes des sciences sociales ouvrent le regard sur une réalité froide. Elles ne construisent pas les récits mais regardent en deçà des récits pour tenter de comprendre comment ils se sont construits et comment ils sont instrumentalisés et déployés par les acteurs. Les sciences sociales ont un effet subversif malgré elles car elles invitent à se défaire des croyances et des mythes que l’on se plaît à entretenir par confort d’un ordre bien établi, souvent au service de la construction de l’État-nation. Pierre Bourdieu observe ainsi que la « sociologie » n’est pas toujours « facile à vivre » et que celui qui se prête à la démarche s’exposera bien souvent à la fureur des protagonistes appartenant au champ qu’il interroge58Bourdieu relève que les réactions à l’étude sociologique dépendent de ses lecteurs : les individus réagiront très différemment selon qu’ils sont acteurs du champ interrogé ou qu’ils sont extérieurs. V. notamment l’hommage rendu à Pierre Bourdieu en restituant son parcours dans l’émission hors champ de France culture : https://www.franceculture.fr/emissions/hors-champs/pierre-bourdieu-decrypteur-du-reel-25-luc-boltanski. Il a en ce sens particulièrement été marqué par le rejet de son étude du monde académique homo academicus dans laquelle il traite de la représentation, de la position et de la répartition du pouvoir des universitaires dans l’espace social. Ce livre a été reçu comme des plus scandaleux59Ibid.. Adopter un point de vue externe, qu’il soit extrême ou modéré, impose alors d’accepter cet effet subversif propre aux sciences sociales et de l’assumer en expliquant toujours sa démarche et son positionnement dans le champ. Il s’agit en effet d’accepter de déranger en ouvrant la voie à la déconstruction et à la controverse, d’autant plus parce qu’elle invitera à repenser les fondements d’un savoir académique bien balisé sur lequel repose toute la discipline juridique. Cette voie est heureuse pour la recherche parce qu’elle apporte des savoirs novateurs. Nous ne pouvons donc qu’encourager Amina Ali Said dans sa démarche qui cherche à aller au-delà de résultats déjà bien balisés de la recherche juridique sur la fiducie pour explorer, de manière inédite pour la littérature, la dimension contextuelle, politique et idéologique de son objet.

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