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Paulo Gustavo GUEDES FONTES

Juge à la Cour d’appel fédérale à São Paulo

 

 

Résumé

Les critiques à Robert Alexy portent parfois sur la question de la mise en balance des principes juridiques, ce qui conduirait à une application au cas par cas et donc irrationnelle du droit, marquée par la subjectivité du juge. Certains auteurs comprennent que le droit exigerait toujours une application par subsomption, par opposition à la pondération ou mise en balance. Une telle controverse est parfois similaire à celle qui existe dans la philosophie morale entre particularistes et généralistes. Dans cet article, nous entendons rendre explicites les similitudes et les différences de la pensée d’Alexy par rapport au particularisme moral et finalement soutenir que la pondération n’exclut pas la subsomption et ne serait pas condamnée à l’irrationalité et à l’intuitionnisme.

Mots-clés

Principes juridiques – droits fondamentaux – pondération – subsomption – spécification – particularisme moral – intuitionnisme moral

Abstract

Criticisms of Robert Alexy’s work sometimes focus on the question of the balancing of legal principles, which would lead to a case-by-case and therefore irrational application of the law, marked by the judge’s subjectivity. Some authors understand that the law would always require an application through subsumption, as opposed to balancing. Such controversy is sometimes similar to that existing in moral philosophy between particularists and generalists. In this article, we intend to make explicit the similarities and differences of Alexy’s thought in relation to moral particularism and, in the end, to defend that balancing is not exclusive of subsumption and would not be condemned to irrationality and intuitionism.

Keywords

Legal principles – fundamental rights – balancing – subsumption – specification – moral particularism – moral intuitionism

*Préambule

Cet article a été écrit pendant mon stage post-doctoral à l’Université de Lorraine entre septembre et décembre 2019, sous la supervision de Mme. Anna Zielinska, Maître de Conférences en philosophie que je remercie vivement pour nos discussions et pour ses précieuses suggestions. Je remercie également M. le Professeur Jean-Yves Chérot, de l’Université Aix Marseille, de l’intérêt porté à mes recherches et de notre fructueuse rencontre à Aix-en-Provence.

Introduction

L’œuvre de Robert Alexy recouvre un champ large qui va de l’argumentation juridique en général, passant par la philosophie du droit et son éternelle polémique opposant positivisme et jusnaturalisme, jusqu’à une théorie des droits fondamentaux et de la juridiction dans cette matière1Selon R. Poscher, la théorie des principes d’Alexy « aspires to become one of the major general theories of law in a global perspective ». R. Poscher, « Insights, Errors and Self-Misconceptions of the Theory of Principles », Ratio Juris 22 (2009/4), p. 225/254.. Dans la lignée de R. Dworkin, Alexy est l’un des principaux tenants de l’importance des principes juridiques dans le droit moderne, espèce de normes qu’il oppose aux règles ; cette distinction structurelle appellerait également des méthodes distinctes d’application, la subsomption pour les règles et, pour les principes, la controversée pondération ou mise en balance.
Si ces principes capables de renouer le lien entre droit et morale, correspondant peut-être de façon plus vraisemblable au raisonnement des juges, ont pu provoquer une extase chez certains2Ibid., d’autres en ont fait le procès : perte de la certitude exigée par le droit ; irrationalité et subjectivité des jugements basés sur les principes ; empiétement sur les fonctions du législateur ; risque pour les libertés individuelles ; activisme juridictionnel.
Il est fréquent que ces critiques se concentrent sur le problème de la « pondération » dans l’application des principes et des droits fondamentaux3Pour Alexy, les droits fondamentaux sont des principes. Cf. R. Alexy, A Theory of Constitutional Rights, Oxford University Press, 2010, p. 388. R. Poscher note également : « due to the open nature of the constitutional text, fundamental rights serve as the paradigm case of principles. » (op. cit.). Pour J. Habermas, la méthode proposée par Alexy détournerait l’application du droit dans une réalisation des valeurs procédant par voie de concrétisation et au cas par cas, ce qui serait incompatible avec la certitude exigée par le droit et mettrait en question la légitimité du juge4J. Habermas, Droit et démocratie : entre faits et normes, Paris, Gallimard, p. 277..
Ces réflexions touchent d’une certaine façon la proximité d’Alexy, en philosophie morale, du particularisme, notamment à travers le philosophe moral écossais W. D. Ross de qui Alexy importe dans le droit constitutionnel la notion de principes prima facie5R. Alexy, A Theory of Constitutional Rights, p. 57. ; l’aspect n’est pas souvent mis en évidence et j’essaierai de l’exploiter dans cet article.
D’un autre côté, le débat des théoriciens du droit et constitutionnalistes autour de l’opposition entre subsomption et pondération dans l’application des principes présente une remarquable similitude avec celui existant en philosophie morale entre généralisme et particularisme6Alors que certains auteurs utilisent le mot « universalisme », nous préférons généralisme, plus proche de la désignation en anglais et conforme à la traduction qu’Anna Zielinska a fait de Dancy :J. Dancy, « Le particularisme éthique et les propriétés moralement pertinentes », in A. C. Zielinska (éd.), Métaéthique : connaisance morale, scepticismes et réalismes, Paris, Vrin, 2013, p. 287/313., et le parallèle peut s’avérer de quelque utilité.

Dans la première section, j’essaierai d’établir les points de liaison et les différences entre la pensée d’Alexy et les formulations particularistes. Dans une seconde section, j’aborderai proprement l’opposition subsomption vs pondération, qui est d’ailleurs liée au problème de la rationalité de la pondération.

I. Alexy et le particularisme moral

Alexy fait un usage très clair et précis des notions du philosophe écossais W. D. Ross, notamment celle de devoirs prima facie (A), mais il réfute l’intuitionnisme qui est souvent associé au particularisme ; la réponse à un conflit entre principes pourrait être donnée par une démarche rationnelle (B).

  A.   Une inspiration certes particulariste…

Comme l’on a déjà signalé, Alexy importe dans sa réflexion sur les principes constitutionnels la notion de principe prima facie de W. D. Ross, et le fait de façon explicite renvoyant aux travaux du philosophe. Ross n’est pas considéré un particulariste « pur sang »7J. Dancy, « Le particularisme éthique et les propriétés moralement pertinentes », in A. C. Zielinska (éd.), Métaéthique : connaisance morale, scepticismes et réalismes, Paris, Vrin, 2013, p. 287/313., parce qu’il continue à affirmer l’existence des principes moraux et son utilité, mais sa pensée s’insère sans doute dans ce courant du fait qu’il rejette l’idée selon laquelle un principe moral pourrait dicter l’action morale correcte dans un cas particulier à travers une subsomption ou raisonnement inférentiel8Ibid.. On a pu estimer qu’« une théorie comme celle de Ross restreint suffisamment la portée des principes moraux pour être considérée comme une forme faible de particularisme »9P. Bélanger, Le particularisme moral, Université de Montréal, Montréal, 2006p. 43..
Pour Ross, il y aurait six types de devoirs prima facie : ceux de fidélité et de réparation ; de gratitude ; de justice ; de bienfaisance ; d’auto-développement et de non nuisance10W. D. Ross, The Right and the Good, Oxford, Clarendon Press, p. 21.. Cependant, dans les situations particulières, ces principes peuvent entrer en conflit et l’action qui sera finalement adoptée va en suivre un tout en allant à l’encontre de l’autre. Si j’ai promis de rendre visite à un ami, mon devoir de fidélité à ma promesse peut se voir concurrencé si, témoin d’un accident sur mon chemin, je dois secourir la victime. Pour accomplir non ses devoirs prima facie, mais son obligation réelle (actual duty) l’agent moral doit choisir, vu son importance dans le cas, le principe qui doit prévaloir et dicter sa conduite.

Les similitudes des formulations d’Alexy avec celles de Ross sont au départ frappantes. Il adopte le caractère prima facie des principes c’est-à-dire les principes constitutionnels pour Alexy obligent d’une façon abstraite mais entrent en conflit dans les situations concrètes, tout comme les principes ou devoirs moraux chez Ross ; ce n’est qu’au vu des circonstances du cas que l’on pourra établir un jugement de précédence, qui est alors un « jugement de précédence conditionnée ». Un conflit dans un cas particulier entre deux principes, tels que la liberté d’opinion et la protection de la vie privée, exige ainsi une mise en balance, tenant compte des conditions c’est-à-dire des circonstances capables de conférer dans l’espèce plus d’importance à l’un qu’à l’autre des principes en lice.
Alexy donne un exemple tiré de la jurisprudence de la Cour constitutionnelle fédérale d’Allemagne. Dans l’affaire Lebach, la télévision ZDF entend transmettre un documentaire sur les meurtres ayant eu lieu près de la ville de Lebach, où quatre soldats ont été assassinés lors d’un vol d’armements tandis qu’ils dormaient à la caserne. L’un des condamnés, après plusieurs années de prison et déjà sur le moment d’en être libéré, présente une réclamation constitutionnelle par laquelle il demande à la Cour de Karlsruhe protection de son droit de réinsertion sociale prévu à la Constitution. Selon Alexy la Cour met en place le mécanisme de pondération, mettant en balance le principe invoqué par le détenu et le principe de liberté d’information de la presse. Dans l’espèce, au vu des circonstances, la Cour accorde la protection demandée et interdit la diffusion du documentaire. Les juges considèrent alors que la liberté d’information aurait précédence pour toute information actuelle sur des infractions pénales mais, tenant compte du temps passé depuis les faits, c’est le droit du réclamant qui devrait primer11R. Alexy, A Theory of Constitutional Rights, p. 54/56..
Autre aspect central dans la théorie des principes d’Alexy est l’absence de hiérarchie ou de précédence abstraite d’un principe constitutionnel sur l’autre. Même la dignité de la personne humaine n’aurait pas de priorité et serait passible comme les autres principes d’être mise en balance12Ibid., p. 63.. Cet aspect, l’absence de hiérarchie entre les devoirs moraux prima facie, est également considéré fondamental dans la pensée de Ross. Selon Jonathan Dancy, pour Ross

« There is no general ranking of the different types of prima facie duty, and since different moral principles express different prima facie duties, there is no general ranking of moral principles. There is just a shapeless list of them, which is no more than a list of the things that make a moral difference, a difference to what we should do. »13J. Dancy, « An ethic of prima facie duties », in P. Singer (éd.), A Companion to Ethics, Oxford, Blackwell, 2015, p. 219‑229.

   B   …. mais pas intuitionniste

En philosophie morale, outre sa proximité avec le particularisme, Ross est souvent considéré comme un intuitionniste, pour la manière dont nous atteindrions la connaissance des principes moraux prima facie ou pour celle dont nous découvrirons notre obligation réelle (actual duty) dans un cas particulier14J. Dancy, « Intuitionism », in P. Singer (éd.), A Companion to Ethics, Oxford, Blackwell, 2015, p. 411‑420..
Dancy, même s’il propose contre Ross l’abandon complet de la notion des principes moraux, reconnaît l’identité de leur épistémologie particulariste, où il serait question d’un regard direct pour appréhender ce qui est moralement dû dans un cas particulier : « nous discernons directement la rectitude des actes individuels sans faire le détour par les principes »15J. Dancy « Le particularisme éthique et les propriétés moralement pertinentes », in A. C. Zielinska (éd.), Métaéthique : connaisance morale, scepticismes et réalismes..
Ross admet la difficulté de reconnaître la rectitude de notre obligation réelle, celle qui surgit dans le cas particulier et résout le conflit de principes ; il reconnaît également l’inapplicabilité du raisonnement logique basé sur une relation d’inférence :

« Our judgments about our actual duty in concrete situations have none of the certainty that attaches to our recognition of the general principles of duty. A statement is certain, i.e., is an expression of knowledge, only in one or other of two cases : when it is either self-evident, or a valid conclusion from self-evident premises. And our judgments about our particular duties have neither of these characters […] »16W. D. Ross, The Right and the Good, Clarendon Press, 2002, p. 30.

Le philosophe n’essaie pourtant pas d’établir des règles présidant à la solution du conflit de principes. Cette mise en balance serait foncièrement difficile et le jugement qui y est établi peut difficilement être appelé « connaissance » ; nous pouvons connaître nos devoirs prima facie mais non pas nos obligations réelles17J. Dancy « An ethic of prima facie duties », in P. Singer (éd.), A Companion to Ethics, p. 224.. En plus, Ross rapproche les jugements moraux et esthétiques18« A poem is, for instance, in respect of certain qualities beautiful and in respect of certain others not beautiful ; and our judgment as to the degree of beauty it possesses on the whole is never reached by logical reasoning from the apprehension of its particular beauties or particular defects. Both in this and in the moral case we have more or less probable opinions which are not logically justified conclusions from the general principles that are recognized as self-evident. » W. D. Ross, The Right and the Good, Clarendon Press, 2002, p. 31. et fait place à la « perception », citant Aristote : le reste « appartient à la perception »19Ibid., p. 42..

Ici nous pouvons esquisser les points dans lesquels Alexy s’éloigne de la pensée de Ross et des auteurs particularistes comme Dancy. D’abord pour lui il ne s’agit aucunement d’un « regard direct » du cas particulier pour trouver la bonne réponse et résoudre le conflit entre principes constitutionnels. C’est la relation et la tension entre les principes et les circonstances du cas qui peuvent amener à une solution correcte ou au moins raisonnable. Dans cela il paraît s’éloigner plus de Dancy que de Ross, pour lequel cette relation paraît encore exister20Ibid., p. 41..
Sous un autre aspect, Alexy ne paraît pas souscrire à une forme quelconque d’intuitionnisme et au contraire de Ross propose justement une méthode et des règles pour mettre en balance les principes, dans un effort évident de rationalisation de la décision juridique dans le domaine des droits fondamentaux. Comme exemple de cet effort on pourrait rappeler ses trois étapes d’application du principe de proportionnalité, qui seraient les contrôles d’adéquation, de nécessité et de proportionnalité stricto sensu. Dans le même sens, sa conception des principes comme « mandats d’optimisation » selon laquelle ils doivent être réalisés de la façon la plus étendue possible, compte tenu des possibilités de fait et de droit, ce qui va déboucher dans la « loi de la pondération » occupant une place centrale dans son édifice : « plus un principe doit être non satisfait ou affecté, plus grande doit être l’importance de la satisfaction du principe concurrent dans la situation »21R. Alexy, A Theory of Constitutional Rights, p. 401 : « The greater the degree of non-satisfaction of, or detriment to, one principle, the greater must be the importance of satisfying the other »..
Ainsi Alexy considère possible la justification rationnelle dans le domaine du droit et dans sa théorie des principes en particulier. Même dans l’espace d’ouverture (vers la morale) des normes de droits fondamentaux (semantische und strukturelle Offenheit), il voit la possibilité de justification :

« To a large extent, legal doctrine is the attempt to give rationally defensible answers to the evaluative questions which have been left open by the authoritative material at hand. This confronts legal doctrine with the problem of the rational justification of value-judgments, but it will be argued below that rational justification is in principle possible. »22R. Alexy, A Theory of Constitutional Rights, p. 8.

Finalement, la méthode de la pondération exigeant pour aboutir un jugement sur l’intensité de l’atteinte à un principe donné et sur l’importance du principe concurrent dans une situation quelconque, Alexy entend possible, réfutant la critique de Habermas, « to make rational judgments about, first, intensity of interference, secondly, degrees of importance, and thirdly, their relationship to each other »23Ibid., p. 401..

Ces aspects vont nous permettre de mieux comprendre quelques polémiques autour de la pondération de principes alexyéienne.

II. Subsomption, pondération et rationalité

Malgré la proximité entre les deux auteurs, qui convergent dans plusieurs aspects de leurs formulations sur la théorie du discours rationnel et de la démocratie délibérative, Jürgen Habermas déduit une importante critique à la théorie de principes d’Alexy24J. Habermas, Droit et démocratie : entre faits et normes, Paris, Gallimard, 1997, p. 261/310.. Il conteste sa conception des principes, qui seraient pris de façon erronée comme des valeurs. Pour Habermas, les principes auraient une nature déontologique et les valeurs un caractère téléologique25Ibid., p. 277/279. Dans un sens similaire : A. Viala, « Valeurs et principes (Distinction) », in J. Andriantsimbazovina, H. Gaudin et S. Rials (éd.), Dictionnaire des droits de l’homme, Paris, Presses Universitaires de France, 2008, p. 971/974. ; de cela paraît découler somme toute que les principes demanderaient dans leur application une méthode de subsomption : « Les normes se présentent sous la forme d’une prétention à la validité à caractère binaire et sont soit valides soit non valides »26J. Habermas, Droit et démocratie : entre faits et normes, p. 278.. En plus, avec la méthode de pondération l’application du droit serait détournée dans une réalisation des valeurs procédant par voie de concrétisation et au cas par cas27Ibid., p. 277..
Or, les formulations d’Alexy se caractérisent justement par utiliser ce critère pour distinguer entre principes et règles juridiques ; les règles seraient applicables à travers la subsomption alors que l’application des principes se ferait par pondération. Habermas attribue aux principes une caractéristique qui selon Alexy appartiendrait aux règles.
D’autres auteurs ont pu regretter chez Alexy l’absence d’une conceptualisation suffisante des divers droits fondamentaux ; la pondération seule ne serait pas à même de résoudre tous les problèmes. R. Poscher estime que la seule idée de pondération ne serait pas suffisante pour établir une doctrine des droits fondamentaux. Selon lui, la doctrine s’originerait du développement des structures normatives par le moyen de l’argumentation juridique et inclurait « different elements such as precedents, traditions, history, genesis, systematic and analytical considerations as well as optimization by balancing»28R. Poscher, « Insights, Errors and Self-Misconceptions of the Theory of Principles », Ratio Juris.. J.-Y. Chérot regrette également chez Alexy l’absence d’une « théorie des droits » qui pourrait venir de la philosophie politique aidant à établir l’étendue d’un droit fondamental29J.-Y. Cherot, « La proportionnalité entre théorie politique et raisonnement selon le droit », Cahiers de méthodologie juridique 31 (2017/5), p. 1903/1929..

Ces aspects rappellent également la discussion ayant lieu dans la doctrine des droits fondamentaux qui oppose théorie interne et théorie externe. Il s’agirait de réfléchir sur les limites qui peuvent être apportées à l’exercice des droits fondamentaux. Selon la théorie interne, ces limites seraient « immanentes » à chaque droit fondamental, de manière que l’on ne pourrait pas parler d’une vraie collision de principes ; si la liberté d’expression n’autorise pas les délits contre l’honneur, c’est là une limite immanente et donc comprise dans le concept même de cette liberté. Pour la théorie externe, les limites de chaque droit seraient établies dans sa confrontation avec d’autres droits, dans les cas concrets, à travers la méthode de pondération30V. A. da Silva, « O conteúdo essencial dos direitos fundamentais e a eficácia das normas constitucionais », Revista de Direito do Estado 4 (2006), p. 23/51. L’auteur affirme que le débat entre théorie interne et externe viendrait même du droit civil, avec la polémique entre Planiol et Ripert d’un côté (dans leur Traité élémentaire de droit civil, II, 10e éd., Paris : LGDJ, 1926, p. 298) et Louis Josserand de l’autre (De l’esprit des droits et de leur relativité, Paris, Dalloz, 1927). Pour le débat en Allemagne il renvoie à Wilhelm Weber, Recht der Schuldverhältnisse, 11. Aufl., Berlin : Schweitzer, 1961, p. 748 e ss. et aux travaux de R. Alexy et Martin Borowski (pour ce dernier : Grundrechte als Prinzipien, Baden-Baden : Nomos, 1998).. La théorie interne postule l’idée d’un « contenu essentiel » des droits fondamentaux qui permettrait une démarche de subsomption, alors que ce contenu n’existerait pas pour la théorie externe adepte de la pondération alexyéienne. La théorie interne peut d’ailleurs être rapprochée de la thèse de la « spécification » de H. Richardson, mentionnée par J.-Y. Chérot31Dans sa conférence proférée par à l’Università degli Studi Magna Graecia di Catanzaro, le 13 décembre 2018, ayant pour titre « La proportionnalité en droit. L’analyse de proportionnalité dans la solution des conflits entre droits fondamentaux ou entre droits fondamentaux et intérêts publics éminents », J-Y. Chérot affirme que pour la thèse de la spécification « ce qui peut apparaître comme une exception que l’on introduit dans la norme à appliquer, compte tenu du cas à traiter, ne peut pas être vraiment comprise comme une vraie exception. La spécification ne fait que spécifier la norme et elle la laisse donc intacte dès lors qu’elle a seulement permis de mieux la comprendre. » (Il renvoie à H. S. Richardson, « Specifying Norms as a Way to Resolve Concrete Ethical Problems », Philosophy and Public Affairs, vol. 19, n° 4, 1990, p. 279-310.).
Finalement, on a reproché à Alexy l’absence d’un ordre de priorité entre les droits fondamentaux32J.-Y. Cherot, « La proportionnalité entre théorie politique et raisonnement selon le droit », Cahiers de méthodologie juridique. J-Y. Chérot parle d’ « un ordre de priorité qui ferait tant défaut à la théorie des principes d’Alexy ».. On a vu en effet, et c’est un aspect central de sa théorie, qu’aucune précédence abstraite d’un principe constitutionnel sur l’autre n’est admise par Alexy, ni même s’il s’agit de la dignité de la personne humaine33R. Alexy, A Theory of Constitutional Rights, p. 63..
On peut comprendre que pour ces auteurs la conceptualisation des droits fondamentaux faisant défaut dans la théorie d’Alexy permettrait de réduire la marge de subjectivité de la juridiction. Et cela également pour l’ordre de priorité puisqu’il permettrait finalement la subsomption ou au moins l’emploi d’un principe herméneutique tel que « lex superior derogat legi inferior » capable de résoudre le conflit normatif.

Ces critiques peut-être ne tiennent pas suffisamment compte d’une caractéristique des principes qui est leur indétermination34Ibid., p. 365. Selon Alexy, « Substantive determination would be entirely unproblematic if it were always clear what was required on the basis of constitutional rights norms. But this is not the case. The reason for this does not lie simply in the semantic and structural openness of constitutional rights provisions, but to a large extent also in the principled character of constitutional norms. Their principled character implies the necessity of balancing interests.” ». et généralité35Ibid., p. 60/61.. Cela veut dire que les décisions prises dans leur application ne sont pas immédiatement déductibles de leur formulation ; c’est ce que viendrait à être en effet l’indétermination.
On ne pourrait pas par exemple déduire du principe de liberté d’information de la presse s’il s’applique effectivement dans toutes les situations où l’on peut cogiter de cette liberté, comme dans l’affaire Lebach suscitée, justement parce qu’il se voit confronté dans les situations particulières par d’autres principes et droits fondamentaux. Il nous paraît ici que Dancy a raison quand il soutient que les principes, pour devenir opérationnels de la façon voulue par les généralistes, devraient être assortis de toutes les exceptions à leur incidence (exceptions que les particularistes appellent les « défaiseurs », defeaters), ce qui serait impossible. En effet :

« Dancy considère qu’au niveau moral, la présence de défaiseurs nous forcerait à complexifier nos principes. Nous serions ainsi forcés selon lui d’inclure une série de clauses particulières afin de rendre compte de tous les cas (et il y en a peut-être une infinité) où un défaiseur peut être présent, ce qui est apparemment impossible. »36P. Bélanger, Le particularisme moral, Université de Montréal, p. 92.

Interdire au juge de se mouvoir dans cette indétermination, qui paraît néanmoins inéluctable, reviendrait à ce qu’Alexy a dénommé un système pur de règles37R. Alexy, A Theory of Constitutional Rights, p. 71.. Les principes ne se dirigeraient alors qu’au législateur et le contrôle de constitutionnalité des lois par un tribunal constitutionnel serait mis en question – ce qui est effectivement la position de Habermas38J. Habermas, Droit et démocratie : entre faits et normes, p. 261/310..
En ce qui concerne l’incompatibilité entre la rationalité et la démarche particulariste d’Alexy, relevée aussi par Habermas, c’est vrai que la perspective du « regard direct » sur la situation concrète, telle que défend Dancy comme seul moyen capable de dire de la rectitude d’un acte, poserait un problème difficile pour la rationalité du droit et la légitimité du juge39B. Celano, « Rule of Law y particularismo ético », in P. Luque (éd.), Particularismo : ensayos de filosofía del derecho y filosofía moral, Madrid, Marcial Pons, 2015, p. 151/186..

Cependant le particularisme adopté par Alexy n’écarte pas l’existence et l’importance des principes. Ce n’est pas un particularisme « pur sang » comme l’on a déjà signalé. C’est la relation et la tension entre les principes et le cas qui peuvent amener à une solution correcte ou au moins raisonnable.
En effet, on peut croire que l’on n’entre pas dans la pondération des principes ou dans la situation morale concrète sans un concept de ce qu’est chaque principe ou devoir prima facie. Pour l’origine de ces concepts, qui n’est pas le plus important ici, il sera suffisant de nous remettre à Ross :

« The existing body of moral convictions of the best people is the cumulative product of the moral reflection of many generations, which has developed an extremely delicate power of appreciation of moral distinctions […] »40W. D. Ross, The Right and the Good, p. 41.

C’est cette connaissance préalable, qui dans le droit vient aussi de la dogmatique juridique dans ces aspects conceptuel, empirique et normatif41R. Alexy, A Theory of Constitutional Rights, p. 6., qui nous rend capables de prendre en compte les particularités des cas et d’établir des relations de pertinence et compatibilité avec les principes, et de finalement soupeser. Que nous pouvons le faire et que nous le faisons de façon habituelle dans notre vie morale on ne saurait pas douter. Et Alexy, comme l’on a déjà signalé, entend possible, réfutant la critique de Habermas, « to make rational judgments about, first, intensity of interference, secondly, degrees of importance, and thirdly, their relationship to each other »42Ibid., p. 401..
Ces considérations sont compatibles avec un particularisme moral faible qui restreint le rôle des principes tout en les préservant comme nécessaires à notre réflexion morale. Ces concepts préalables, prima facie, s’enrichissent et se complexifient dans les situations concrètes où les défaiseurs peuvent apparaître :

« Face à un nouveau cas, nous apporterions une part de notre expérience par des principes correspondant aux cas typiques que nous connaissons bien et auxquels nous savons répondre sans hésitation. Mais ce que nous chercherions serait la présence de différences significatives qui pourraient nous amener à un jugement opposé à notre principe. »43P. Bélanger, Le particularisme moral, Université de Montréal, p. 108.

Ainsi l’opposition entre subsomption et pondération qui marque le débat sur la théorie des principes ne saurait pas être absolue. La pondération alexyéienne mettrait en balance ces principes faillibles qui pourtant ne seraient pas dépourvus d’une tenue conceptuelle permettant également la subsomption.

Cette conciliation paraît être admise par J. J. Moreso qui voit la subsomption, à l’intérieur même de la démarche de pondération, comme un gage de rationalité44J.-J. Moreso, « Guastini sobre la ponderación », Isonomía : Revista de Teoría y Filosofía del Derecho. Núm. 17, octubre 2002.. J.-Y. Chérot à son tour envisage aussi l’utilisation de deux méthodes :

« La thèse du particularisme pourrait être mieux défendue comme une position accessoire à la thèse de la spécification. La thèse particulariste pourrait montrer que la “spécification” de la règle ne permet pas de mettre fin à la casuistique. Il peut en effet rester toujours, même après spécification et selon un processus qui n’a pas de fin, la possibilité pour le juge, confronté à de nouveaux cas, de devoir ajouter d’autres conditions à l’application de la règle déjà spécifiée et accepter à l’avenir encore d’autres exceptions à ces exceptions. »45Conférence proférée par J-Y. Chérot à l’Università degli Studi Magna Graecia di Catanzaro, le 13 décembre 2018, ayant pour titre : « La proportionnalité en droit. L’analyse de proportionnalité dans la solution des conflits entre droits fondamentaux ou entre droits fondamentaux et intérêts publics éminents. »

Dans ce même sens, c’est encore intéressant de noter que la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, dans son article 52.1, passe outre la polémique entre théorie interne et externe suscitée et mentionne et le contenu essentiel des droits fondamentaux et l’application du principe de proportionnalité lié à la pondération46« Toute limitation de l’exercice des droits et libertés reconnus par la présente Charte doit être prévue par la loi et respecter le contenu essentiel desdits droits et libertés. Dans le respect du principe de proportionnalité, des limitations ne peuvent être apportées que si elles sont nécessaires et répondent effectivement à des objectifs d’intérêt général reconnus par l’Union ou au besoin de protection des droits et libertés d’autrui. ».

Conclusions

Si Alexy soutient la rationalité dans le cadre de la pondération des principes, il n’est pas moins vrai qu’elle n’est pas une méthode exacte et que l’application du principe de proportionnalité comporte une marge irréductible de subjectivité47J.-B. Duclerq, Les mutations du contrôle de proportionnalité dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel, Issy-Les-Moulineaux, LGDJ, 2016, p. 400.. Alexy ne postule pas une certitude absolue et ne partage pas avec Dworkin la thèse de l’existence d’« une seule bonne réponse » (on right answer)48R. Alexy, A Theory of Constitutional Rights, p. 365 ; 402. mais la possibilité d’établir une solution dans un cadre rationnel. Sa pensée est plutôt celle du « raisonnable » (reasonableness), qui serait selon Paul Ricœur la troisième voie entre la preuve et l’arbitraire49R. Alexy, « Legal Certainty and Correctness », Ratio Juris 28 (2015/4), p. 441-451..
Les limites existent et dans la postface à son A Theory of Constitutional Rights Alexy reconnaît effectivement deux situations d’impasse épistémologique de la pondération conseillant le juge constitutionnel de céder le pas au législateur, en application d’un principe formel privilégiant en cas de doute la compétence du législateur démocratiquement légitimé (democratically legitimated decision-taking competence of the legislature). Ce serait les cas de « discrétionnalité épistémique » (epistemic discretion)50R. Alexy, A Theory of Constitutional Rights, p. 414/416.. Dans une certaine mesure Alexy paraît ici reconnaître le problème de l’incommensurabilité des valeurs, souvent soulevé dans les débats sur la pondération51J’ai étudié le thème dans mon Neoconstitucionalismo e verdade : limites democráticos da jurisdição constitucional, 2e éd., São Paulo, Lumen Juris, 2019..
Dans une appréciation plus générale de l’œuvre d’Alexy, nous pensons que ses théories correspondent d’une certaine façon à la réalité des systèmes juridiques contemporains où les droits fondamentaux ont été élevés au rang constitutionnel et sont devenus les normes de référence du contrôle de constitutionnalité. Il est indéniable que leur ouverture sémantique et axiologique va permettre aux juges de prendre en considération de façon plus fréquente et directe les raisons morales qui sont à la base des normes juridiques.
Cette ouverture ne ferait qu’aggraver le problème de l’indétermination du droit, qui a déjà été considéré un « point aveugle » dans le positivisme juridique52R. Poscher, « Insights, Errors and Self-Misconceptions of the Theory of Principles », Ratio Juris.. Dans une tradition remontant à Kelsen et à Hart, à l’intérieur de l’espace conféré par la « texture ouverte » de certaines dispositions légales, le juge serait libre c’est-à-dire qu’il jouirait d’un pouvoir discrétionnaire pour décider selon ses propres critères y compris moraux53J-Y. Chérot estime que la thèse de l’inertie normative du positivisme juridique « ne donne pas […] une direction en ce qui concerne ce que doit faire le juge dans l’argumentation juridique, notamment lorsque le cas devient difficile. » J.-Y. Cherot, « Le debat sur le juspositivisme entre Raz et Alexy », Droit & Philosophie 9 (2018/2), p. 21‑44.. Alexy, comme d’ailleurs Dworkin, réfute cette thèse et propose des outils aidant à la construction et au contrôle rationnel de la décision, même s’il reconnaît les limites de sa méthode.

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