Théorie de la justice et droit de la responsabilité civile
Alain SÉRIAUX
Laboratoire de droit privé et de sciences criminelles (EA 4690), Aix Marseille Univ, Aix-en-Provence, France
Abstract
The civil law on torts is a new oportunity to verify that justice is a reading grid for law and, reciprocally, that law is a reading grid for justice. We try to demonstrate it, by helping us with the both Aristotelian’s specific forms of justice: commutative and distributive.
INTRODUCTION
1. On le sait depuis Platon et sans doute même avant : la justice a d’étroites affinités avec le droit. Je dirai même plus : c’est à l’aune de la justice qu’il convient d’appréhender le droit, si l’on veut se faire de lui – au rebours de tous les normativismes – la conception la plus exacte1Cf. A. Sériaux, « Appréhender le phénomène juridique à l’aune de la justice : l’autre versant du dialogue philosophique », in Jurisprudence. Revue critique, t. 3, 2012, p. 37 s.. Ainsi que Kelsen l’a bien vu, la justice demeure une formule creuse, tant que l’on ne sait pas quel comportement adopter vis-à-vis d’autrui et cette détermination ne peut venir en définitive que du droit2Cf. H. Kelsen, Qu’est-ce que la justice ?, Markus Haller, Genève, 2012, préf. V. Lasserre, p. 63 s.. Mais alors, il convient d’affirmer hautement, à l’instar de Thomas d’Aquin, que le droit est l’objet même de la justice. Il est ce qui est juste (id quod iustum est) ; le juste (iustum), tout simplement3Cf. Somme théologique, IIa-IIae, q. 57, art. 1er.. L’affirmation en rebute beaucoup parce qu’ils se font de la justice et du juste une idée très relevée, idéale ou presque. Mais, pour ne pas rater le rendez-vous du droit et de la justice, il suffit de s’en tenir au sens obvie des mots : est juste ce qui est mesuré, équilibré, ajusté. Le droit comme bonne mesure de l’ajustement entre deux ou plusieurs personnes dans leurs relations respectives ? Pourquoi pas ! Des années d’expérience et de réflexion nous ont en tout cas montré qu’il y avait là une clé souveraine pour ouvrir les portes du monde du droit. Voici, avec la responsabilité civile, une nouvelle occasion de vérifier que la justice est une grille de lecture pour le droit et que, réciproquement, le droit est une grille de lecture pour la justice.
2. Dans son Éthique à Nicomaque, Aristote distingue deux formes spécifiques de justice. Toutes deux ont le droit ou le juste (« l’égal ») pour objet, mais il ne s’y détermine pas de la même manière. L’une, où règne l’égalité « géométrique », a lieu dans les distributions. Cette justice distributive intervient chaque fois qu’un bien commun est réparti entre les divers membres d’une communauté.
La distribution est le fait du chef (ou de son représentant) et elle doit, pour être juste, respecter les hiérarchies propres à cette communauté. La justice distributive commande en effet de traiter chacun selon son mérite ou, comme dit Cicéron4De inventione rhetoricam, II, 53., selon sa dignité, c’est-à-dire selon la place plus ou moins prépondérante que chacun occupe vis-à-vis des autres dans la communauté en question. L’autre forme spécifique de justice est caractérisée au contraire par l’égalité « arithmétique » et elle concerne les échanges (synallagmata). Ces derniers, enseigne le Stagirite, sont tantôt volontaires, tantôt involontaires. Volontaires, quand les parties sont d’accord pour y procéder, comme il advient dans la vente, le prêt ou le louage d’ouvrage. Involontaires, lorsque l’une des parties l’impose à l’autre contre son gré, comme dans le vol, les coups et blessures ou la diffamation. Dans toutes ces situations la justice consiste toujours à compenser très arithmétiquement une perte en « réduisant l’avantage obtenu »5Éthique à Nicomaque, V, 1132a par qui a profité de la perte.
« Les noms de perte et de profit, précise Aristote, proviennent du langage des échanges volontaires. On dit qu’une personne obtient un profit quand elle a plus que son dû ; qu’elle subit une perte quand elle a moins que ce qu’elle n’avait précédemment […]. En revanche, quand on n’obtient ni plus ni moins qu’on n’avait et que l’égalité est sauvegardée, on dit que chacun a ce qui lui revient et qu’il n’y a ni perte ni profit ».6Ibid., 1132b.
C’est ce qui advient en matière d’échanges involontaires où le juge, tiers impartial, corrige lui-même, en la rétablissant, l’égalité voulue par la justice. C’est la raison pour laquelle Aristote qualifie cette justice de « corrective ». Plus sensible à l’idée d’échange où elle intervient, le Moyen âge lui donnera plus tard le nom de « justice commutative ».
3. En droit comme ailleurs, le terme de responsabilité est d’emploi relativement récent7Cf. J. Henriot, « Note sur la date et le sens du mot “responsabilité” », Archives de Philosophie du Droit, n° 22, 1977, p. 59. Adde : M. Villey, « Esquisse historique sur le mot “responsable” », ibid., p. 45 s. Dans son acception contemporaine, il connote plutôt l’imputabilité, voire la culpabilité8Cf. P. Ricoeur, « Le concept de responsabilité. Essai d’analyse sémantique », in Le juste, Esprit, 1995, p. 41 s.. Il a ainsi pour corollaire la liberté, puisqu’il n’est pas de responsabilité hors l’exercice de la liberté. Il paraît cependant plus judicieux, pour comprendre le sens juridique du mot « responsable », de se référer à l’étymologie. Le responsable apparaît alors comme celui qui répond (« respondeo »). L’on peut répondre à une question, comme le faisaient par exemple à Rome ceux des jurisconsultes auxquels avait été reconnu, sous Auguste, le jus publicae respondendi.
Mais l’on peut aussi répondre à un appel9Cf. J.-L. Chrétien, L’appel et la réponse, Éd. de Minuit, 1992.. En droit, le responsable répond à et répond de : il répond à l’appel qui lui est adressé et, ce faisant, il en répond pour lui-même et parfois aussi pour d’autres que lui-même. L’appel, ici, provient d’un fait : un dommage a été subi. Mais ce fait présente une dimension juridique : il appelle une réponse en termes de réparation. « Réparer », « restaurer », tels sont les maîtres-mots du droit de la responsabilité, qui se donne essentiellement pour objet de déterminer comment et qui doit répondre d’une telle restauration. Or, dans ce domaine, il n’est pas une mais deux réponses principales. La première raisonne en termes de transgression. La présence du dommage atteste qu’un certain ordre des choses a été bouleversé, qu’un déséquilibre s’est produit. La réponse attendue est à même hauteur : il faut compenser la perte éprouvée, restaurer l’harmonie blessée et c’est au fauteur de trouble qu’incombe cette responsabilité. La seconde raisonne au contraire en termes de communion. À des degrés divers, tous les systèmes sociaux admettent une prise en charge commune de la réparation des dommages soufferts par tel ou tel de leurs membres. Qu’elle repose sur des données naturelles, comme les liens du sang (jus sanguinis) ou du sol (jus soli), ou qu’elle soit le résultat d’une démarche volontaire, où chacun contribue plus ou moins librement à la constitution de fonds d’entr’aide, l’obligation de réparer se trouve réorientée. Elle n’est plus conçue comme le résultat de la transgression d’un ordre antérieur, mais comme le fruit de la participation plus ou moins intense à la survenance de certains risques de dommages. Le responsable n’est pas alors celui qui cause le dommage, mais celui dont l’activité suscite davantage le risque de son avènement.
4. Le droit de la responsabilité dite « civile » s’inscrit traditionnellement dans l’orbite de la transgression. Comme le droit de la responsabilité « pénale », d’avec lequel il est très difficile à dissocier, il cherche à répondre par une réaction symétrique à l’action fautive initiale. Le tort causé appelle, en retour, un tort imposé ; au bien ôté à la victime contre son gré doit correspondre une restitution de même nature – mesure pour mesure – imposée par la victime à son offenseur. Nous sommes clairement ici dans le cadre presque standard de la justice corrective, telle que l’a théorisée Aristote. Ce que notre Code civil d’hier qualifiait encore, justement, de « délits et quasi-délits », n’est en effet qu’une généralisation des divers cas énumérés par le Stagirite. Ce n’est d’ailleurs qu’avec la codification de 1804 que le droit français a accepté de tourner définitivement le dos à la conception casuiste de l’Ancien régime en érigeant en principe, dans son célèbre article 1382, que « tout fait quelconque de l’homme qui cause un dommage à autrui, oblige celui par la faute duquel il est arrivé, à le réparer »10Cf. O. Descamps, Les origines de la responsabilité pour faute personnelle dans le Code civil de 1804, LGDJ, 2005, préf. A. Lefebvre-Teill. Force est cependant de constater que, depuis 1804, le droit de la responsabilité civile n’est pas resté insensible à l’idée que la réparation est un bien commun qui doit être réparti entre les victimes selon leur degré de participation à la création du risque de survenance de tel ou tel type de dommage. Mais ce sont alors les critères de la justice distributive qui entrent en jeu. Le Projet de réforme de la responsabilité civile élaboré par la Direction des affaires civiles et du sceau et présenté, après consultation publique, le 13 mars 2017, nous aidera à faire le point sur ces tendances divergentes de notre droit contemporain.
I. Justice corrective et droit de la responsabilité civile
Les règles de notre responsabilité civile puisent leur origine dans celles de la vengeance (vindicatio). Déjà présente chez les présocratiques11Un fragment d’Anaximandre est resté sur ce point célèbre : « C’est une loi absolue pour les êtres que la corruption leur advienne en ce à partir de quoi ils tiennent leur génération. Car ils doivent se payer les uns aux autres une juste compensation pour leur injustice suivant le verdict du Temps. ». Fragment tiré de Simplicius, Physique, 24, 13. Voir : W. Jaeger, À la naissance de la théologie. Essai sur les présocratiques, Le Cerf, 1966, p. 41 s., mise à l’honneur par la tragédie grecque qui a su en montrer toutes les potentialités néfastes12Cf. A. Sériaux, Leçons sur la justice, PUAM, 2017, p. 42 s., la vengeance est une forme élémentaire de justice dont l’objet est de répondre à une violence par une violence égale en retour13Cf. Thomas d’Aquin, op. cit., IIa-IIae, q. 108. Sur les difficultés de cette conception de la vengeance, voir : P. Ricoeur, Le juste, la justice et son échec, L’Herne, 2005, p. 36 s.. Le sang appelle le sang, comme le don appelle le don. Aristote y puisera son concept de justice corrective. Selon le Stagirite, ce type de justice intervient dans toutes ces relations sociales où une personne reçoit trop ou pas assez des biens qu’une autre lui doit à titre particulier. L’excès ou le défaut appelle une correction qui peut prendre diverses formes : fourniture d’une contrepartie, restitution de la chose empruntée ou volée, indemnisation pour les coups et blessures infligés, etc. Dans les échanges volontaires, les termes de ce retour sont définis ensemble par les parties. Dans les échanges involontaires, au contraire, le retour requis par la justice procède de considérations plus mêlées. L’action initiale, remarquaient les anciens, a une double composante : elle est à la fois dépossession et violence. La première est objective ; elle porte sur une chose qui appartient à la victime. La seconde est subjective ; elle atteint la victime en personne. La réaction qu’elle engendre doit à son tour se traduire non seulement par la restitution de ce qui a été pris injustement, mais encore par la punition du coupable à hauteur de la faute commise14Cf. Thomas d’Aquin, op. cit., IIa-IIae, q. 62, art. 3.. Voilà qui peut justifier, par exemple, qu’un voleur soit condamné à restituer au propriétaire deux ou trois fois plus qu’il ne lui a pris. Depuis la Révolution française et les codifications subséquentes, le droit moderne a tendance à scinder ces deux aspects. Il y a, nous explique-t-on, d’un côté la réparation du dommage subi, qui relève de la responsabilité civile, de l’autre la punition de celui qui l’a causé, qui appartient à la responsabilité pénale. Ce cloisonnement n’a pourtant jamais été très étanche, comme en témoigne le maintien d’une action civile devant les tribunaux répressifs. Mais de nos jours il tend à céder de toutes parts. L’on tente d’introduire en matière de responsabilité civile les dommages-intérêts punitifs ou ce que l’on appelle l’amende civile. En matière pénale la justice dite « restaurative » cherche à réinstaurer le lien brisé par l’infraction en ramenant la peine à une simple obligation de réparer. Quoi qu’il en soit, la réparation reste, aujourd’hui encore, le leitmotiv de la responsabilité civile. « Le propre [de cette responsabilité] est de rétablir, aussi exactement que possible, l’équilibre détruit par le dommage et de replacer la victime dans la situation où elle se serait trouvée si l’acte dommageable n’avait pas eu lieu », n’a cessé de répéter notre jurisprudence15Cf. G. Viney, P. Jourdain et S. Carval, Traité de droit civil de Jacques Ghestin, Les effets de la responsabilité, LGDJ, 4e éd., 2017, n° 116.. Le Projet de réforme de la responsabilité civile reprend la formule presque mot à mot : « La réparation a pour objet de replacer la victime autant qu’il est possible dans la situation où elle se serait trouvée si le fait dommageable n’avait pas eu lieu. Il ne doit en résulter pour elle ni perte ni profit », disposerait un futur article 1258 du Code civil. « Dommages (et intérêts) », disons-nous communément, exprimant par-là très synthétiquement à la fois la perte éprouvée et la (juste) compensation de celle-ci. On ne saurait exprimer mieux l’idée d’égalité arithmétique (100 = 100) qui est au cœur la justice corrective telle que la conçoit Aristote.
6. Cette formule abstraite de l’égalité prend des colorations diverses selon les situations concrètes où elle appelée à s’incarner. Le Projet en a reprises la plupart. Citons, entre autres : la réparation du préjudice futur dès lors qu’il est « la prolongation certaine et directe d’un état de chose actuel » (art. 1236) ; la limitation de la réparation de la perte de chance à « la chance perdue » et non « à l’avantage qu’aurait procuré cette chance si elle s’était réalisée » (art. 1238) ; l’exigence que la réparation en nature soit « spécifiquement propre à supprimer, réduire ou compenser le dommage » (art. 1260) ; la prise en considération, pour le calcul des dommages et intérêts, de « toutes les circonstances qui ont pu affecter la consistance et la valeur du préjudice depuis le jour de la manifestation du dommage, ainsi que de son évolution raisonnablement prévisible » (art. 1262, al. 1er) ; le droit, pour la victime, de demander un complément d’indemnité « en cas d’aggravation du dommage postérieurement au jugement » (ibid., al. 2) ; l’évaluation distincte des différents chefs de préjudice (cf. ibid., al. 4). L’application la plus originale concerne peut-être le cas de la responsabilité née de l’inexécution d’une obligation contractuelle. L’ancien article 1150 du Code civil posait en principe que « le débiteur n’est tenu que des dommages et intérêts qui ont été prévus ou qu’on a pu prévoir lors de la formation du contrat ». Reprise quasiment à l’identique dans le nouvel article 1231-6 issu de l’ordonnance du 10 février 201616« Le débiteur n’est tenu que des dommages et intérêts qui ont été prévus ou qui pouvaient être prévus lors de la conclusion du contrat […] ». Si l’on en croit le Projet de réforme du droit de la responsabilité civile, elle risque même, dans un avenir proche, de se trouver reformulée, à peine différemment, dans un article 1251 du même code, selon lequel « […] le débiteur n’est tenu de réparer que les conséquences de l’inexécution raisonnablement prévisibles lors de la formation du contrat ». En droit, pourtant, bis repetita non placent., cette limitation de l’étendue de la réparation due n’est rien d’autre qu’une particularité du dommage réparable en cette matière. La réparation est, on le sait, mesurée par principe à l’importance de la perte éprouvée. Or, en matière contractuelle, cette perte dépend de la prestation convenue entre les parties. Son inexécution ouvre droit à une exécution par équivalent sous forme de dommages et intérêts. C’est donc bien sur la justice corrective que la règle est fondée, mais sur une justice adaptée aux contrats : une justice contractuelle. L’équilibre trouvé par les parties entre leurs prestations respectives doit être reproduit jusqu’au sein de l’indemnisation, ni plus ni moins.
7. Au commencement, toutefois, était la transgression. Il ne faut en effet jamais perdre de vue qu’en matière de responsabilité civile la restauration qu’opère la réparation intervient en réaction à une injustice. Ce « tort », comme disent les Anglais, ne se laisse pas facilement analyser. Subir l’injustice ne tient pas seulement au fait de souffrir quelque chose contre son gré. Certes, il est fréquemment admis que le consentement de la victime à son propre dommage lui ôte tout droit d’en demander réparation17Cf. G. Viney, P. Jourdain et S. Carval, Traité de droit civil de Jacques Ghestin, Les conditions de la responsabilité, LGDJ, 4e éd., 2013, n° 574 s. Le Projet de réforme légalise cette solution, tout en la limitant aux seuls droits dont la victime a la libre disposition. Cf. Art. 1257-1, C. civ. : « Ne donne pas non plus lieu à responsabilité le fait dommageable portant atteinte à un droit ou à un intérêt dont la victime pouvait disposer, si celle-ci y a consenti ».. Mais le défaut de consentement serait-il toujours requis que, de toute façon, il ne serait pas suffisant. Il y faudrait en outre, comme devrait l’affirmer bientôt un (nouvel) article 1235 du Code civil, « la lésion d’un intérêt licite, patrimonial ou extrapatrimonial ». Cette formule s’inscrit sans difficulté dans le sillage d’une jurisprudence constante, qui exige selon les cas la lésion d’un intérêt « licite » ou « légitime » ou d’un intérêt « juridiquement protégé », ou les deux à la fois18Ainsi : civ. 2e, 18 novembre 1959, Bull. civ. II, n° 754.. Toutes ces formules possèdent au fond la même signification. Elles renvoient à la présence, latente mais déterminante, d’un ordre juridique antérieur en vertu duquel la future victime était jusque-là pleinement fondée à se dire titulaire du bien dont elle a été privée contre son gré. Si un voleur est dépossédé à son tour du bien même qu’il a usurpé, de quoi pourrait-il se plaindre ? Cet ordre antérieur, il faut de toute nécessité le supposer juste, sans quoi l’idée même de transgression et, avec elle, celle de restauration s’évanouissent. Ce n’est donc point, comme Vladimir Jankélévitch l’a joliment soutenu, le « charme mélancolique du passé »19Traité des vertus, II, Les vertus et l’amour, vol. 2, Flammarion, 1986, p. 16. « La justice […] remet les choses en l’état […] ; elle restitue, rembourse et dédommage, – non parce que l’ordre préexistant était plus juste, mais parce qu’il va de soi que ce qui est se continue, être et continuer d’être étant une seule et même chose ; parce que toute nouveauté fait question et insère dans l’intervalle le mystère inquiétant du commencement. » (p. 15). qui justifie en dernière instance le retour, d’ailleurs approximatif, au statu quo ante ; mais le souci véhément de rétablir autant que faire se peut la justice parmi les hommes.
8. C’est l’existence de cette transgression qui fait, tout uniment, non seulement le préjudice (pour la victime) mais encore la faute (pour l’auteur). Le tort causé est aussi un tort pour qui le cause dans la mesure même où il l’a causé. Au civil comme au pénal, le responsable est aussi celui à qui l’injustice peut être imputée parce qu’il en est, physiquement et moralement, l’auteur. Et c’est dans cette même mesure qu’il doit la réparer. Ainsi le veut le principe de symétrie sur lequel est bâtie toute la justice corrective. La réparation, objectera-t-on, n’incombe pas toujours au fauteur de trouble lui-même. Contrairement au Code pénal actuel, le droit civil n’érige pas en principe fondamental la punition du seul auteur du délit20Cf. Art. 121-1, C. pén. : « Nul n’est responsable pénalement que de son propre fait. ».. Moins liée que la peine à la personne de l’offenseur, la charge de la réparation peut incomber à d’autres que lui. Encore ne s’agit-il que de situations exceptionnelles où, somme toute, celui qui répond pour autrui le fait justement parce qu’il doit le faire en raison de la mission de garde ou de contrôle qui lui a été officiellement confiée21L’on répond ainsi des personnes « dont on doit répondre », affirme sans jeux de mots l’article 1384, al. 1er, C. civ. (devenu art. 1242). Les articles 1245 à 1249 envisagés par le Projet de réforme, maintiennent l’idée sans l’énoncer comme telle.. Mais, ici comme ailleurs, l’imputabilité du dommage à son auteur est toujours requise22Cf. Projet de réforme, art. 1245, al. 2, C. civ. : « Cette responsabilité [pour le dommage causé par autrui] suppose la preuve d’un fait de nature à engager la responsabilité de l’auteur du dommage ».. Il n’y a donc pas lieu de réparer les dommages dus aux seuls concours fortuits de circonstances, pas plus que ceux qui sont dus à la victime elle-même. En justice corrective, la force majeure libère l’auteur du dommage de toute obligation de réparer et la faute de la victime autorise une exonération partielle dès lors qu’elle se trouve pour partie à l’origine de son propre dommage. Ces solutions sont encore largement les nôtres aujourd’hui. Mais les exceptions de plus en plus nombreuses qu’elles sont appelées à supporter conduisent à se demander si la responsabilité civile n’est pas en train d’être saisie, au moins dans certains secteurs, par un principe concurrent de justice distributive.
II. Justice distributive et droit de la responsabilité civile
9. La justice corrective cherche, nous l’avons vu, à restaurer un ordre antérieur. Tournée vers le passé, son principe est la symétrie entre ce qui fut et ce qui sera, entre le débiteur et le créancier, entre la créance et la dette. « Chacun est ici jugeant et jugé, agent et patient, et le débit de l’un est le crédit de l’autre », explique Jankélévitch23Op. cit., p. 63.. La justice distributive est au contraire résolument asymétrique. Son objet est d’instaurer un ordre nouveau au sein d’une société déterminée, en répartissant entre chacun de ses membres des biens qui jusque-là appartenaient à tous. Ces biens peuvent provenir de nouvelles conquêtes : le butin pris sur l’ennemi, les bénéfices d’une société commerciale, par exemple. Il s’agit aussi fréquemment de biens prélevés sur la communauté pour être ensuite redistribués à nouveaux frais. Mais, à l’aller comme au retour, il s’agit de répartitions qui, pour être justes, doivent être proportionnelles au mérite de chacun. Ce mérite varie évidemment selon le type de communauté auquel l’on a affaire et, plus précisément encore, selon le type de bien commun qu’il s’agit de partager24Cf. M. Walzer, Sphères de justice. Une défense du pluralisme et de l’égalité, Le Seuil, 1977.. Une distribution de dividendes entre actionnaires doit s’opérer à proportion des titres détenus par chacun ; une répartition de subsides entre une population d’affamés devra profiter davantage à ceux qui ont le plus besoin de nourriture, en commençant sans doute par les enfants et les femmes enceintes ; le poids de l’impôt sur les revenus devra être réparti pour l’essentiel en fonction de l’importance des ressources, déduction faite des charges, de chaque contribuable ; etc. Il reste que, partout, c’est le « mérite », au sens très objectif que lui donne Aristote, qui sert de critère pour la justice de la répartition. La matière de la prise en charge collective de la réparation des dommages ne fait pas exception à ces principes. Le droit positif en offre un exemple particulièrement complet avec la loi du 5 juillet 1985 tendant à l’amélioration de la situation des victimes d’accidents de la circulation et à l’accélération des procédures d’indemnisation, dont les dispositions sont en passe d’être reprises au sein même du Code civil.
10. L’objectif poursuivi par cette loi est bien connu. Il s’agit de garantir aux victimes d’accidents de la circulation terrestre une indemnisation rapide de leurs dommages personnels ou matériels. Mais au lieu d’assurer cette indemnisation par des organismes indépendants, la loi s’adresse aux assureurs de responsabilité qui drainent les primes d’assurance obligatoirement souscrites par les propriétaires de véhicules terrestres à moteur, pour les affecter ensuite à la réparation des dommages subis par les usagers de la route, qu’il s’agisse de conducteurs ou de non-conducteurs. C’est ainsi un véritable régime de responsabilité collective qui est mis en place. Réglé par le droit des assurances, le prélèvement des sommes affectées à l’indemnisation obéit déjà à des principes de justice distributive. L’importance des primes versées par chaque assuré est principalement modulée en fonction de la dangerosité, prouvée ou présumée, de la personne assurée. La loi de 1985 se préoccupe quant à elle de fixer les principes de l’indemnisation des victimes. Celles qui ont subi un dommage corporel sont systématiquement mieux traitées que celles qui n’ont subi qu’un dommage matériel. Parmi les premières, la loi accorde la primauté aux victimes non conductrices, qui ne peuvent se voir opposer que leur faute inexcusable et seulement quand elle a été la cause exclusive de l’accident (art. 3, al. 1er). Au contraire, toute faute, même légère, est susceptible de limiter ou d’exclure le droit à réparation des victimes conductrices (art. 4). Certaines victimes non conductrices sont même super-privilégiées puisque seule leur faute intentionnelle est susceptible d’exclure leur droit à réparation. Ce sont les enfants de moins de seize ans, les vieillards de plus de soixante-dix ans et les personnes « titulaires, au moment de l’accident, d’un titre leur reconnaissant un taux d’incapacité permanente ou d’invalidité au moins égal à 80 p. 100 » (art. 3, al. 2). Du point de vue de la loi, ces différences de traitement se justifient aisément. Face aux risques nés de la circulation routière, certains sont davantage victimes que d’autres, soit en raison du type de dommages qu’ils subissent (les dommages corporels sont plus anormaux que les dommages aux biens), soit en raison de leur rôle nécessairement plus passif (les piétons, les cyclistes sont davantage exposés, sans parler des enfants, des handicapés ou des personnes âgées). Ces différences de traitement ont pu parfois paraître frôler la discrimination et le Projet de réforme de la responsabilité civile cherche à les minimiser25Ainsi devrait disparaître la plus flagrante, celle qui consiste à mieux traiter les victimes non conductrices que les victimes conductrices au point de vue de la réparation des dommages subis dans leurs personnes… comme si la personne des uns avait plus de prix que celle des autres. Cf. Projet, art. 1287, C. civ.. Elles participent toutes néanmoins de l’égalité géométrique propre de la justice distributive, qui veut que chacun soit traité à proportion de son rang dans la communauté considérée.
11. Selon les principes traditionnels de la responsabilité civile, la reconnaissance d’un droit à réparation n’est pas acquise d’emblée ; elle suppose au contraire qu’une injustice ait été préalablement subie et… causée. Mais ici il en va différemment. La justice distributive, avons-nous vu, établit un ordre nouveau, sans référence à un ordre antérieur qu’il s’agirait seulement de restaurer. Dans la perspective d’une prise en charge collective de la réparation des dommages consécutifs aux accidents de la circulation, le seul fait d’avoir subi un dommage suffit dès lors à justifier le droit d’en demander réparation. L’obligation de réparer est acquise sitôt démontré qu’au moins un véhicule terrestre à moteur se trouve impliqué dans l’accident et elle est prise en charge par le (ou les) assureur(s) du (ou des) véhicule(s) impliqué(s). Comme en matière d’assurances, le dommage souffert par la victime est ici conçu comme un risque dont la réalisation déclenche de plein droit le processus d’indemnisation. La notion de risque transcende de plus toute considération tirée de l’imputabilité du dommage à une personne déterminée. Elle culmine idéalement dans celle de force majeure, événement qui, justement, ne peut être imputé à personne. Voilà pourquoi, loin de constituer une source d’exonération de responsabilité, la force majeure est au contraire pleinement assumée par le régime d’indemnisation collective. La loi du 5 juillet 1985 dispose en ce sens, dans son article 2, que « les victimes […] ne peuvent se voir opposer la force majeure ou le fait d’un tiers par le conducteur ou le gardien d’un véhicule [terrestre à moteur] ». Le Projet est encore plus net : « La victime ne peut se voir opposer le cas fortuit ou le fait d’un tiers même lorsqu’ils présentent les caractères de la force majeure », sera-t-il prévu par l’alinéa 1er du futur article 1286 du Code civil. L’événement imprévisible et irrésistible est ainsi apprivoisé ; il entre dans le cours naturel des choses. Ce qui est exclu, en revanche, c’est que la victime puisse se prévaloir de son « droit à réparation », alors qu’elle s’est elle-même placée en dehors du système de distribution dont elle entend profiter. Il en va ainsi chaque fois que le dommage a été volontairement recherché par la personne qui l’a souffert. Déjà énoncée dans la loi de 1985 pour les seuls dommages personnels (art. 3, al. 3), la règle devrait, à plus juste titre, dominer l’ensemble de la matière avec sa réécriture dans le Code civil26Cf. Projet, art. 1286, al. 2, C. civ. : « [La victime] n’a pas droit à réparation […] lorsqu’elle a volontairement recherché le dommage qu’elle a subi. ».
12. Un tel système a sa logique, que les principes de la justice distributive permettent d’éclairer. Il reste néanmoins profondément dérogatoire au droit commun. Outre qu’il suppose une organisation sociale assez sophistiquée, seule une loi paraît à même de le mettre en place et de lui donner sa cohésion. La plupart des prises en charge collectives des dommages soufferts par les personnes ne vont d’ailleurs pas aussi loin. Elles se limitent à assumer prima facie la nécessaire réparation, pour rechercher ensuite la responsabilité personnelle de l’auteur du dommage, généralement sur la base d’une subrogation dans les droits de la victime. La responsabilité civile personnelle subsiste ainsi, intacte, au centre de notre droit de la réparation des dommages causés à autrui. Il faut, pensons-nous, s’en féliciter. Obliger l’auteur d’un dommage, ou ceux qui doivent répondre de lui, à réparer le tort subi, c’est mettre chacun en face de ses responsabilités. Même du point de vue de l’analyse économique du droit, n’est-ce pas là la meilleure des « internalisations » ? Encore convient-il que le droit commun reste lui-même fidèle à ces principes. Or, rien n’est moins sûr. En matière de responsabilité civile, notre jurisprudence a toujours eu tendance à accorder aux victimes un traitement privilégié. Dans le droit fil de l’arrêt Desmares du 21 juillet 198227Cf. H. Capitant, F. Terré, Y. Lequette et F. Chénedé, Les grands arrêts de la jurisprudence civile, t. 2, Dalloz, 13e éd., 2015, n° 215, la Cour de cassation semble aujourd’hui décidée à exclure toute exonération partielle des transporteurs ferroviaires de passagers en raison des fautes d’imprudence commises par les personnes qu’ils transportent28Civ. 1re, 13 mars 2008, D. 2008. 1582, note G. Viney, RTD civ. 2008. 312, obs. P. Jourdain ; Ch. mixte, 28 novembre 2008, JCP 2008 II 10011, note P. Grosser. Mais voir en sens contraire, pour un transport fluvial : civ. 1re, 16 avril 2015, D. 2015. 1137, note D. Mazeaud.. Le Projet de réforme entend bloquer toute tentative en ce sens : il pose en principe que « le manquement de la victime à ses obligations contractuelles, sa faute ou celle d’une personne dont elle doit répondre sont partiellement exonératoires lorsqu’ils ont contribué à la réalisation du dommage » (art. 1254, al. 1er). Mais c’est pour introduire aussitôt un autre type de faveur, puisque le même article préciserait qu’« en cas de dommage corporel, seule une faute lourde peut entraîner une exonération partielle » (ibid., al. 2). Les principes de la justice corrective ne sont pourtant pas ceux de la justice distributive. Refuser d’attribuer à chacune de ces formes de justice ce qui lui revient, ne serait-ce point la forme suprême de l’injustice ?