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Pierre-Emmanuel AUDIT

Maître de conférences à l’Université Panthéon-Assas

 

 

Résumé

Le raisonnement conceptuel est aujourd’hui si enraciné dans notre méthodologie qu’il apparaît comme consubstantiel au raisonnement juridique. Sa place a pourtant fait l’objet, au tournant du XXe siècle, d’une longue et importante controverse justifiée par les importantes limites de ce mode de pensée. Si ce débat s’est clos, en France, par l’adoption d’une position médiane intégrant ces limites, cette position a graduellement été perdue de vue, ce qui a conduit à la réutilisation de l’appareil intellectuel propre à ce mode raisonnement sans conscience de ses faiblesses, ni même de ses fondements originaux. A cet égard, la période contemporaine peut être qualifiée de néo-conceptualiste.

Mots-clés

doctorat – conceptualisme – néo-conceptualisme – raisonnement juridique – nature juridique – jurisprudence des intérêts – enseignement – Gény – Demogue

Abstract

Conceptualistic reasoning is so entrenched in French legal methodology that it appears inherent to legal reasoning. Its merits have yet been thoroughly challenged at the turn of the xxth century in light of its substantial limits. While the debate led in France at the time to the adoption of a balanced position respectful of those limits, this position was gradually forgotten. This caused the revival of the intellectual tools inherent to that mode of reasoning, without the conscience of its limits, nor of its original theoretical foundations. In this respect, the modern period can be labelled as neo-conceptualistic.

Keywords

doctorate – Ph. D – conceptualism, – neo-conceptualism – legal reasoning – juridical nature, – jurisprudence of interets, teaching – Gény – Demogue

*Préambule

Cet article a été originellement publié dans la Revue de droit d’Assas (déc. 2018); il a fait l’objet de légères retouches pour la présente publication.

Introduction

La controverse sur la place qu’il convient de donner aux concepts et au raisonnement conceptuel dans la pensée juridique s’est pour ainsi dire éteinte, en France, il y a environ 90 ans (I). Le parti qui l’a alors emporté n’est toutefois pas exactement celui qui prévaut actuellement bien que, des deux principaux systèmes qui s’opposaient, l’un soit clairement ressorti gagnant et que ses canons fondamentaux soient devenus consubstantiels à notre science juridique (II). Avec la clôture de cette controverse s’est décidée l’importante question de la porosité ou de l’étanchéité des frontières entre la science juridique et l’ensemble des autres sciences intéressant le fait humain.

I. Historique de la controverse

Le système que l’on qualifie aujourd’hui de droit civil ou de droit continental a toujours eu un tropisme pour les concepts et le raisonnement conceptuel. Cela tient en partie au travail des glossateurs qui, durant le Moyen-Âge, ont œuvré pour reconstruire, à partir des données consignées dans le Digeste, le système juridique romain : pour cela, il a fallu regrouper, classer, affiner l’analyse de certaines constructions juridiques apparemment incomplètes ou incohérentes ; il a fallu systématiser. De là se sont affirmées ou sont nées des catégories et oppositions conceptuelles qui nous gouvernent encore.
Cette appétence pour les concepts a toutefois pris une tournure nouvelle au cours du XIXe siècle.
Le cadre intellectuel est, du moins à l’origine, toujours l’étude du Droit romain : les chercheurs se nomment cette fois Pandectistes. L’ambition est toujours celle de reconstruire ce Droit – du moins celui ayant vocation à être appliqué en Allemagne – mais l’outillage intellectuel pour y parvenir va être traité de manière différente : les concepts ne vont plus seulement être utilisés pour regrouper, classer et bâtir des ponts entre des règles et des concepts épars ; ils vont être considérés comme étant la cause ou source des règles mêmes du Droit romain. L’idée va alors s’imposer que les concepts ont intrinsèquement des propriétés qu’il est possible de découvrir par la voie de la recherche. Les règles de droit ne sont que la manifestation de ces propriétés et il est possible, en étudiant diverses règles isolées, de remonter à leur source. Ce faisant, on peut graduellement reconstruire la source de l’ensemble des règles du Droit, cette source étant un réseau de concepts. Ces derniers – et c’est bien nécessaire pour le système soit viable – sont traités comme des réalités, c’est-à-dire comme ayant une existence intrinsèque et indépendante de l’observateur ; tout le travail de celui-ci consiste à les mettre à jour par une patiente activité de recherche. Par ailleurs, leur caractère naturel leur confère les propriétés d’être mutuellement compatibles et cohérents entre eux.

Cette méthode de pensée n’est pas sans en rappeler une autre : celle des sciences de la Nature ; et ce n’est pas fortuit car c’est précisément cette méthode qui est alors importée par les juristes dans leur domaine. La cause en est le grand succès que connaissent, à cette époque, les sciences dites « dures » ainsi que l’approche dite positiviste qui fait leur fortune : observer les faits et en induire les lois qui les gouvernent. C’est ce que les juristes vont vouloir faire avec leurs « faits » à eux, c’est-à-dire les règles de droit. On comprend alors l’allure générale du système qui s’affirme. Comme Newton induit de la pomme qui tombe sa loi de la gravité, les juristes chercheurs induisent d’une règle de droit particulière un concept plus général qui en est la cause. De même que la loi de la gravité explique que la pomme tombe, le concept explique la règle de droit constatée. Cette loi de la gravité est une donnée de la nature, objective et indépendante du chercheur. Telle est également l’essence du concept juridique découvert ou affiné par ces juristes.
Tels sont, en somme, les traits du système qui a pu être dénommé conceptualisme juridique et qui s’est développé en Allemagne (Begriffsjurisprudenz), puis en France ainsi qu’aux États-Unis. Les Français y ont vu une méthode permettant de combler scientifiquement et donc objectivement les vides du Code civil ; les Américains le moyen de créer de l’ordre et de la hiérarchie au sein de l’infinité des décisions de justice qui forment le corpus d’un système de Common Law.
Cette manière de penser le Droit a néanmoins engendré une réaction dans ces trois pays au tournant du XXe siècle. En Allemagne, son plus grand pourfendeur fut paradoxalement son plus fervent défenseur : il s’agit de Jhering. Aux États-Unis, la figure de proue fut Oliver Wendell Holmes. En France, enfin, c’est Gény qui expliqua de manière lumineuse, à partir du numéro 60 de son fameux ouvrage Méthode d’interprétation, l’abus des abstractions logiques qui caractérise ce système de pensée et qui, montre-t-il, a vicié la pensée juridique française : il cite par exemple la théorie du patrimoine, qui a condamné de sa seule autorité la possibilité de patrimoines d’affectation ou encore la possibilité de stipuler une assurance-vie au profit d’un enfant à naître.
La critique adressée est simple à énoncer. Les règles de droit ne sont pas des faits de la Nature, mais résultent de décisions humaines ; leur fondement n’est pas un concept, mais un jugement d’opportunité réalisé par une collectivité de cerveaux humains ; il s’ensuit que les règles, pas plus que les concepts ou leurs prétendues propriétés, n’ont de caractère naturel, ce qui implique entre autres qu’une définition n’est pas plus vraie qu’une autre et que les concepts juridiques ne sont pas naturellement cohérents ou compatibles entre eux ; qu’il n’y a pas de sens, par conséquent, à vouloir déduire toutes les conséquences possibles d’un concept général, fût-il consacré par la loi, comme s’il s’agissait d’une nécessité logique et scientifique ou encore d’assurer objectivement la volonté d’un législateur.

À l’idée que les règles de droit sont le produit d’un édifice conceptuel et logique tente de succéder celle selon laquelle les règles de droit sont le fruit d’un jugement de valeur sur la solution qu’il convient d’apporter à un conflit entre intérêts divergents ; telle est la logique qui a gouverné leur création et qui doit gouverner leur interprétation. Le législateur en est un arbitre évident ; mais c’est également au juge de jouer ce rôle, non seulement lorsqu’il doit décider dans le silence de la loi mais également lorsqu’il doit interpréter une règle générale en vue de l’appliquer à un cas particulier pouvant présenter une spécificité accusée.
La critique précitée se conjugue, au début du XXe siècle, avec une forte pression pour que les règles de droit soient pensées au regard des nécessités sociales et non pas au regard de leur cohérence logique avec le corpus conceptuel auquel on les a rattachées. En particulier, les ravages qu’a produit, dans le domaine des relations du travail, ce que l’on a tardivement conceptualisé sous le nom de « théorie de l’autonomie de la volonté » sont patents. L’égalité théorique et abstraite des contractants au stade de la formation du contrat, qui sert à justifier conceptuellement son impitoyable exécution a, dans les faits, asservi la classe ouvrière à celle des possédants, la première étant sans pouvoir réel de négociation et dans une situation perpétuellement précaire. Josserand explique, dans son ouvrage De l’abus de droits de 1905, que l’exercice d’un droit ne saurait être libre qu’autant qu’il est compatible avec la fonction sociale qu’il poursuit ; c’est condamner les excès auxquels conduit une conception purement individualiste mais conceptuellement logique des droits, l’archétype en étant le droit de propriété. La conception va ainsi se développer d’une société qui fonctionne comme un corps dont il s’agit de scruter les rouages afin de consacrer les règles les plus à même d’assurer son fonctionnement optimal.
La critique du formalisme juridique conceptuel, d’un point de vue méthodologique, et l’avènement du courant social, d’un point de vue substantiel, se conjuguent dans l’idée que les règles de droit ont une composante politique nécessaire que le système conceptualiste pensait à tort – et très certainement de bonne foi – pouvoir évincer, mais qui est indissociable de l’essence même d’une règle de droit. On a là le premier point d’achoppement majeur entre deux conceptions du Droit : celle selon laquelle il est possible d’avoir une science du Droit dans une large mesure apolitique, capable d’une neutralité axiologique dans son fonctionnement ; et celle pour laquelle une telle conception ne peut être qu’une vue de l’esprit, la définition des concepts étant irrémédiablement subjective, la charge politique (au sens de policy) d’une règle de droit ne pouvant être évitée et l’interprétation des règles de droit étant nécessairement guidée, toutes les fois qu’une marge d’interprétation existe, par une opinion sur la policy la plus adéquate.

Le rejet du formalisme juridique conceptuel emporte également que la science juridique doit s’ouvrir à d’autres sciences sociales, qui l’informeront sur l’état concret de la société et éclaireront donc le juriste sur l’opportunité des règles et des interprétations à adopter. Il s’agit principalement, à l’époque, de la sociologie – naissante – et de l’économie. Là réside le second point d’achoppement majeur entre le système conceptuel « traditionnel » et son concurrent. Pour le premier, le Droit est une matière autonome et autosuffisante, gouvernée et devant rester gouvernée par sa rationalité propre, à défaut de quoi elle se compromettrait en se perdant dans des considérations subjectives et extra juridiques qui, somme toute, sont la négation même de l’esprit juridique. Pour le second – en modernisant quelque peu la présentation – le Droit pose sans cesse des problèmes d’interprétation dont il serait vain de penser qu’il peuvent trouver une réponse à la fois objective et acceptable dans le raisonnement conceptuel : dès lors, plutôt que d’exercer sa subjectivité pour choisir entre deux conceptions théoriques et également arbitraires, il vaut mieux choisir une solution parce que l’on peut défendre qu’elle est la meilleure au regard de l’ensemble des données à disposition pour réaliser un choix éclairé, données parmi lesquelles on trouve celles que fournissent les autres sciences sociales.
Au début du XXe siècle, la critique méthodologique a produit un certain effet (comme en témoigne le succès qu’a connu Gény) ; quant aux autres sciences sociales, elles exercent une influence indéniable sur les esprits.
C’est alors qu’un autre célèbre auteur français va, en 1911, publier un ouvrage dont l’importance que lui accorde certains juristes nord-américains1V. D. Kennedy et M.-C. Belleau, « La place de René Demogue dans la généalogie de la pensée juridique contemporaine », RIEJ, 2006, p. 163-211. pour l’histoire de la science juridique contraste avec le relatif oubli dans lequel il est tombé chez ses compatriotes : il s’agit des Notions fondamentales du droit privé de René Demogue. Pour la majorité des juristes français, il s’agit d’un ouvrage étrange, traité poliment car il émane d’un auteur connu pour avoir imaginé une construction juridique fameuse (la distinction de l’obligation de moyen et de résultat), mais dont on peine à comprendre la logique et même l’intérêt. Le propos est volumineux ; son organisation laisse à désirer (une série de chapitres portant sur des considérations dont on se demande comment l’auteur les a sélectionnés) ; et surtout, à quelle fin ? : « Je me suis surtout placé à un point de vue critique pour montrer sans chercher à en rien dissimuler les conflits et les contradictions qui sans doute agiteront toujours le droit civil », expose d’emblée l’auteur. On a là, pour la pensée juridique contemporaine, le signe de son inutilité : le but de la réflexion juridique, c’est exactement l’inverse ! Si l’auteur avait écrit « Je me suis surtout placé d’un point de vue constructif pour montrer en règle générale l’harmonie et la cohérence qui sans doute caractériseront toujours le droit civil », il est permis de penser que son ouvrage aurait connu une toute autre fortune. Mais c’est précisément l’inverse que l’auteur choisit de faire. Dans quelle entreprise Demogue s’était-il donc lancé ?
L’auteur a entrepris de mettre à jour la diversité des considérations concurrentes et parfois opposées qui sont sous-jacentes aux enjeux et questions qui forment la matière du droit civil ; les solutions qui leur sont apportés – les règles du droit positif – apparaissent alors comme autant d’équilibres instables et provisoires entre ces considérations. Le droit civil apparaît ainsi, sous la plume de Demogue, comme un édifice complexe de solutions par essence provisoires et sujettes à des ajustements perpétuels visant à atteindre un idéal législatif qui ne pourra, en tout état de cause, que rester imparfait, puisqu’il n’existe aucune vérité objective et que l’environnement social évolue. Il s’ensuit notamment que tout espoir de cohérence de l’ensemble de l’édifice est illusoire, les règles qui en forment le corpus résultant de pressions diverses et parfois contraires l’emportant tour à tour suivant les questions envisagées et les aspirations du moment. La technique juridique, quant à elle, est ce qui permet la réalisation pratique du Droit, c’est-à-dire la mise en œuvre concrète des choix opérés ou qu’il convient de faire. Elle doit permettre d’assurer tout à la fois ce que Demogue appelle le principe d’économie de l’effort, la sécurité, mais également l’adaptation du Droit aux circonstances imprévues : de là, notamment, des propositions de l’auteur de revoir en profondeur certaines notions traditionnelles, comme celle de sujet de droit.
La vision « pulvérisante » du Droit civil qui résulte des Notions fondamentales, comme la conception de la science juridique qui en ressort, va très vite recevoir un coup fatal dans la recension que fit Gény de cet ouvrage2F. Gény, « Comptes rendus critiques », Nouvelle revue historique de droit français et étranger, 1911, p. 110-125.. Après avoir couvert Demogue de compliments dans la première partie de son propos, Gény inverse son discours pour faire des Notions fondamentales une critique assez acerbe et à vrai dire digne d’une soutenance de thèse qui tourne mal pour le candidat. Il reproche en substance au travail de Demogue cette lacune fondamentale de n’avoir pas tenu compte d’une exigence impérieuse de l’ordre juridique : le besoin d’un « élément catégorique de fixation », une fixité et une précision « étrangères aux spéculations philosophiques que nous suggère un examen ingénu de la vie courante ». La dissolution à laquelle se livre Demogue « risque de désarticuler la vie sociale, de la priver de toute armature ferme, capable d’en contenir les éléments ou d’en diriger les tendances ». Il lui reproche d’avoir présenté « sous les dehors de principes » des postulats d’ordre pratique « s’agençant péniblement entre eux, faute d’une source commune, parfois même se faisant mutuellement échec jusqu’à se ruiner les uns les autres ». Gény semble en effet ne pas pouvoir accepter l’idée de « principes » qui puissent être mutuellement non cohérents et voir leur autorité respective s’opposer ou se neutraliser : il y a là pour lui un vice fondamental. Les propos conclusifs de Gény sont prophétiques : « Tel qu’il se présente jusqu’alors, ce système des notions fondamentales du droit privé paraît avoir peu de chances de devenir populaire en nos milieux, faute de satisfaire certains besoins essentiels de l’esprit autant que de la discipline juridiques », ce à quoi il ajoute qu’« on pourrait craindre que sa propagation ne fît tort aux méthodes d’investigation indépendante, par le nihilisme décourageant qui s’en dégage ».
À partir de ce moment, la messe est dite3Sur cet épisode et ses conséquences, lire Ch. Jamin et Ph. Jestaz, La doctrine, Dalloz, 2004, spéc. p. 147 et s. (les auteurs intitulent ce développement « le retour à l’orthodoxie juridique »).. Demogue a concrétisé, dans son ouvrage, la peur que pouvait inspirer une application radicale de la critique qu’avait faite Gény lui-même de l’abus des abstractions conceptuelles : une conception de Droit dominée par la subjectivité, l’impermanence et l’incertitude. Gény, en critiquant aussi vertement Demogue, peut dès lors apparaître aux yeux de ses collègues comme mesuré et prônant des solutions responsables. En accusant Demogue de « nihilisme », Gény manifesta son attachement aux constructions juridiques et s’attachera par la suite, avec la publication de Sciences et technique en droit privé positif, à souligner le fossé qui sépare cette vision inacceptable du Droit et la « libre recherche scientifique » qu’il prône4Ch. Jamin, « Demogue et son temps – Réflexions introductives sur son nihilisme juridique », RIEJ, 2006.56, p. 5-19..
La méthode de Gény est conceptuellement bien plus rassurante : respecter les commandements clairs de la loi et, dans son silence ou son obscurité, traduire de manière technique ce que commande, telle une boussole objective, « la nature des choses » ; celle-ci pouvant être sondée, notamment, en recourant aux sciences auxiliaires au Droit. Les constructions juridiques, qu’on les induise du contenu de la loi ou qu’on les mobilise pour combler ses silences, restent ainsi au cœur du travail du juriste, et plus spécialement, du Professeur, détenteur de la science du Droit. Tout au plus faut-il se garder de l’excès qu’il a dénoncé à l’origine, à savoir l’érection de solutions techniques en principes naturels, ce qui, dit-il, compromettrait l’autorité même du Droit.
C’est, peu ou prou, sur cette conception de la science juridique, qui se voulait finalement équilibrée, que le débat va se clore en France. La critique de l’excès qui peut résulter des abstractions conceptuelles est alors entendue ; mais les abstractions conceptuelles doivent rester le matériau essentiel de la « boîte à outils » du juriste. Leur maniement confère une sécurité dans l’administration du Droit ; et, dans le silence de la loi, leur élaboration permet d’aboutir à des solutions raisonnées et relativement sûres dans leur mise en œuvre. Tout cela, si l’on suit Gény, sous le haut patronage de la « nature des choses » et des sciences auxiliaires.

II. La situation actuelle

Si l’on s’intéresse maintenant à l’état actuel de la controverse, le premier constat que l’on peut faire est qu’elle n’est plus ; cela à un double point de vue. Tout d’abord, ce n’est plus une controverse vivante. L’immense majorité des étudiants en Droit finiront leurs études sans jamais en avoir entendu parler ; et bien que cette proposition ne puisse être appuyée par des chiffres, on peut penser qu’il en est de même de la plupart des jeunes chercheurs achevant leur thèse. Ensuite, lors même que la controverse est exceptionnellement extraite du tiroir dans lequel on l’a rangée, l’opinion dominante se rallie d’emblée au choix principal qui a alors été effectué : la profession de foi dans la viabilité des concepts et de la logique conceptuelle pour le raisonnement juridique.
Il convient toutefois d’observer que l’attitude intellectuelle actuelle se démarque de la position sur laquelle la doctrine française s’était arrêtée lorsque la controverse s’est éteinte ou plutôt dissipée. Deux points qui constituaient en effet des composantes importantes de la position transactionnelle exprimée par Gény ont disparu. L’un est qu’il n’est plus question d’aller chercher la matière permettant de remplir les obscurités ou vides du Droit dans ce que l’auteur appelait « la nature des choses » ; la « libre recherche scientifique » n’a pas fait recette. L’autre est que, contrairement à ce que prônait Gény, la doctrine moderne a clairement répudié tout titre des sciences « auxiliaires » à apporter quoi que ce soit à la table des juristes. Tout raisonnement importé de ces sciences « n’est pas du Droit » et, à ce titre, aucun jeune chercheur, même convaincu de leur intérêt, ne se risquera à y recourir.
L’abandon implicite de ces deux points a entraîné mécaniquement une repolarisation des esprits vers la logique conceptuelle, qui s’en est trouvée d’autant plus magnifiée. Mais, comme on l’a indiqué, la controverse sur celle-ci a été oubliée. On en arrive ainsi à la situation actuelle, qui n’est plus celle des années 20, sans être tout à fait redevenue celle de la fin du XIXe siècle. Cette nouvelle période, qui s’est ouverte il y a plusieurs dizaines d’années déjà, pourrait être dénommée : néo-conceptualisme.
On peut caractériser le néo-conceptualisme, de manière simple, comme un mode de pensée dans lequel les auteurs ne se réclament plus du système conceptualiste tel qu’il a été pensé et défendu durant son âge d’or (ainsi, le fait que les concepts aient une réalité), tout en continuant d’utiliser l’ensemble de l’appareil intellectuel qui est propre à ce système, la critique de ses excès ayant été oubliée. Tout se passe comme si les canons de ce système s’étaient en quelque sorte sédimentés dans notre culture juridique pour faire pleinement corps avec elle ; ils sont passés à un niveau aussi inconscient que peut l’être la maîtrise d’une langue maternelle.

Ce constat n’est pas de nature à recueillir l’unanimité. On se plaît au contraire souvent à louer l’esprit juridique français, qui sait allier le raisonnement conceptuel avec une bonne mesure de pragmatisme ; l’affirmation est alors souvent appuyée de l’observation : « contrairement à nos amis allemands ».
Les manifestations de ce que la pensée conceptualiste est au cœur de notre esprit juridique et de nos méthodes de travail sont pourtant nombreuses, tandis que la mesure de pragmatisme évoquée peut souvent paraître, en comparaison, comme une pincée de sable. Ce qui s’oppose à ce qu’il en soit autrement est que la grammaire même du système répugne à une approche pragmatique.
On illustrera cet enracinement inconscient de la pensée conceptualiste dans notre raisonnement juridique par deux exemples simples.
À la prochaine rentrée universitaire, les étudiants de deuxième année vont découvrir le droit des contrats et notamment les dispositions de la réforme gouvernant la période précontractuelle. Lorsque leur enseignant ou chargé de travaux dirigés leur parlera de l’offre, il prendra sans doute le temps de leur expliquer qu’antérieurement à la réforme, la nature juridique de l’offre avait fait débat et que l’on s’était notamment demandé s’il s’agissait d’un engagement unilatéral. Le propos est des plus anodins ; il est cependant des plus caractéristiques de notre culture juridique et susciterait, dans un système de pensée non-conceptualiste, l’emploi de plusieurs guillemets. Il est en effet affirmé sans ambages que l’offre de contracter aurait une « nature juridique », ce qui revient à dire qu’elle a une essence identifiable, laquelle a fait l’objet de recherches en vue de son élucidation. Et parmi les résultats possibles de cette recherche, qui implique notamment de scruter les arrêts de la Cour de cassation, il aurait pu y avoir la conclusion que l’offre « est » effectivement un engagement unilatéral.
Le parallèle est frappant avec la manière dont les physiciens envisagent les problèmes propres à leur discipline. Qu’on nous pardonne, pour illustrer cet état des choses déjà mis en évidence au siècle dernier, de prendre le temps d’exposer un exemple concret ; les lecteurs férus d’astrophysique y trouveront à tout le moins leur compte. Dans les années 1970, deux astrophysiciens ont mis en évidence qu’une étoile5Il s’agit de l’étoile Cygnus X-1. orbitait autour d’un compagnon massif mais invisible : cet objet émettait des rayons X, possédait la masse et la gravité suffisante pour être lui aussi une étoile, mais n’émettait pas de lumière. Les chercheurs se sont donc posés la question de sa nature : s’agissait-il d’une étoile à neutron ou alors d’un trou noir ? Cette seconde hypothèse, si elle était vérifiée, constituerait la première observation d’un trou noir et donc sa première mise en évidence empirique. Des années plus tard, une mesure très précise de la masse de ce compagnon permit d’établir que la seconde hypothèse était la bonne : il s’agissait effectivement d’un trou noir et cette observation validait empiriquement les spéculations théoriques antérieures sur leur existence.
N’est-il pas à tout le moins insolite que les juristes utilisent, pour réfléchir sur l’offre de contracter, un vocabulaire en tout point comparable ?
Dans un système non conceptualiste, pour envisager les règles qu’il convient d’appliquer à l’offre, on ne se serait pas posé la question de la « nature juridique » de l’offre, puisque celle-ci n’existe pas. On aurait débattu, au regard du silence de la loi, de la meilleure solution à adopter pour régir les questions liées à l’offre de contracter, en faisant notamment intervenir le droit comparé ou des disciplines extra-juridiques susceptibles de fournir des éléments de réflexion pertinents (ainsi, les réflexes psychologiques suscités par une telle situation) ; tout cela en ayant évidemment soin de choisir une solution qui soit en cohérence avec les solutions existantes sur les questions voisines. Une fois cette étude pragmatique accomplie, et la solution arrêtée, on se serait alors préoccupé de savoir dans quelle catégorie juridique il convenait de classer l’offre, au regard des propriétés que l’on a décidé de lui conférer.
Les thèses de doctorat offrent un second exemple du rôle prééminent du concept de nature juridique, et donc de l’appareil intellectuel qui lui est sous-jacent, dans notre raisonnement. On constate aisément qu’un grand nombre d’entre elles portent sur l’étude d’un concept juridique, qu’il s’agit de « clarifier ». Certaines incorporent directement le terme de « nature juridique » dans leur titre. Le catalogue de la bibliothèque Cujas nous indique 178 thèses publiées depuis 2000 partagent ce point commun. D’autres, en nombre au moins aussi important, ne le font pas mais se livrent à une étude ayant un objet identique. Parmi les travaux de la seconde catégorie, un nombre appréciable suivra pour cheminement ce que l’on appelle familièrement « le plan bateau », c’est-à-dire le fameux « I. Nature (ou Notion) – II. Régime ». Tout le travail de recherche, en pratique, est alors orienté et même structuré par l’idée qu’il y aurait une « nature » du concept en question et que de cette nature se « déduirait » le régime. Le sens des règles qui doivent gouverner la situation décrite par le concept en question sont ainsi mises dans la dépendance directe de considérations de type ontologiques sur le concept étudié, un rapport de causalité étant en quelque sorte instauré entre les premières et le second.
La soutenance de certaines de ces thèses donnera alors généralement lieu, au moins sur un point, à un échange prévisible. Le candidat, dans un effort scientifique intense, aura développé un arsenal intellectuel pour dégager de la manière la plus objective la définition véritable de son concept. Cette définition acquise – au terme d’un labeur d’au moins plusieurs mois – il en aura déductivement tiré un ensemble de conséquences dans la deuxième partie de son travail. L’un des membres du jury va alors faire remarquer au candidat qu’il a choisi de définir son concept de telle manière mais que, dans l’absolu, on aurait pu le définir de manière légèrement différente, ou même assez différente, en suivant une autre acception courante ou possible de celui-ci, ou alors la conception qu’en avait adopté un autre auteur. Or, dès lors que l’on adopte cette autre conception qui, insistera-t-on, est en fin de compte aussi légitime que celle que le candidat a choisi d’adopter, ses propositions de thèse défaillent. Il lui sera reproché que les règles qu’il a prévues sont insusceptibles de couvrir correctement certaines hypothèses qui pouvaient largement relever du sujet, ou alors que l’application de ces règles à ces hypothèses aboutira à des solutions contestables sinon étranges. L’utilisation de ces autres définitions possibles aurait par ailleurs conduit à minorer un aspect du concept dont le candidat a fait un axe substantiel de son régime juridique, qui se trouve alors hypertrophié au profit d’une propriété que certains jugeront secondaires ; tandis que d’autres jugeront qu’à l’inverse qu’une propriété importante qui aurait découlé de telle autre définition a été méconnue, ce qui conduit là encore à un régime juridique contestable.
Cette discussion n’aurait pas lieu dans un système où la recherche juridique s’effectue dans un climat intellectuel dans lequel l’idée que les concepts ont une « nature » est abandonnée, car l’on a cessé de penser qu’il y a une bonne ou vraie définition d’un concept et l’on ne fait plus dépendre « l’explication » du régime juridique attaché à un concept de sa nature, mais de l’adéquation de ces règles à la situation concrète qu’on leur fait régir. Dans une pensée non conceptualiste, un concept ne cause pas un régime juridique ; il est la cause de l’application d’un régime juridique, ce qui est fort différent : il est le point d’ancrage d’un régime juridique, non l’explication du fondement ou du sens des règles dont il entraîne la mise en œuvre. Enfin, dans un système non-conceptualiste, tout ce débat n’aurait pas eu lieu parce qu’en premier lieu, l’on n’aurait pas pris un concept comme intitulé et objet d’étude d’une thèse de doctorat.
L’ubiquité comme la pratique du concept de « nature juridique », accompagné d’un oubli assez patent des enseignements de Gény quant à l’abus des abstractions conceptuelles, constitue ainsi l’un des signes les plus caractéristiques du néo-conceptualisme. On pourrait en citer d’autres ; ainsi les déductions à l’excès (comme lorsqu’il s’agit de déduire toutes les implications du caractère accessoire du cautionnement), ou encore l’espoir de pouvoir faire entrer objectivement des situations dans une catégorie conceptuelle à l’exclusion d’une autre (ainsi l’opposition entre les exceptions inhérentes à la dette ou purement personnelles au débiteur).

Conclusion

Qu’en sera-t-il, pour finir, demain ? Il semble peu probable que la situation évolue de manière substantielle.
Pour qu’il y ait évolution, il faudrait en effet que s’instaure à nouveau un débat sur la pluralité des manières de penser le Droit. Longtemps occulté, ce débat refait quelque peu surface sous les coups de boutoir de la Cour EDH6Il ne s’agit pas de dire ici que la méthode de la Conv. EDH est l’autre méthode possible de raisonnement, mais simplement que l’irruption de cette méthode ne peut qu’obliger à réfléchir à nouveau sur les méthodes de raisonnement en Droit. : mais cette résurgence se produit, de ce fait, dans un contexte politique peu favorable à une réflexion dépassionnée7L’ensemble des critiques élevées contre le raisonnement en termes de proportionnalité porterait davantage si l’on voulait bien admettre également sa part de justesse et de réalisme. sur le raisonnement juridique.
Nos universités forment par ailleurs globalement les juristes comme si le mode de raisonnement conceptuel était le raisonnement juridique authentique. Penser autrement, ce serait ne pas penser droit. Seules des incursions à l’étranger ou la visite de chercheurs invités permettent de prendre conscience que ce mode de pensée n’est en réalité qu’une manière de penser le Droit et dont les défauts ont parfois conduit certains systèmes à s’en écarter.
Un autre frein à l’évolution est que raisonner autrement impliquerait d’accepter que les concepts juridiques et le raisonnement conceptuel n’offrent pas en réalité la sécurité qu’on leur prête, ce qui ne serait finalement que suivre les enseignements originaux de Gény. À s’engager dans cette direction, on prendrait toutefois le risque de rouvrir Les notions fondamentales de Demogue pour y lire ce que l’auteur a voulu nous montrer ; or la vision d’impermanence et de compromis qui s’en dégage reste un parfait repoussoir pour notre mentalité juridique.

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