Vers l’émergence d’une culture judiciaire commune ? Point de vue d’un magistrat de liaison. Connaissance et confiance piliers de cette culture judiciaire commune
Jean-Michel PELTIER
Magistrat de liaison
Ambassade de France en Pologne
Introduction
Évoquer la construction, en tout cas l’émergence d’une culture judiciaire commune, revêt à plus d’un titre, la forme d’une évidence, un peu diffuse ou incertaine mais que l’on peut relier sans aucun doute à deux grands courant européens de normes : celles venues de la CEDH et de sa jurisprudence et celles produites dans le champ communautaire. Leur conjugaison traduit d’abord certainement au moins une idée des contours (qui restent à préciser) de cette notion de culture judiciaire commune.
La mission des magistrats de liaison donne assez naturellement l’idée que cette notion de culture judiciaire commune est bien réelle et qu’elle repose sur deux piliers que sont la connaissance et la confiance.
L’activité et le positionnement des magistrats de liaison en font d’abord sinon les auteurs du moins les acteurs ou les outils, donc les témoins, d’une amélioration réciproque de la connaissance entre les systèmes juridiques et/ou judiciaires.
C’est une conséquence presque automatique de leur activité. Elle crée une familiarité certaine avec cette notion d’émergence d’une culture judiciaire commune dont ils sont un des instruments.
I. C’est le cas d’abord à propos des missions exercées dans le cadre de l’entraide judiciaire
La préparation, la mise en place et la réalisation d’une commission rogatoire internationale (CRI) implique un va et vient, des échanges, des ajustements entre la partie requérante et la partie requise qui améliorent entre elles leur connaissance réciproque au point de rechercher ensemble les solutions pratiques rendant possible la requête dans un système où son exécution ne va pas forcément de soi.
Dans cet échange entre les deux systèmes judiciaires, le magistrat de liaison met en lumière la résistance ou les difficultés des uns et des autres et ce travail, en rendant accessible la culture judiciaire de l’autre, modifie le regard porté sur la nôtre.
À cet égard, je relie la spectaculaire évolution de l’opinion publique sur la garde à vue à nos activités internationales d’entraide. Lorsque j’étais confronté aux difficultés rencontrées auprès de collègues étrangers pour obtenir le placement en garde vue d’une personne sur CRI, je me rendais compte que notre commode garde à vue était vraisemblablement condamnée à court ou moyen terme. En effet, en expliquant nos objectifs je me trouvais dans la situation de demander une privation de liberté à l’encontre d’un témoin ou du moins d’une personne pour laquelle, j’étais obligé de reconnaître que nous ne disposions pas d’assez d’éléments pour la mettre judiciairement en cause (mise en examen ou inculpation). Très logiquement la plupart de nos partenaires répondaient que dans ces conditions aucun moyen de contrainte ne permettait de garder ainsi cette personne à disposition et que rien ne l’empêcherait, après avoir accepté de répondre à quelques questions, en présence d’un avocat de se lever et de partir. En tout cas rien ne l’obligerait (sauf à imaginer un improbable aveu brutal) à rester 24 ou 48 heures à la disposition des enquêteurs pour leur offrir les moyens de la mettre en cause judiciairement. Précisément puisque nous n’avions pas de charges judiciaires à lui communiquer et susceptibles fonder l’atteinte portée à sa liberté d’aller et de venir.
Aujourd’hui on sent bien même chez nous que ce recours à la garde à vue afin de se doter des éléments qui justement manquent à l’enquête sonne le glas de cette mesure. Le consensus est devenu quasi unanime sur cette question et la récente déclaration du Premier ministre à cet égard, après de nombreux praticiens du droit et quelques victimes de la procédure pénale, est dépourvue d’ambigüités1« Je suis choqué du nombre de gardes à vue dans notre pays, je suis choqué de la manière dont les gardes à vue sont utilisées comme des moyens de pressions pour obtenir des aveux alors même que ça n’est pas le but de la garde à vue », a-t-il déclaré sur Europe-1, en rappelant qu’une réforme de la justice allait “bientôt” être soumise au conseil des ministres (Déclaration de M. François Fillon le 2 février 2010)..
Cette évolution est d’autant plus spectaculaire qu’il y a peu encore, lorsqu’on avançait de semblables propos dans des cercles d’initiés, rompus à l’usage à la française de la procédure pénale, je me souviens très bien qu’un silence poli, incrédule, accueillait l’annonce que notre garde à vue ne résisterait pas aux effets croisés de l’entraide judiciaire et de la construction d’un espace européen de justice.
Même chose en matière de perquisition. Il y a 15 ou 20 ans, tous les juges d’instructions terminaient leurs commission rogatoires par une formule du genre « et bien vouloir procéder à toutes perquisitions, saisies d’objets utiles à la manifestation de la vérité (…) ».
Au royaume de France, cette formule incantatoire fonctionnait sans problème et donnait toute satisfaction. Sa traduction automatique dans les commissions rogatoires a d’abord posé problème chez nos partenaires anglo-saxons héritiers d’une conception différente de la propriété privée et de ses atteintes, et puis, peu à peu, il est devenu nécessaire pour nous d’expliquer ce que nous cherchions, pourquoi on pensait pouvoir le trouver dans tel ou tel espace à perquisitionner, en fournissant des éléments convaincants au juge chargé d’avaliser la CRI française.
Je me souviens, il y a presque une dizaine d’années, devant les réticences de la partie tchèque à procéder à une perquisition au domicile de la compagne (victime) d’un proxénète, avoir dû expliquer au juge mandant français : « il faut dire ce que vous cherchez : argent liquide, relevés comptes, carnets de clients, de filles, traces de virements, etc. (…) et pourquoi vous pensez que ces éléments, qui démontrent l’activité de votre suspect, ont des chances bien réelles de se trouver là ». Cette condition remplie, la perquisition a eu lieu et ses résultats ont permis et l’élimination d’un réseau important. Avant cette étape, et avant de se laisser convaincre, juge et enquêteurs n’étaient pas loin de penser que ces complications procédurales étaient une forme de protection d’une activité criminelle organisée à travers des réseaux
puissants et influents.
Comme on parle de rapprochement des législations, on voit bien que ces deux exemples (garde à vue et perquisitions) traduisent un rapprochement de la culture judiciaire européenne.
En devenant accessible, voire familière, la culture judiciaire de l’autre modifie la mienne ou la perception qu’on lui porte. C’est le cas également en matière de mandat d’arrêt européen donc d’outils fondés sur la confiance mutuelle. L’exécution d’un mandat requiert entre la cour qui doit se prononcer sur la remise et celle qui a délivré le mandat d’arrêt européen des échanges sur la prescription, la nature des faits, les circonstances aggravantes, le caractère exécutoire d’une décision, bref sur tout un ensemble d’éléments dont le partage aboutit nécessairement à rapprochement des cultures judiciaires. En raison des délais très brefs prévus par les textes, ces échanges passent très souvent, lorsqu’il existe, par le magistrat de liaison, en capacité d’assurer cette communication de manière plus rapide, plus fluide que les juridictions elles mêmes lorsqu’elles s’aventurent à la communication directe.
Acteur-auteur, observateur de cette émergence d’une culture judiciaire commune, le magistrat de liaison ne l’est pas seulement dans le volet d’entraide de son activité mais aussi dans les aspects plus institutionnels de ses fonctions
II. La dimension institutionnelle
Les magistrats de liaison normalement installés au ministère de la justice de leur pays d’accueil représentent naturellement leurs autorités de tutelle. Ils sont au sein des ministères de la justice, aussi bien à l’échelon technique (direction des législations), qu’à l’échelon décisionnaire et politique la source de diffusion de cette connaissance commune.
Tous les magistrats de liaison, ont eu à préparer et à organiser des rencontres ministérielles, et/ou des services homologues (direction du personnel, des affaires civiles, des affaires criminelles, inspection des services), qui n’auraient jamais eu le même degré de contenu sans eux : car leur présence a permis une information réciproque actuelle, précise sur la situation de l’autre partie. Donc, au minimum, un partage de connaissance et d’expériences.
Les retombées de ces visites traduisent cette mise en place progressive d’une culture judiciaire européenne. Pour ne parler que de celles que je connais directement, voici quelques exemples : lorsqu’en 2008, le ministre de la justice de Pologne fait connaître son désir de se rendre à Paris, dans le prolongement de missions déjà organisées entre différents services de nos ministères et de nos écoles, cette visite, qui se traduit par la signature d’une convention entre nos écoles (ENM, ENG et homologue polonais), est le point de départ entre ces écoles d’une coopération en matière de formation initiale et continue des juges et des procureurs. Bien plus, le lien crée avec l’ENG française aboutit au vote des dispositions législatives permettant en Pologne la création d’une école des Greffes (fonctionnaires judiciaires) dont les formateurs suivent des séminaires de méthodologie et d’organisation sous la houlette de leurs homologues français. Auparavant, nous avions connu le même mouvement entre la France et la République tchèque. L’Académie judiciaire tchèque a vu le jour et pris son envol à travers un programme européen de coopération confié à la France.
Après de tels échanges, la République tchèque en son temps, puis la Pologne, devaient l’une et l’autre envisager l’installation à Paris d’un magistrat de liaison2La République tchèque l’a réalisée avant sa Présidence de l’UE fin 2007 ; le Ministre polonais, lui, a annoncé à Paris cette création prochaine d’un poste de magistrat de liaison en avril 2008 ; même si du point de vue polonais nous en sommes restés pour l’instant au stade des intentions, l’exemple tchèque et cette annonce polonaise reflètent cette évolution des cultures nationales judiciaires vers une culture judiciaire commune.. La présence d’un collègue étranger au ministère de la justice du pays d’accueil permet d’envisager, dès l’origine du moindre projet de visites et de rencontres, de donner à celui-ci un contenu concret, ajusté au mieux aux intérêts des deux parties.
Cette proximité joue incontestablement le rôle d’un accélérateur de connaissance partagée et de rapprochement culturel judiciaire, effet induit de ce mouvement.
Un autre exemple tout à fait récent : la Pologne a envisagé à partir de 2008, la création d’un Procureur général de la République qui ne soit plus le Ministre de la Justice. La législation a été adoptée et une réforme du Parquet, portant notamment sur l’organisation, les carrières, l’évaluation et les inspections auxquelles peuvent être soumises les Parquets, est en préparation. Un voyage est mis sur pied à Paris au bénéfice d’un procureur général d’État chargé, en attendant la nomination du premier procureur général de la République, de préparer cette réforme. Il a pu se rendre au cœur du système d’évaluation et d’organisation (Direction des Services judiciaires), étudier très précisément la mécanique des mouvements (Commission d’avancement et CSM où il a été reçu) ainsi qu’à l’Inspection générale des Services.
Aujourd’hui, en Pologne, les grilles d’évaluation françaises traduites et de nombreux autres documents remis à Paris servent de base au travail réglementaire et législatif en cours et quel que soit le résultat final de ce travail, qui doit répondre aux besoins polonais spécifiques, ce travail contribue bien évidement au rapprochement des systèmes et à cette notion d’émergence d’une culture commune. Un troisième aspect de la fonction de magistrat de liaison contribue également à ce mouvement : ce sont les études de droit comparé.
III. Le droit comparé : une pratique législative en plein développement creuset d’une culture judiciaire commune
Depuis plusieurs années déjà, lorsque qu’un arrêt de principe est envisagé à la Cour de Cassation, lorsque un projet législatif ou réglementaire est en préparation, lorsque l’actualité des questions soulevées au Parlement le commande, le Ministère de la justice a pris l’habitude d’interroger en tout premier lieu les magistrats de liaison afin de présenter sur le point considéré la situation législative ou réglementaire de nos partenaires afin que, dans l’élaboration de la norme française modifiée, il soit tenu compte des solutions retenues chez nos voisins.
Dans certains cas, celles-ci sont de nature à inspirer la norme française. Toujours pour rester dans l’exemple franco-polonais, lorsqu’est envisagée en France la création d’un contrôleur des lieux de privation de liberté, la description détaillée de cette compétence institutionnelle confiée en Pologne depuis de nombreuses années au Défenseur des droits (ombudsman) rendant compte devant le Parlement, pourvu d’un pouvoir d’injonction, de proposition législative et d’une capacité sans limite de contrôle (pouvant aller jusqu’au contrôle des lieux de privation de liberté militaires y compris à l’étranger), a pu servir de boussole ou de ligne d’horizon au projet français.
Bien évidemment, les Magistrats de liaison ne sont pas les seuls à jouer ce rôle d’échanges d’expériences et de connaissances ; c’est un rôle qui est largement joué par les nombreux réseaux créés ces dernières années dans tous les domaines de la coopération judiciaire et juridique : réseau européen des écoles et des centres de formation des juges et procureurs, réseaux européens civil et pénal, réseau des cours suprêmes, des procureurs généraux, des services d’inspection.
Encore un exemple de la productivité de ces échanges : en visite à Paris, lors d’une rencontre de jumelage, des magistrats de la Cour supérieure de Prague et de la Cour d’appel de Prague sont reçues par la Conférence des Premiers présidents (2003) ; de retour en République tchèque, ils vont créer une conférence nationale des Présidents de juridictions, qui deviendra un organe de discussion avec le Ministère de la Justice tout en rassemblant les Présidents de juridictions. Les colloques comme celui-ci réunissant professeurs, enseignants et praticiens d’origines diverses constituent également le creuset de ces échanges aboutissant à l’émergence d’une culture judiciaire européenne. À cet égard il faut aussi citer des organismes tels que l’ERA (Académie de droit européen à Trêves) qui associent des praticiens, des universitaires de toute l’Europe (et notamment d’Europe centrale) sur les sujets juridiques les plus divers3L’ERA qui veille dans toutes ses formations à assurer une présence française en maintenant l’interprétation en français regrette d’ailleurs que très souvent la présence française soit faible ou inexistante..
Les programmes de coopération bilatéraux ou multilatéraux ont un rôle similaire à jouer. Ainsi, un programme intitulé : Amélioration de la connaissance mutuelle et échanges de bonnes pratiques dans le domaine de la criminalité économique transfrontière s’est déroulé en format Weimar pendant 18 mois (de février 2009 à fin 2009) entre des autorités d’enquêtes et/ou de poursuites d’Allemagne, de France et de Pologne. Les recommandations législatives de la partie polonaise à l’attention des autorités polonaises soulignaient la nécessité de mettre en place des outils tels que Tracfin, ou les fichiers bancaires nationaux rencontrés chez leurs partenaires et inexistant en Pologne.
Tous ces outils d’investigation, de recherches et d’échanges en droit comparé et en pratiques judiciaires comparées ont même abouti en 2009, à une décision du Conseil visant à la création d’un réseau européen de coopération législative qui est à la fois la consécration de cette émergence de culture judiciaire commune et l’amorce sans doute d’une nouvelle accélération dans ce domaine.
Les conditions d’une conjugaison générale des réseaux, des acteurs de la coopération judiciaire, des échanges de jurisprudences existent et dans ce double périmètre de la CEDH et de l’Europe communautaire, ce croisement et cette superposition créent les conditions d’émergence de cette culture judiciaire commune, bien différente d’une juxtaposition ou d’un empilement de systèmes.
Elle est le fruit d’une sorte de cercle vertueux, connaissance mutuelle améliorée, reconnaissance mutuelle (dans tous les sens du terme), confiance mutuelle.
Il nous reste cependant encore à faire des progrès et sans doute aussi, pourquoi pas, à inventer des instruments. On pourrait ici évoquer un Erasmus des juges, et ou des avocats. Comme d’autres l’ont mentionné parfois. Cet Erasmus judiciaire pourrait être une des modalités de la formation continue des magistrats, du moins pour ceux qui souhaiteraient constituer ce réservoir d’expériences et de savoirs judiciaires étrangers, tout en donnant sens à leurs capacités linguistiques et du même coup à les développer !