À quoi sert le droit ?… à compter jusqu’à trois
François Ost
Professeur, Université Saint-Louis, Bruxelles
Abstract
A recent monograph of mine focuses on what law serves to. My answer to this question is threefold: I have distinguished uses of law by rulers and subjects; technical functions that are specific to law; and aims of law when it promotes justice and democracy. My approach therefore combines humanities, legal theory, and philosophy of law.
So what is law meant for? Taking a critical distance toward my subject, I want to propose that law serves a ‘count of three’; this catchphrase might seem provocative but truly underpins my monograph as a whole.
From uses to functions, and aims, I have described indeed how law tears basic relationships away from their specific registers – such as politics, economics, or family, which are always threatened by violence: law makes those matters legal and therefore public and general. However, this formal doubling can only satisfy justice when operating under the authority of a ‘third’ figure: as a collectively shared rule, or as the judge, positioned above the parties.
Introduction
Dans un livre récent, je pose la question « à quoi sert le droit ? »1F. Ost, A quoi sert le droit ? Usages, fonctions, finalités, Bruxelles, Bruylant, 2016, 578 pages.. Je tente de répondre à cette question en distinguant les usages dont il peut faire l’objet de la part tant des gouvernants que des gouvernés, puis les fonctions techniques qui font sa spécificité, et enfin les finalités qu’il poursuit lorsqu’on le mobilise au service de la justice et de la démocratie. Je croise ainsi successivement une approche de sciences sociales, une perspective de théorie du droit, et enfin une analyse de philosophie du droit. Non moins de 570 pages sont alignées en vue de tenter de répondre à cette question, aussi élémentaire que complexe.
Et donc, en définitive, à quoi sert le droit ? Prenant un peu de reculs, et au risque de simplifier, je réponds maintenant : « à compter jusqu’à trois ». Cette réponse, qui peut paraître aussi cavalière que provocante, traduit pourtant la logique profonde de la thèse que l’ouvrage tente patiemment de mettre en place. En passant successivement des usages, aux fonctions puis aux finalités, je décris en effet comment le droit qui se met en place arrache la relation sociale de base (économique, politique, familiale,…) à son registre particulier (toujours menacé de violence) pour l’inscrire dans la sphère publique et générale du droit, mais j’ajoute maintenant que ce redoublement formel ne satisfait cependant aux exigences de la justice que s’il s’opère sous le registre du tiers, instance de la loi commune et du juge au-dessus des parties.
Trois étapes jalonnent ici cette démonstration. Dans un premier temps, je me livre à une expérience de pensée, de nature phénoménologique, qui consiste à se demander ce qui change lorsque deux personnes ou un groupe décident de « passer au droit » (I). Ensuite, je reformule cette question sous l’angle de la théorie juridique, et je présente le droit comme redoublement (II), enfin, je montre que ce redoublement ne garantit réellement la justice que dans la mesure où il s’inscrit sur la scène du tiers (III).
Faire émerger et garantir un monde social en trois dimensions, indexé sur la référence structurale au tiers, telle serait en définitive la fonction propre du droit, l’inestimable plus-value qu’il peut apporter à la vie sociale chaque fois qu’il parvient à s’arracher aux manipulations de l’un et du même.
I. Qu’est-ce qui change lorsqu’une relation sociale se juridicise ?
Cette question, qui a motivé mon écriture durant les trois années de rédaction de mon « A quoi sert le droit ? », je l’ai d’abord abordée sous un angle quasi intuitif, relevant de la méthode phénoménologique. Au risque (assumé) de sombrer dans la spéculation finaliste et la projection essentialiste, je n’ai cessé de me demander, en m’efforçant de pratiquer la suspension phénoménologique de mes acquis (epochè), ce qui se transformait lorsqu’une société, un groupe, ou même simplement deux individus, décidaient de « passer au droit », – je veux dire d’en appeler au droit, de se confier au droit, de mettre en place des mécanismes de jugement, de régulation, d’attestation relevant de ce quelque chose de spécifique que nous appelons le droit.
Que se passe-t-il de différent lorsque, s’arrachant à un lien fusionnel, on décide de formaliser une relation (passer de la cohabitation factuelle à l’engagement matrimonial, par exemple), lorsque, passant en quelque sorte à un autre registre, on se résout à officialiser un accord (le « tope là » des maquignons sur la place du marché, le gentlemen’s agreement d’une conférence diplomatique, la convention informelle de deux partenaires commerciaux,…), lorsque, de façon plus ou moins consentante, on renonce à se faire justice à soi-même et on s’en remet à un juge ? Ou encore, que se passe-t-il de nouveau lorsque, se soustrayant à une relation marquée exclusivement par un rapport de force, les protagonistes, souvent pourtant dans une situation très inégalitaire, conviennent de se référer à l’une ou l’autre loi commune que le plus puissant des deux s’engage à respecter en dépit même de sa supériorité, tandis que le plus faible prend un pareil engagement alors qu’il aurait toutes les raisons de se révolter (je songe notamment aux chartes octroyées par le seigneur aux bourgeois, nouveaux habitants des villes) ?
Notons bien la portée exacte de ces questions : il ne s’agit pas de se demander ce qui change quand une relation relève désormais d’une règle, car, dans tous mes exemples existait une règle, d’une autre nature, avant le passage au droit : l’engagement de cohabitation est souvent vécu comme plus personnel, plus fort et plus authentique que la convention matrimoniale, la confiance des maquignons est très solide et se passe volontiers d’écrits, le rapport de force, reposant sur « la loi du plus fort », est solidement régulé, etc. Ce que je demande, c’est ce qui change lorsque la régulation emprunte désormais la forme juridique ; on pourrait par exemple, pour m’en tenir à ce premier élément très simple de réponse, observer qu’une certaine distance, peut-être même une certaine méfiance, s’est installée entre les protagonistes qui décident de faire un pas de côté, ou de s’adresser à un tiers pour « établir » un fait, « acter » un engagement – que signifie cette distance ?
Je dois encore préciser que, chaque fois que je me suis livré à cette expérience de pensée, j’avais en tête l’exemple historique de la Loi des XII Tables que les patriciens romains concédèrent à la plèbe en 450 avant J.-C. Cette référence historique contribue sans doute à rendre la réflexion moins spéculative ; en même temps, il ne s’agit pas de s’y enfermer, au risque de réduire la portée de l’expérience, d’autant que nous ne savons que peu de choses de ce document, dont l’éminent romaniste A. Schiavone écrit qu’il s’agit d’un texte « mémorable et quasi-légendaire dont le souvenir se confond avec les origines de la communauté républicaine »2A. Schiavone, Ius. L’invention du droit en Occident, traduit par G.et J. Bouffartigue, Paris, Belin, 2008, p. 371.. Ce texte est souvent interprété comme le passage d’un droit religieux et non-écrit à un droit écrit plus moderne et laïc. À vrai dire nous n’avons guère de trace du « droit » antérieur (« prédroit », écrit L. Gernet, lié à la religion et la famille)3L. Gernet, « Droit et prédroit en Grèce ancienne », in L’année sociologique, 3e série, 1948-1949, p. 21 s., fonds normatif originel constitué par les réponses orales des Pontifes. Ce texte marque donc, d’une certaine façon, le passage romain du pré-droit au droit, expérience somme toute banale qu’un grand nombre de sociétés connaissent à un moment ou l’autre de leur histoire (j’en traiterai plus loin à l’aide de la théorie de la « double institutionnalisation ») ; ce qui, en revanche, est sans doute moins banal, c’est la manière précisément romaine dont s’opère ce passage. Une manière qui conduit bon nombre d’auteurs – à commencer par Schiavone dans le titre même de son ouvrage de référence – à soutenir la thèse selon laquelle Rome aurait « inventé » le droit, comme la Grèce aurait inventé la philosophie.
La singularité romaine résiderait dans le fait que les règles de comportement social, en se détachant de la sphère religieuse, ne s’intègrent pas dans le modèle de la politique et de la loi, comme en Grèce (avec le précepte « un citoyen, une voix »), mais deviennent l’affaire de professionnels spécialisés, les jurisconsultes, qui bâtiront autour d’elles une connaissance technique, distincte à la fois de la vie religieuse et de la politique. On a même pu inverser le constat, et noter, à Rome, un « syndrome prescriptif » marquant la religion, – une religion pétrie d’injonctions, de rites, de préceptes entretenus par des castes de prêtres et concrétisés dans des formes rituelles et formules juridiques strictement codifiées4A. Schiavone, op. cit., p. 71..
Reprenons donc notre question, au bénéfice (non exclusif cependant) de cet exemple privilégié : qu’est ce qui change à l’occasion du passage au droit ? Du point de vue matériel, la plèbe ne dut sans doute pas enregistrer de changement spectaculaire, ni même significatif, de sa condition : elle restait la classe exploitée, écartée des responsabilités comme des profits. Et pourtant, un changement qualitatif était intervenu, peu perceptible au début, exclusivement symbolique ou presque, dont on ne mesurait pas les immenses conséquences qu’il emporterait à terme. Tentons d’en dégager les éléments constitutifs.
A. Un début de reconnaissance réciproque
Premier élément de réponse : accorder une charte, mettre une convention par écrit, régir un groupe par la loi, c’est, en tout premier lieu, concéder une forme minimale de reconnaissance réciproque, instaurer un début de symétrie entre des protagonistes que tout différenciait. Ce belligérant avec qui je signe un traité d’armistice, ce terroriste avec lequel je négocie, cet apatride auquel j’accorde un recours, – Yahvé avec lequel le peuple juif noue une alliance, Méphisto avec lequel Faust pactise, ne sont plus « absolument autres » ; le commerce juridique nous engage, les uns et les autres, dans un début d’identification commune, une amorce d’égalisation (je me reconnais, ne serait-ce qu’un peu, dans cet autre avec lequel je contracte).
Contre épreuve : contracterait-on avec des animaux, des robots ou des martiens ? – les fictions qui ont imaginé l’exercice n’ont pu le soutenir que moyennant une quasi-totale anthropomorphisation de l’« autre ».
Je note par ailleurs ce fait essentiel que cette amorce de reconnaissance résulte, dans l’immense majorité des cas, de l’auto-affirmation des faibles, un sursaut de dignité, une prétention au droit, plutôt que de la soudaine générosité des forts. Ainsi de Nelson Mendela et de ses compagnons de captivité à Robben Island qui entamaient leur long combat juridique par l’exigence d’une ceinture pour tenir leurs pantalons – pour revendiquer son droit, il faut en effet pouvoir se tenir droit ; le « statut » (du latin stare, « se tenir debout ») suppose des hommes debout, conscients de leur dignité.
B. L’inscription sur une scène tierce
Le passage au droit suppose ensuite que le rapport social, privé ou public, interindividuel ou collectif, réussisse à s’inscrire sur une autre scène, celle du « tenu pour juste ». Au-delà de la connivence immédiate, on se réfère à un plan plus lointain, plus abstrait, virtuellement généralisable, comme si on se plaçait sous le regard d’un tiers arbitre. Il y va d’un léger écart, d’un imperceptible décentrement – mais un monde symbolique – entre le lien ordinaire, pratiqué et vécu par ses protagonistes, et la nouvelle scène de référence, le plan de la justice et du droit où s’inscrit désormais la commune mesure qui règle ce rapport. Qu’il suffise d’imaginer le séisme qui se produit par exemple lorsque, au bénéfice d’une toute première loi sur les « gens de maison », le rapport maître – serviteur (servante) échappe désormais, ne serait-ce que potentiellement, à l’univers domestique, et que les questions traditionnelles des gages et des congés se traitent dorénavant au regard et à l’aide de la loi commune.
Dans ces conditions, chacun, acteur public ou acteur privé, devient virtuellement justiciable, redevable de cette scène du « tenu pour juste ». Les détenteurs du pouvoir, qui n’ont pas du tout désarmés, n’ont cependant plus les mains tout à fait libres ; quelle que soit l’asymétrie de la relation, ils ne peuvent plus être complètement arbitraires, et un contrôle au moins minimal de leur action devient en principe possible (c’est tout l’objet de la célèbre nouvelle Michaël Kohlhaas de von Kleist : le maquignon sacrifiera sa vie pour que le hobereau qui lui a porté préjudice soit traduit en justice, dès lors qu’en principe il ne devrait plus y avoir de privilège de juridiction). Sans doute, partout et toujours, le glaive du pouvoir pèsera-t-il lourdement sur un des deux plateaux de la justice, mais, comme St. Ellman l’a montré dans ses travaux sur l’Afrique du Sud durant l’apartheid, la légitimité de la justice et du droit transcende, même sous les régimes les plus coercitifs, la manière dont l’institution judiciaire participe, dans les faits, de l’injustice du pouvoir 5St. Ellman, « Law and Legitimacy in South Africa », in Law and Social Inquiry, 20(2), 1995, p. 190. Que ce changement symbolique n’aille pas de soi et implique un apprentissage incommode, en témoigne ce passage du Livre des Nombres 25, 5, où l’on lit que Dieu lui-même, depuis la révélation de la loi au Sinaï et la conclusion de l’Alliance, doit se soumettre lui aussi désormais à l’instance du jugement plutôt que de décider unilatéralement. Alors que les Israélites s’étaient livrés à la débauche avec les filles de Moab et avaient adoré leurs dieux, Yahvé dit à Moïse : « assemble tous les chefs du peuple et fait les pendre devant moi ». Loin de s’exécuter, Moïse s’adresse aux juges d’Israël et leur dit : « que chacun de vous égorge ceux des siens qui se sont unis à Belphégor ». Le traitement reste rude, on en convient, mais au moins passe-t-il désormais par l’instance judiciaire.
Ce décentrement, cette désimplication, est aussi ce qui caractérise le passage de la justice privée à la justice publique, que P. Ricoeur tient, à raison, pour une véritable révolution qui signe le passage au droit 6P. Ricoeur, « L’acte de juger », in Le juste, Paris, Éditions Esprit, 1995, p. 190.. On accepte de ne plus régler le contentieux « entre soi », mais on s’en réfère à un tiers institué dans une fonction de justice. L’inscription du contentieux privé dans un espace public institué, qui prendra des siècles et qui n’est jamais entièrement réalisée, induit une forme salutaire de distanciation qui contraint les protagonistes à traduire leurs griefs et prétentions dans le langage formel de la loi commune, et les engage, sous l’égide du juge, à une amorce de décentrement. À son tour, ce décentrement permet d’engager un début d’universalisation et de désintéressement des points de vue exprimés. Traduisant ce que H. Arendt appelait une forme de « pensée élargie », l’instance du jugement s’élève alors à l’exercice difficile qui consiste à se mettre à la place de l’autre7H. Arendt, Juger. Sur la philosophie politique de Kant, traduit par M. Revault d’Allonnes, Paris, Seuil, 1991, p. 72.. On prend distance et recul et on soumet le litige à l’exercice abstrait de la permutation des positions : qu’en est-il ici du point de vue de l’autre, de n’importe quel autre, de la société toute entière, des justiciables à venir ?
Entrer en juridicité, c’est donc rendre le lien social virtuellement justiciable (eventus judicii, un juge pourrait intervenir). Ce qui ainsi s’ébauche, très progressivement sans doute, c’est quelque chose comme une « secondarisation » du rapport social – je veux dire, un redoublement réflexif, dont l’écart entrevu tout à l’heure était le signe, et dont la « double institutionnalisation » (infra, II) est la théorie.
C. Justiciabilité et justifiabilité
Le passage au droit s’accompagne d’autres effets encore, comme nous l’apprend l’archétype de l’édiction de la loi des XII Tables. Nous savons déjà que, de s’inscrire potentiellement sur la scène du « tenu pour juste », le lien social et politique en devient virtuellement justiciable. On peut maintenant ajouter que cette situation entraîne, d’une part, l’obligation d’avoir à justifier son comportement au regard de cette scène, mais aussi l’avantage d’y puiser, en contrepartie, d’inépuisables ressources justificatrices et légitimatrices. Au lendemain du passage au droit, le monde cesse d’aller tout à fait de soi, il ne procède plus simplement d’un ordre naturel, traditionnel ou révélé (trois des modalités principales de l’hétéronomie), et se pense au moins en partie comme une convention, un construit social, qu’il convient de justifier, et qui est lui-même source de justification. Ce monde repose désormais sur le fragile logos et implique qu’on s’y réfère pour autoriser son action et la rendre acceptable : il faudra rendre raison, logon didonai. Les patriciens ne cesseront, longtemps encore, d’exploiter la plèbe, mais, en cas de contestation, ils devront argumenter au regard d’un texte auquel ils ont convenu de se tenir ; à l’inverse, tant que leur comportement reste, peu ou prou, dans le cadre de la loi, il les met efficacement à l’abri de toute mise en cause. Encore une fois, tout ceci mettra cependant longtemps à se généraliser ; il faudra beaucoup de temps par exemple pour que les procès s’articulent autour de preuves factuelles (plutôt que d’ordalies, « jugements de Dieu », et autres épreuves tributaires d’une mentalité pré-logique), et d’arguments rationnels, plutôt que d’affrontements de paroles performatives censées mobiliser des forces amies ou ennemies (imprécations, malédictions, serments)8Pour l’étude de cette parole performative à fondements magiques dans la tragédie grecque, cf. F. Ost, Raconter la loi. Aux sources de l’imaginaire juridique, Paris, Odile Jacob, 2004, p. 136 s..
D. Le droit : contrainte et ressource, facteur de paix et vecteur de conflit
À son tour, cette distanciation réflexive du droit à l’égard du rapport social primaire (affectif, commercial, politique,…) révèle deux traits essentiels de la spécificité juridique, de la plus-value ou propriété émergente qu’il représente par rapport à une régulation ordinaire, simplement immanente au social. Deux traits dialectiques : sa réversibilité de principe, d’une part, son caractère à la fois polémogène et irénologique, d’autre part. Dès lors qu’il fait loi commune entre le faible et le fort, le puissant et le manant, primus et secundus – dès lors qu’il occupe une position tierce, invocable tant par l’un que par l’autre (et cela même si, bien souvent, son contenu est plus favorable à l’un qu’à l’autre), le droit opère aussi bien comme une contrainte qui limite que comme une ressource qui libère ; il est bouclier de défense autant qu’arme de combat. Chacun doit pouvoir s’y référer, aussi bien comme demandeur que comme défendeur, comme accusateur que comme accusé. Comme le note L. Israël, après bien d’autres (dont Jhering qui parlait de « combat pour le droit »), si la connivence du droit avec le pouvoir se vérifie le plus souvent, il est néanmoins possible de jouer parfois le droit contre le pouvoir, et de retourner la justice contre l’État9L. Israel, L’arme du droit, Paris, Les presses de sciences Po, 2009.. C’est ce qu’illustre le combat des juristes engagés dans la construction de « causes » (cause lawyering, cause lawyers). Je le répète : même si la balance du droit penche le plus souvent d’un côté (on devine lequel), sa mobilité même d’instrument de mesure lui assure la capacité d’enregistrer de plus justes pondérations d’intérêts. Tant le gouvernant que le gouverné peuvent le solliciter, et cela autant pour défendre le statu quo (l’ordre social imposé ou le droit subjectif obtenu) que pour opérer un changement (revendiquer un droit nouveau, ou imposer un nouvel agencement social).
Cette première réversibilité dialectique en implique une seconde, tout aussi essentielle : s’il est facteur d’ordre, de paix et de sécurité, le droit est aussi, et tout autant, facteur de contestation, de remise en cause et de conflit. Comme l’observe J. Freund, si le droit est « solution des conflits », il en est aussi, bien souvent, le « motif », de sorte que ce sont des fonctions « polémogènes » aussi bien qu’ « irénologiques » qu’il faut lui reconnaître10J. Freund, « Le droit comme motif et solution des conflits », in ARSP, 1974, p. 47 s.. En actant officialisant tel état des relations sociales, la règle de droit pacifie sans doute un état de choses, imposant comme une trêve dans l’affrontement permanent des rapports de force et d’intérêt ; mais, d’un autre côté, en visibilisant le conflit dont il émane et en dotant les protagonistes d’institutions et de procédures en vue de sa préservation ou de son amélioration, il instaure une sorte de « paix armée ». En régime juridique, la paix qui caractérise une société ne signifie pas absence de conflits, mais plutôt mise en place de mécanismes susceptibles de les régler pacifiquement : une sorte d’état « agonal » caractérisé par l’établissement d’une arène, la société précisément devenue « civile » au sein de laquelle prévalent des règles du jeu présidant à l’affrontement des protagonistes. « Paix armée », l’oxymore traduit bien le paradoxe dialectique du droit : un droit que nul ne peut totalement accaparer, et qui ne se ramène jamais exclusivement à l’ordre et la sécurité.
E. Formalisation, abstraction, généralisation
Revenons aux XII Tables et poursuivons notre exercice phénoménologique. Avant leur édiction, les rapports entre plébéiens et patriciens devaient certainement relever à la fois de la morale et de la politique, des valeurs et des rapports de force. Selon l’éthique, chacun se trouve face à sa conscience et engagé dans un face à face dont l’empathie n’est pas exclue (rapport éventuellement surdéterminé par l’environnement religieux) ; selon la politique, chacun est l’objet de diverses contraintes, objet virtuel d’exploitation, de menaces, d’indifférence, de favoritisme ou de soutien. La caractéristique commune de ces deux registres, c’est l’immédiateté, l’imprévisibilité, l’illimitation : fusion ou exploitation, collaboration ou exclusion, tout est direct et immédiat. Qu’il s’agisse de faveurs, de don, de pardon ou, à l’inverse, de chantage, de menaces, de violence, on ne peut parler ici d’arbitraire, puisque fait défaut la limite à laquelle mesurer l’action. En revanche, avec le passage au droit, tout se formalise : plus d’arrangements, mais des procédures, plus de faveurs, mais des droits, plus de menaces, mais des sanctions. On en appelle à un tiers et à des critères ; en amont, on s’inscrit dans une ligne de précédents, ou dans l’ombre d’un texte ; en aval, on cherche à faire jurisprudence. Les rapports éthiques et politiques primaires subsistent, bien entendu, mais, d’être désormais inscrits aussi sur la scène du « tenu pour juste », ils relèvent maintenant d’une limite ou d’une exigence moins directement disponible, avec laquelle ils devront composer.
Si cette scène du droit et de la justice s’impose comme un niveau de référence non directement disponible, c’est qu’il concerne à la fois une généralité abstraite de sujets, et un ensemble indéterminé de relations sociales relevant des secteurs les plus variés (« sous-ensembles fonctionnels » au sens de Luhmann, « cités » au sens de Boltanski et Thévenot, « champs » au sens de Bourdieu, « sphères de justice » au sens de Walzer). À ce niveau, il ne suffit donc pas d’enregistrer passivement tel ou tel état d’une relation sociale, mais, au fur et à mesure que le niveau juridique s’autonomise, de composer une régulation d’ensemble qui tout à la fois positionne l’ensemble des acteurs sociaux et articule l’ensemble des jeux différents qui se jouent sur le terrain social. Il ne s’agit donc pas seulement pour le droit d’occuper une position d’arbitre à l’égard de tel ou tel jeu déterminé, mais de réaliser un arbitrage inter-jeux de plus en plus complexe au fur et à mesure de l’évolution sociale et de la différenciation des sphères qui s’y opère comme le notait Max Weber. L’enjeu, à vrai dire, est considérable ; ce qui se joue ici est la capacité pour une société de réaliser des arbitrages macro-sociaux susceptibles de produire quelque chose comme l’intérêt général ou le bien commun, transcendant les intérêts particuliers à telle classe de joueurs, et la logique propre à tel ou tel champ. Que ces arbitrages soient rarement impartiaux (et donc pas vraiment tiers par rapport aux rapports de force et d’intérêt) n’est pas une raison, au plan de l’expérience de pensée que je mène ici, de refuser au droit cette potentialité qui relève de sa nature normative elle-même : viser le devoir être – autrement dit ce qui est, dans un certain contexte, jugé souhaitable.
Un autre effet significatif du passage au droit est que la relation humaine sous-jacente se dépersonnalise désormais. Le monde de l’éthique, comme celui de la politique, sont des univers chauds, éminemment personnels : tout s’y joue à l’affectif ou à l’influence, à la sympathie, l’identification, l’antipathie ou la haine. À l’inverse, les mondes du droit et de la justice sont des univers refroidis où les protagonistes s’expriment et agissent sur un mode impersonnel. Le lien de l’esclave et du maître, du fils et du père, du gouvernant et du gouverné n’est plus seulement le lien de tel Jean et de tel Jacques, la relation d’allégeance personnelle du vassal et du suzerain, mais un lien abstrait entre des personnes fongibles, substituables, envisagées sous l’angle de leur statut ou du rôle qu’elles occupent sur la scène juridique. Même si cela semble contre-intuitif en première réflexion, cette impersonnalité caractérise d’abord et surtout la justice elle-même. « Quel est le vis-à-vis de la justice ? », demande P. Ricoeur, « non pas toi, identifiable par ton visage, mais chacun en tant que tiers »11P. Ricoeur, « Qui est sujet de droit ? », in Le juste, op. cit., p. 37-38.. « Chaque un », ce chacun auquel le droit se fait devoir d’attribuer ce qui lui revient (suum cuique tribuere), selon une commune mesure, qui veut ne faire acception de personne12L. Legaz Y Lacambra, « Les fonctions du droit ; introduction générale », in ARSP 1974, Die Funktionen des Rechts, op. cit., p. 6.. Et si la justice s’entend du fait d’appliquer à chacun une juste mesure, on notera que, précisément, c’est l’élément impersonnel de la relation ou de l’acteur qui est susceptible de mesure ou de comparabilité (par opposition aux éléments irréductiblement personnels qui relèvent eux, de l’affection ou du rejet). De plus, on comprend bien que dans cet élément primitif d’impersonnalité est contenu en germe le mouvement de généralisation, voire d’universalisation, qui, au terme de millénaires d’évolution et d’une considérable ampliation de l’univers juridique, conduira à l’idée de droits de l’homme dont tous sont potentiellement titulaires.
Ainsi, cet adolescent ou cette épouse écrasée dans l’étouffante pesanteur des rapports domestiques, ce travailleur immigré exploité par un employeur et des marchands de sommeil sans vergogne, ce responsable politique dont la vie privée est jetée en pâture au public par des medias voyeurs – toutes ces personnes immergées dans leurs « cités » respectives (« cités » au sens que leur donnent Boltanski et Thévenot : mondes spécifiques dotés de leurs propres principes d’action et de jugement : cité domestique, cité marchande et industrielle, cité de la renommée13L. Boltanski et L. Thevenot, De la justification. Les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, 1991.,…) trouveront peut-être, grâce au droit (qui est « niveau » et pas « cité », comme je le dirai plus bas), une porte de sortie, une ligne de fuite, qui, en les faisant accéder à une autre scène, leur assurera une « réhabilitation », une nouvelle capacitation, quelque chose comme une relance de la partie.
Cette opération suppose un arrachement au déterminisme inhérent à chacune des cités, un détachement des rapports personnels très forts qui y prévalent, et un repositionnement, sous une autre forme, sur un terrain différent qui permette la formulation du grief et la revendication d’une autre condition14En ce sens, L. Boltanski et L. Thevenot, De la justification. Les économies de la grandeur, op. cit., p. 374 s.. Tel est précisément l’effet de la technique juridique qui assure doublement ce « grandissement » des personnes et le travestissement nécessaire à leur reconnaissance sous un angle nouveau et plus juste : d’une part, le droit confère à chacun une personnalité juridique, et, d’autre part, il les insère dans des catégories et des collectifs qui transforment les litiges individuels en causes potentiellement générales. La personnalité juridique confère à chacun une identité abstraite qui assure à la personne de ne jamais se réduire à la condition naturelle et aux statuts fixes qui prévalent au sein de chaque cité ; elle est ce « masque » (persona, masque de théâtre en latin), qui, à la fois dissimule, protège, et promeut la personne, dont il est ainsi signifié que, quel que soit son rang au sein la cité où elle se meut, elle n’y est jamais absolument confinée, ni assignée à un statut inaltérable. Par ailleurs, en intégrant ces personnes, par le jeu des qualifications juridiques, dans des catégories générales et des collectifs accrédités (l’association, le syndicat, l’action d’intérêt collectif,…), le droit pose un cadre qui tout à la fois désindividualise le conflit et lui confère une portée générale, en en faisant une « cause ». À ce niveau, la prétention au droit, se moulant dans un « moyen de droit », et empruntant telle ou telle « voie de droit » (action en justice), prend la forme d’un « coup » recevable dans le jeu juridique et susceptible d’infléchir la nature des compromis et arbitrages qui y prévalent. Le tort qui affectait X ou Y dans les profondeurs confinées de la cité A ou B, devient un grief généralisable affectant une personne juridique substituable à d’autres, et sera traité par l’autorité juridique au regard de la situation de n’importe quelle autre personne juridique et en considération des intérêts et valeurs prévalant dans toutes les cités, A ou B, mais aussi C ou D.
F. Dédoublement, dépassement, saut par-dessus ses propres épaules
Cette impersonnalité juridique est poussée si loin qu’elle affecte le sujet de droit lui-même qui, sur la scène juridique, se voit attribuer un statut (droits et devoirs), et donc un rôle, qui se superpose à son identité narrative personnelle (sa personnalité concrète, évolutive, interrogative, altérée par le temps et les autres) et qui, dans son rapport politique à la cité, conduit au dédoublement de l’individu et du citoyen. Loin de représenter une faiblesse embarrassante ou une inutile complexité, ce dédoublement est la condition même de la réussite de la constitution juridique du montage politique.
Rousseau explique bien, à cet égard, que pour s’engager, comme citoyen, dans le contrat social d’association constitutif du rapport politique, l’individu doit contracter avec lui-même15J.-J. Rousseau, Du contrat social. Ou principes du droit politique, Paris, Bordas, 1972, p. 77.. Cette apparente incongruité s’explique évidemment du fait que c’est à deux titres différents que le sujet figure au contrat : comme individu ordinaire, engagé dans ses rapports socio-économiques, politiques et affectifs préjuridiques, et comme citoyen en puissance qui, en quelque sorte, s’élève à la puissance de l’institution, se hisse à la hauteur du souverain auquel il participe. Ce saut par-dessus ses propres épaules est le signe même de l’opération d’« auto-transcendance », de passage à la puissance supérieure, d’anticipation d’une institution qui aura toujours été – toutes choses nécessaires à l’établissement d’une fondation juridique du politique16Dans un sens comparable, cf. L. Boltanski, L’amour et la justice comme compétences, Paris, Éditions Metailié, 1990, p. 74..
Ce saut qualitatif (distance à soi, dédoublement, auto-dépassement) est producteur d’une « propriété émergente », d’une logique du « supplément » qui explique aussi pourquoi Rousseau peut écrire que la volonté générale est plus et autre chose que la volonté de tous. Ce « supplément » est à comprendre comme la projection des acteurs vers l’état qu’annonce la « promesse », une promesse que les acteurs se font à eux-mêmes dans la Constitution, et dont le juge constitutionnel est aujourd’hui le gardien, parfois à l’encontre de la « volonté de tous » lorsqu’il censure une loi qui s’écarte de ces engagements.
Entre simples contractants particuliers la même opération s’observe également, dès lors que les « promettants » se réfèrent, au-delà de leur engagement concret et de la plus ou moins grande confiance qu’ils peuvent se faire, à l’institution « promesse » elle-même qui précède, encadre et fonde leur engagement personnel17Fr. Jacques, « La promesse et le pardon », in Ethica e pragmatica. Archivio di filosofia, 1987, 1-3, p. 328 ; P. Ricoeur, « Les implications de la théorie des actes de langage pour la théorie générale de l’éthique », in P. Amselek (dir.), Théorie des actes de langage, éthique et droit, Paris, PUF, 1986, p. 103-104. Reconnaissons cependant que l’effet « juridique » ici identifié est lui-même redevable de certaines propriétés du langage lui-même qui pourra alors être tenu pour l’institution des institutions. On mesure, une fois encore, la difficulté de l’exercice auquel on se livre : est-ce le droit qui est tributaire d’une certaine normativité inhérente à certains actes de langage, ou ces derniers sont-ils, à l’inverse, fondés sur la normativité de certains principes, tel celui selon lequel il faut tenir ses promesses ?. Une institution dont personne n’est l’auteur et qui, à ce titre, échappe aux manipulations, même si l’usage qu’en font les contractants peut, dans certains cas, relever du marché de dupes. On commence ainsi à saisir en quoi pourrait consister la spécificité de la plus-value que le juridique apporte à la relation sociale (économique, morale, politique) primaire – un infime distanciement qui rend possible la référence à une mesure à la fois commune et indisponible. Une référence fondatrice au double sens où elle rend possible le jeu social (ici celui de la promesse), elle l’institue, le constitue (au sens aussi des règles constitutives, tant du langage que du droit), et en même temps en marque les limites et en fixe les interdits.
Tels sont les premiers résultats de l’expérience de pensée qui consiste à identifier la nature de la transformation du rapport social lorsqu’il devient juridique. L’expérience inverse n’en est pas moins significative : qu’est ce qui change lorsqu’on décide de déformaliser la relation, et de se passer du droit pour en revenir à la spontanéité du lien initial ? On devine aisément les avantages et les désavantages de ce choix. D’un côté, on retrouve une liberté de manœuvre qui permet d’amorcer plus facilement des contacts ou des flux d’affaires, ou, à l’inverse, de se désengager sans conséquences négatives ; on se félicite de pouvoir se faire confiance, et parfois même on s’enorgueillit de « régler ses affaires entre soi » sans déchoir en faisant appel aux autorités officielles ; parfois encore, on se flatte, comme dans la médiation familiale, d’éviter le formalisme et la surenchère juridiques. D’un autre côté, renoncer au droit (ou être contraint d’y renoncer), c’est évidemment se priver des garanties juridiques, procédurales ou substantielles, et s’exposer à la loi du plus fort.
On retrouve chaque fois l’idée que le lien social n’est jamais naturellement ou originairement juridique ; il le devient, éventuellement, dans un second temps lorsque se développe un besoin de sécurité, de publicité, ou de durabilité. Tout ceci révèle aussi que si « plus-value » il y a, dans ce passage au droit, ce n’est pas en termes d’efficacité, de rapidité, d’intensité de la régulation qu’elle se mesure ; sur ce terrain, d’autres formes de régulation, notamment les contraintes politiques et morales sous-jacentes, sont certainement plus opératoires.
Ces premières analyses, je le concède, ne répondent pas encore directement à la question de savoir à quoi sert le droit, mais elles livrent déjà de précieux éléments en vue de suggérer la réponse : l’idée du droit comme redoublement réflexif de la relation sociale primaire, que j’approfondis maintenant sur la plan de la théorie du droit, et l’idée que ce redoublement s’opère sous l’égide du tiers, que j’aborde ensuite sous l’angle de la philosophie du droit.
II. Du « un » au « deux », le droit comme redoublement
Le philosophe C. Castoriadis dit du droit qu’il est une « institution du second degré »18C. Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1975, p. 174. ; tout se passe, comme si, venant toujours dans un second temps, et se situant sur une scène « méta », il assurait une réflexivité à la relation sociale primaire sans en changer véritablement la substance. Est-ce à dire que ce redoublement est un simple décalque, une répétition inutile ? Non pas : ce redoublement est un dépassement qui, s’il ne modifie pas la substance du rapport social, en transforme profondément la portée. On pourrait s’avancer dans l’intelligence de cette idée en évoquant la métaphore du « pilotage » qu’exerce le droit – en se rappelant que tout le vocabulaire de la « gouvernance » dérive du latin gubernaculum, gouvernail. Quelle est exactement la fonction d’un pilote (je pense par exemple aux pilotes stationnés en Manche en vue de sécuriser l’accès des navires de commerce aux ports d’Anvers et de Rotterdam) ? L’État impose leur montée à bord en vue de vue de conseiller le capitaine sur la route à suivre dans des eaux aussi dangereuses que fréquentées ; fonctionnaire étatique, le pilote ne se substitue pas au capitaine, « seul maître à bord » ; et pourtant, sa présence est obligatoire : guide officiel, il dicte la conduite à adopter dans les passes délicates. Le pilote est « prêté » par l’État ; quelques heures durant, il fait, et ne fait pourtant pas, partie de l’équipage ; opérant comme un « supplément » il s’ajoute à l’équipage et supplée son manque possible d’expérience. Dans son rôle de « pilotage » social, le droit « supplémente », redouble et dépasse – les institutions sociales préexistantes.
« Supplément » du réel, le droit le redouble sans en être pourtant le simple doublon, la reduplication passive sur un mode technique. Sa secondarité est active et créatrice, pas seulement réceptive ; sa réflexivité opère au plan symbolique et pas seulement fonctionnel. Le droit officialise l’accord intervenu et la coutume jugée obligatoire ; il indique ainsi les règles en vigueur dans une société donnée, et, dans un stade second, il met en place des mécanismes permettant explicitement leur transformation. Il organise également des procédures officielles de règlement des litiges, et institue des autorités répressives en vue de faire appliquer ces décisions. On aura reconnu, dans ces différentes fonctionnalités, l’action de ce que Hart appelle, de façon significative, les « normes secondaires » (infra). Cette secondarité n’est pas que fonctionnelle et instrumentale cependant : au fur et à mesure que les sociétés se complexifient et que l’ordre juridique s’autonomise, l’univers symbolique propre au droit (la référence au tiers, qui se traduit, notamment, par la publicité, le contradictoire, l’abstraction et la généralité) a pour effet de marquer la relation sociale primaire de sa « tercéité » (infra, III).
D’où d’abord cet effet, souvent mal compris par la critique sociale et le justiciable ordinaire : le traitement juridique et judiciaire du réel entraîne un écart (linguistique notamment) par rapport à cette réalité quotidienne, générateur d’un effet d’aliénation (être rendu étranger) et d’un sentiment de dépossession19Cf. G. Simenon, Lettre à mon juge, Paris, Presses de la Cité, 1947.. En s’emparant d’un conflit social, en le nommant à sa façon, le canalisant dans le jeu complexe de ses procédures, le droit le transforme (le « dénature » aux yeux de ses protagonistes primaires, devenus désormais demandeur, défendeur, prévenu, accusé, partie civile,…). Et pourtant, s’il parvient à le résoudre, ce ne sera qu’au prix de cette manipulation réalisée à l’aide de ses fictions propres et de ce traitement formalisé à l’extrême. Ainsi, cet écart, s’il est signe d’aliénation, est aussi bien indice de la créativité propre au traitement juridique du réel ; c’est dire que ce n’est que sous la condition de cette autonomisation des constructions juridiques au regard des données sociales de départ, que le droit peut déployer son efficace propre. Par ses opérations internes, le droit recrée le monde extérieur et lui revient sous la forme de ses propres fictions dont il attend un effet dans le réel. Le romaniste Yan Thomas souligne avec force, dans son ouvrage consacré aux opérations du droit, que le droit romain, tissé de fictions, s’est tout entier construit sur cet écart délibéré à l’égard du réel : « une radicale déliaison de l’institutionnalité d’avec le monde des choses de la nature », « aux antipodes de toute vérité tangible »20Y. Thomas, Les opérations du droit, Paris, EHESS-Gallimard-Seuil, 2011, p. 136-137.. En assumant explicitement ses fictions comme des contre-vérités, le droit naissant soulignait ainsi l’écart à l’égard du fait comme constitutif du juridique et condition de son efficacité sur le réel. Dans ces conditions, comme le souligne bien G. Teubner, c’est se tromper de cible que de reprocher au droit de manquer de sens du réel ; comme l’art et ses constructions imaginaires, il revient précisément aux fictions juridiques de se distancier des contraintes du réel, pour libérer des mondes possibles – ceux là même qui, parce qu’ils « sortent du cadre », peuvent résoudre le contentieux qui s’enlisait21G. Teubner, « Les multiples aliénations du droit : sur la plus-value sociale du douzième chameau », in Droit et Société, n° 47, 2001, p. 81.. Telle est l’efficace de la quaestio iuris, distincte, quoique solidaire, de la quaestio facti.
A. Double institutionnalisation
La théorie du droit propose différents instruments et théories pour penser le redoublement juridique du social. La théorie dite de la « double institutionnalisation » décrit le passage du social, institution primaire, au juridique, institution seconde ; la théorie de l’« articulation des normes primaires et secondaires », déjà évoquée, prolonge cette analyse sur le plan de la normativité. Quant à moi, je propose, cette fois sur le plan des fonctionnalités, de distinguer les « fonctions primaires » et les « fonctions secondaires » que remplit le droit, selon qu’il opère en priorité sur le social, ou seulement indirectement en régulant en priorité son propre fonctionnement22F. Ost, A quoi sert le droit ?, op. cit., p. 191 s..
Il revient à l’anthropologue P. Bohannan d’avoir forgé et diffusé le vocable de « double institutionnalisation » pour penser le passage au droit et sa spécificité au regard des institutions sociales primaires 23P. Bohannan, « The Differing Realms of the Law », in American Anthropologist, vol. 67, décembre 1965, p. 33-42.. Dans le cadre de sociétés sans État, baignées dans une seule culture, ce sont, explique-t-il, les coutumes partagées (traditions, modes, usages) qui assurent « que les institutions sociales accomplissent leurs tâches et que la société survive ». Inhérentes aux institutions elles-mêmes, et reposant sur la réciprocité (j’anticipe que l’autre se conduira comme il me demande de me conduire), ces coutumes n’ont pas besoin de formulation explicite. Par ailleurs, les contentieux ne font pas l’objet de « décisions » ; ils se règlent par des « compromis », à la formulation plutôt vague, et qui ne sont pas « exécutés », mais « acceptés » parce que les protagonistes partagent une même culture24Ibidem, p. 35..
Lorsque s’opère le passage au droit, les coutumes font l’objet d’une reformulation explicite et plus précise, à l’initiative d’agents spécialisés, et dans un contexte bien identifiable en raison de la procédure désormais suivie. Quant aux contentieux, ils sont tranchés par des autorités, spécialisées elles aussi.
Les institutions juridiques qui sont ainsi mises en place présentent deux particularités25Ibidem, p. 36.. D’une part, elles disposent de mécanismes spécifiques leur permettant d’intervenir dans le fonctionnement des institutions primaires, en vue d’en dégager le cas qui pose problème. Après traitement spécifique au plan juridique, interviennent ensuite d’autres mécanismes en vue de réengager la solution intervenue dans le monde primaire des institutions de base.
D’autre part, précise Bohannan, les règles propres aux institutions juridiques sont désormais de deux sortes : les règles « adjectives », ou de procédure, qui concernent le fonctionnement de ces institutions elles-mêmes, et les règles « substantives », ou de fond, qui sont des réécritures ou des transformations des coutumes prévalant au niveau primaire.
Le modèle de passage au droit n’a pas attendu Bohannan pour être pensé sous la forme d’un redoublement. En témoigne notamment le récit qui, du XIIe siècle à nos jours, constitue le fondement de la philosophie politique moderne : la fable du passage de l’état de nature à l’état civil. De Hobbes à Kant, de Locke à Rousseau, se transmet la même histoire : à l’origine, l’humanité vivait dans un état de nature, qui n’était pas sans règles, mais au sein duquel les règles étaient incertaines et impuissantes en cas de transgression ; de sorte que les hommes se persuadèrent peu à peu de l’intérêt de se doter d’institutions spécifiques en vue d’adopter officiellement des règles, les modifier quand de besoin, et surtout les faire appliquer, par la contrainte si nécessaire. Un état civil vient ainsi redoubler, préciser et garantir les règles coutumières prévalant dans l’état de nature26Cf. notamment, J. Locke, Deuxième traité du gouvernement civil, trad. par B. Gilson, Paris, Vrin, 1977, p. 146 s. Dans ce passage, Locke vise très explicitement les trois types de fonction que les règles secondaires de Hart, de trois types également, sont appelées à remplir. – c’est, on le voit, une logique fonctionnelle (répondre à des besoins structurels apparus au stade antérieur) qui, dans cette fable, explique le développement du droit moderne.
Ce récit canonique se précise sous la plume des pères fondateurs de la sociologie. E. Durkheim notamment, qui met en lumière un processus historique généralisé de différenciation sociale : alors que les sociétés primitives baignaient dans une vision holiste du mode, dépourvue des distinctions entre ce que nous appelons droit, religion, mœurs et morale, l’évolution conduisit à une lente désintrication de ces sphères, avec, à terme, la laïcisation du droit. Au cours de cette évolution, la discipline sociale, à l’origine assumée sous la forme d’un sentiment intérieur d’obligation, ne cessera de s’extérioriser, prenant la voie d’une codification officielle des règles et d’un système de contrainte extérieur et impersonnel27Pour une reformulation de cette thèse en rapport avec le phénomène de complexification des sociétés, cf. A. Kojeve, Esquisse d’une phénoménologie du droit, Paris, Gallimard, 1981, p. 124 s.. La solidarité (mécanique) par similitude, dans le cadre de petites sociétés cimentées par une conscience collective forte, fait place, dans les meilleurs des cas, à une solidarité (organique) par différenciation et complémentarité, la fragilisation de la consciente collective étant suppléée par la discipline juridique et l’éducation à la civilité. Pour finir, revient au droit (« cristallisation de la conscience collective »)28E. Durkheim, De la division du travail social, (1893), Paris, PUF, 1973, p. 28. la fonction générale de normalisation des rapports sociaux.
Dans la même ligne, F. Tönnies et M. Weber introduisent la célèbre distinction entre communauté (Gemeinschaft) et société (Gesellschaft) : alors que, au sein des premières, la conscience du moi s’efface devant le « nous », les solidarités sont très actives et les fonctions peu différenciées, au sein des secondes, la division du travail et la spécialisation des compétences s’établissent peu à peu, de sorte qu’une organisation sociale plus rationnelle s’impose, sous la forme d’une discipline juridique principalement (il s’agit notamment de garantir le respect des engagements et de faire respecter ce qui deviendra la propriété).
Ces différentes analyses convergent : à l’origine, les règles de comportement, de nature traditionnelle et coutumière, restent largement informulées, et l’on s’en remet aux réactions spontanées et diffuses du groupe pour en assurer le respect. Puis, sous l’effet de facteurs très variés (croissance démographique comme le pensait Durkheim, différenciation accrue des tâches, conquête étrangère accompagnée d’enrôlements fiscaux et de conscriptions militaires,…), des institutions spécifiques ont été investies, dans un premier temps, de la tâche de résoudre les conflits, et, dans un deuxième temps, de la compétence de modifier les règles en vigueur de façon immédiate et délibérée.
La double institutionnalisation était alors en marche. Sans doute, une bonne part des règles ainsi consacrées se bornaient-elles à reformuler les coutumes en usage ; il n’empêche que l’action des institutions judiciaires, « parlementaires », et exécutives mises en place devenait de plus en plus visible et que se multipliaient les règles « secondaires » qui les investissaient de ces missions. L’autonomie de ce monde normatif second n’allait cesser de s’accroître, au point d’occulter progressivement le terreau sur lequel il s’édifiait.
Sous des formes diverses, la thèse de la double institutionnalisation bénéficie d’un large consensus dans les sciences juridiques contemporaines. Ch. Atias note, par exemple : « la règle de droit se surajoute à une réalité qu’elle ne modifie pas fondamentalement, mais sur laquelle elle agit »29Chr. Atias, Philosophie du droit, Paris, PUF, 1999, p. 298. – sous réserve de la question du degré de modification imprimé à la réalité, on peut acquiescer à cette opinion. J. Chevallier ne dit pas autre chose : « la règle de droit est seconde par rapport à d’autres catégories de normes, la normativité venant se greffer sur une normalité déjà-là, socialement reconnue »30J. Chevallier, « L’internormativité », in I. Hachez, F. Ost et alii (dir.), Les sources du droit revisitées. Vol.4. Théorie des sources du droit, Bruxelles, Presses de l’Université Saint-Louis, 2013, p. 697.Cf. aussi D. Loschak, « Droit, normalité et normalisation », in CURAPP, Le droit en procès, Paris, PUF, 1983, p. 69.. Et l’auteur de noter un large mouvement de juridicisation des conduites : « le droit a grignoté progressivement la sphère extra-juridique en étendant la surface qu’il occupe au sein de l’ordre social : désormais formulées en termes juridiques, de nombreuses normes ont été attirées dans son orbite »31Ibidem. L’auteur se garde cependant de verser dans le panjuridisme et note également des phénomènes de retrait du juridique.. Entre les deux niveaux de normativité, les rapports, du reste, ne sont pas que d’emprunt pur et simple ; les analyses relatives à l’internormativité ont montré qu’entre ces systèmes de normes s’établissaient toutes sortes d’interaction, d’interpénétrations et d’imbrications – phénomènes facilités par la nature malléable des normes juridiques, contenants au contenu largement indéterminé.
Les philosophes et sociologues du droit souscrivent également, sous des modalités qui leur sont propres, à l’idéal-type de la « double institutionnalisation ». Ainsi, Habermas, reprenant à son compte des analyses de T. Parsons, qui parle du droit comme « institution de second degré » intervenant en cas de perturbation survenue « au niveau des comportements institutionnalisés au premier degré ». Visant les transformations qu’a connues le droit depuis ses formes élémentaires (coutume, vendetta, arbitrage,…), Habermas écrit : « le droit est un ordre légitime devenu réflexif par rapport au processus de son institutionnalisation ». Et, observant l’évolution du droit « sous l’aspect de sa propre fonction » (souligné par moi), le philosophe note l’apparition de « normes juridiques secondaires permettant d’établir et de modifier les normes de comportement primaires » (l’allusion à Hart, bien que non cité, est transparente, d’autant que la suite de la phrase vise encore « l’organisation de l’exercice de la justice » et « la mise à exécution du droit »)32J. Habermas, Droit et démocratie. Entre faits et normes, trad. par R. Rochlitz et Chr. Bouchindhomme, Paris, Gallimard, 1992, p. 88-89.. Avançant d’un pas supplémentaire, Habermas note encore que, lors de cette phase secondaire et réflexive, le droit entre dans un rapport dialectique de co-développement avec l’État : « un droit sanctionné par l’État et un pouvoir politique exercé (j’ajoute : et légitimé) sous forme juridique s’appellent ainsi l’un l’autre »33Ibidem, p. 89..
De son côté, Br. Latour insiste aussi sur le fait que « le droit ne cherche pas à faire basculer le territoire dans la carte » – l’acte notarié n’est pas la demeure où l’on habite, et pourtant ce parchemin garantit le propriétaire plus efficacement qu’une alarme ou un triple verrou34Br. Latour, La fabrique du droit, Paris, Éditions La Découverte, 2002, p. 284.. Une fois encore, le chemin est étroit, et la « double institutionnalisation » difficile à penser, soit qu’on fasse du droit, simple vêtement à peu près transparent du corps social, un presque rien, une technique servile et docile, soit, au contraire, que, s’avisant de son autonomie, on le présente comme substitut de tout le reste. Or, d’évidence, il n’est ni ce tout, ni ce rien.
Le droit n’est pas tout, puisque, pour fonctionner, il présuppose que tout soit déjà en place (son institution est seconde). Qu’il s’agisse de règle, d’organisation, de sanction, il n’a le monopole, ni même l’initiative de rien de tout cela.
« Il faut qu’il y ait un monde déjà fortement structuré, richement meublé, peuplé d’acteurs en pleine possession de leurs moyens, soumis à des habitudes réglées, pour qu’une requête puisse être compilée […]. S’il manque le foisonnement des règles ordinaires, le droit ne peut progresser d’un centimètre. Il ne chemine tortueusement que lorsque tout le reste est en place »35Ibidem, p. 289..
Et encore :
« chaque institution, chaque firme, chaque famille, chaque individu même, produit un nombre indéfini de scripts qui servent de modèles de comportement […]. S’il est vrai que le droit ne crée pas les instances qui prétendent à la souveraineté et en jouissent effectivement, alors il faut reconnaître que “l’autorité doit déjà être en place pour que commence le travail propre du droit” »36Ibidem, p. 290..
En un mot comme en cent : le droit ne se substitue à rien, ni à la politique, ni à la religion, ni à la thérapie37Ibidem, p. 291..
Mais nous voilà à nouveau au rouet, car s’il n’est rien de tout cela, faudra-t-il conclure qu’il ne présente aucune consistance et ne joue que le rôle d’une simple transcription ? Ce n’est pas la conclusion de Latour qui reconnaît au droit une ontologie propre ainsi qu’un rôle aussi indispensable qu’absolument spécifique. Une fonction que je retrouverai plus bas, avec le passage du plan duel au plan ternaire. Il y va d’un rôle de tissage social aussi fragile que nécessaire, car, si « le réseau dessiné par le droit c’est 99 % de trous »38Ibidem, p. 289., il n’en est pas moins vrai qu’« il tient tout à sa façon »39Ibidem, p. 283 : « Sans le reste qui le tient, le droit ne serait rien. Reste qu’il tient tout, à sa façon »..
Ainsi donc, la pensée du droit comme redoublement et double institutionnalisation fait office de lieu commun en théorie du droit. Je note cependant qu’à l’heure du droit en réseau et de la mondialisation, cette théorie, si elle s’avère robuste et opératoire, reste, en dépit des différents éclairages auxquels nous l’avons soumise, peu nuancée, et à certains égards réductrice et même trompeuse. C’est sur plusieurs points importants qu’elle demande précisions et rectifications si nous voulons l’utiliser encore pour penser le droit d’aujourd’hui, un droit pluriel, déterritorialisé et largement détaché de sa base étatique. Ramenée à sa présentation standard, – la vulgate qu’on risque d’en retenir – la théorie suggère que le droit se construit en reprenant à son compte un certain nombre de normes institutionnalisées dans les registres sociaux primaires (politique, économique, social,…). Le mouvement serait à la fois unidirectionnel et irréversible, naturel et consensuel, acquis et stabilisé, conscient et réflexif, propre au droit étatique, concentré dans la sphère législative, réceptif et passif.
Je discute dans l’ouvrage chacune de ces assertions qui portent la marque du modèle « pyramidal » classique, étatiste, hiérarchique et légaliste40F. Ost, A quoi sert le droit ?, op. cit., p. 58 s.. Au terme de cet exercice, le mouvement général de la démonstration n’est pas remis en cause, mais il est désormais conçu comme réversible (il s’accompagne de régressions et de cas de retraite volontaire du juridique), souvent conflictuel et indirect (la « lutte pour le droit » n’est pas un long fleuve tranquille, d’autant qu’il doit institutionnaliser des sphères différentes soumises à des logiques parfois opposées), pas nécessairement délibéré (beaucoup de règles, effectivement pratiquées, demeurent, comme en matière de pratique langagière, informulées et inconscientes), limité ni au droit étatique (bien des sous-systèmes fonctionnels s’auto-organisent, y compris sur le plan juridictionnel, se dotant même, comme le montre Teubner, de normes constitutionnelles41G. Teubner, Fragments constitutionnels. Le constitutionnalisme sociétal à l’ère de la globalisation, trad. par I. Aubert, Paris, Classiques Garnier, 2016.), ni à l’initiative du législateur, ni aux seules normativités classiques (économie et éthique sans doute, mais aussi médias, santé, finance, technologies),…, créatif enfin, et pas seulement décalque passif.
B. Normes primaires et normes secondaires
La théorie de l’articulation des normes primaires et secondaires prolonge, sur un plan plus technique, ces premières analyses. Nul n’ignore que la distinction des règles primaires et secondaires, ainsi que leur articulation sous la forme d’une théorie complète, a été proposée par H. Hart dans son Concept of Law42H. Hart, Le concept de droit, trad. par M. van de Kerchove, Bruxelles, Presses de l’Université Saint-Louis, 1976, p. 103-125.. Précisée par N. Bobbio notamment43N. Bobbio, « Nouvelles réflexions sur les normes primaires et secondaires », in La règle de droit, Études publiées par Ch. Perelman, Bruxelles, Bruylant, 1971, p. 116 s., cette théorie bénéficie également d’un très large consensus en théorie du droit, et s’avère extrêmement opérationnelle. Elle s’inscrit de surcroît au cœur de notre problématique dès lors qu’elle répond prioritairement à des questions fonctionnelles, le propre des règles secondaires étant, pour Hart, de pallier les défauts apparus au plan des règles primaires. Inscrite dans le prolongement naturel de la théorie de la « double institutionnalisation », la distinction des règles primaires et secondaires a pour objectif de préciser le plus nettement possible l’avantage fonctionnel d’une institutionnalisation redoublée.
Il appartient désormais, en effet, aux règles secondaires, d’identifier les normes primaires en vigueur, de les abroger, édicter, modifier, d’établir définitivement le fait de leur violation et d’assurer, le cas échéant, leur sanction.
Aux trois défauts relevés au plan d’une société préjuridique (incertitude quant aux règles primaires en vigueur, absence de procédure de règlement des conflits, défaut d’autorités susceptibles de faire appliquer les décisions), correspondent donc, logiquement, trois types de règles secondaires. Les règles de reconnaissance sont chargées d’identifier les critères d’appartenance à ce qui devient un « système juridique », et fournissent du même coup un indice certain de validité aux règles qu’elles visent. Les règles de changement établissent des mécanismes d’adoption, d’abrogation ou de modification des règles en vigueur. Et enfin les règles de décision habilitent certaines autorités à résoudre d’autorité la question de savoir si une règle primaire a été transgressée ; règles complétées elles-mêmes, dans un deuxième temps, par une seconde série de règles de décision, relatives cette fois à l’application des sanctions, qui deviennent ainsi l’objet d’un système public et centralisé, monopolisé par les juges (« monopole de la violence légitime », dira M. Weber)44Sur tout ceci, ibidem, p. 120-123..
Ici encore, comme c’était le cas pour la « double institutionnalisation », la théorie des normes secondaires demande à être recalibrée dans le cadre du droit contemporain. L’exercice fait apparaître une extension du champ des normes secondaires bien au-delà de ce qu’Hart en disait ; il révèle aussi combien elles ont cessé d’être le monopole des autorités étatiques. Elles ont notamment pour objet d’habiliter les individus et les personnes morales à créer des effets de droit, à fonder et organiser des collectifs, à ester en justice ; elles mettent en place des procédures complexes et tous les régimes de preuve ; elles encadrent l’action administrative dans ses divers aspects ; elles proposent des directives d’interprétation, des critères de validité dans le temps et l’espace, des exigences de qualité exigées des lois (efficience, proportionnalité, subsidiarité,…) : soit les 1001 modalités d’organiser du droit contemporain en réseau.
C. Fonctions primaires et fonctions secondaires
Toujours dans le même souci de rendre compte de la secondarité du droit, mais cette fois en vue de répondre à la question des rôles exercés par le droit, je propose, dans l’ouvrage, de regrouper les diverses fonctions du droit en deux catégories, primaires et secondaires, les premières concernant, pour faire bref, le rapport que le droit entretient directement avec la matière sociale, les secondes portant sur les rapports que le droit entretient avec lui-même (et seulement indirectement avec le social)45F. Ost, A quoi sert le droit ?, op. cit., 224 s..
Les fonctions primaires consistent en un prélèvement, un reformatage et une consécration juridiques d’une normativité sociale elle-même primaire (cf. supra). Sous cet aspect, le droit exerce un rôle général de pilotage qui porte tantôt sur des normes, tantôt sur des valeurs. Dans le premier cas, je parle de pilotage par encodage : il s’agit de donner forme juridique (une forme qui s’autonomisera rapidement, on l’a vu) à différents types de normes sociales (morales, économiques, techniques,…). Dans le second cas, je parle de pilotage par ancrage, dès lors qu’il s’agit de consacrer (parfois de sacraliser) un certain nombre de valeurs fondatrices de la société (d’où la référence à un ancrage stabilisateur). Envisagées non plus sur leur versant interne et juridique, mais externe et social, ces fonctions ont pour effet de guider les acteurs dans le premier cas, de les légitimer dans le second (dans la mesure, bien entendu, où leur comportement se conforme à ces valeurs).
Les fonctions secondaires regroupent, quant à elles, quatre sous-catégories : une fonction de cadrage (travail de définition, de qualification, d’institution conceptuelle), une fonction de repérage (travail d’identification des sources en vigueur et d’habilitation des acteurs créateurs de droit), une fonction d’archivage (travail de mise en mémoire et d’attestation des faits et des actes juridiques), et finalement une fonction d’arbitrage (travail de jugement et de mise en œuvre des sanctions).
Finalement, montant encore d’un cran en généralité, je montre que le droit, dans la mise en œuvre de ces différentes fonctionnalités, remplit deux macro-fonctions : (re)nouer des liens et fixer des limites – tissage et bornage, deux versants d’une fonction primordiale qui relève du mesurage. Tant qu’une relation sociale en reste à un niveau interne d’immanence, marqué par la simplicité et la mêmeté, il n’est pas nécessaire de fixer des limites et de tisser des liens. Ce n’est qu’avec la sortie de cette immanence et la prise en compte d’une socialité plus large que commence à se poser la question des bornes de l’action, des liens avec les autres acteurs et les autres champs, et que se fait valoir alors l’utilité d’une technique générale de mesurage que représente le droit.
Ainsi donc, le droit tisse des liens et fixe des limites ; ce faisant, il est la mesure du social. Et ce, pour le meilleur et pour le pire – c’est que chacune de ces méta-fonctions de mesurage, tissage et bornage, est susceptible de divers usages ; aussi faudra-t-il encore penser, sous l’égide du chiffre trois cette fois, les conditions d’un bon usage du droit (infra, III).
En pilotant l’action collective (pilotage), le droit en donne une première fois la mesure, en sélectionnant les comportements souhaités, fixant les interdits et nouant les liens pertinents ; il le fait une seconde fois, à l’occasion du jugement particulier ou de la mesure administrative individuelle, en mesurant le cas à la règle. Ce mesurage prend, dans le premier cas, au plan général, la forme de l’arpentage (établir des proportions, tracer des rapports), et, dans le second cas, au plan particulier, la forme de l’étalonnage (vérifier une mesure particulière par rapport à un étalon général). Ainsi la rigidité relative de l’arpentage est-elle compensée, au niveau de l’application (qui ne manque pas, bien entendu, de rejaillir sur le premier), par la souplesse relative de l’arbitrage – jamais le cas ne se laisse simplement formater par la règle46Cf. le numéro thématique de la Revue interdisciplinaire d’études juridiques, 2014-73, Penser par cas, et les contributions de J. Van Meerbeeck (« Penser par cas… et par principes », p. 77s.) et F. Ost (« Penser par cas : la littérature comme laboratoire expérimental de la démarche juridique », p. 99s.)., de sorte que l’étalonnage est tout sauf une opération mécanique.
P. Amselek s’est attaché à développer cette thèse du droit-mesure au double sens d’instrument de référence pour guider l’action, de modèle pour l’inspirer, et d’étalon ou moyen de référence pour juger du cas particulier47P. Amselek, Méthode phénoménologique et théorie du droit, Paris, LGDJ, 1964, p. 257 s.. Rappelant les étymologies de nomos, regula, et norma, trois termes se rapportant à la pratique de l’arpentage, Amselek définit la règle de droit comme « outil mental servant à donner la mesure du possible de l’agir humain, la marge de possibilité des agissements humains à l’intérieur desquels ils doivent se tenir »48P. Amselek, Cheminements philosophiques dans le monde du droit et des règles en général, Paris, Armand Colin, 2012, p. 62. – et l’auteur de citer, à l’appui de cette thèse, saint Thomas (« la loi est une certaine règle et mesure des actes ») et Th. Hobbes (« les lois sont les mesures des actions des sujets »)49Pour une analyse du droit comme « mesure » sous l’angle temporel (rythme, harmonie, tempo), cf. F. Ost, Le temps du droit, Paris, Odile Jacob, 1999, p. 333 s..
Cette prise de mesure, entre des intérêts en compétition et des hommes qui « se mesurent », se décline sous la forme de la fixation des limites (bornage) et de l’établissement des liens (tissage).
Comminer des interdits est la plus ancienne des fonctions associées au droit – et ce bien avant que Moïse ne ramène du Sinaï le Tables de la loi. On sait que l’institution de l’humain passe par la reconnaissance des limites qui préservent le sujet de la folie de se croire tout-puissant ou, ce qui revient au même, l’auteur de la loi. Et on a déjà vu comment le droit, par le biais de la double institutionnalisation, et notamment par sa capacité d’ancrage dans ce socle fondateur, s’y entendait à reprendre à son compte ces interdits, quitte à les laïciser ou d’en permettre une interprétation plurielle.
Mais il faut montrer aussi combien ce rôle de limitation se déclinait sur un mode à la fois moins répressif et beaucoup plus large, sous la forme du cadrage que réalisait le droit par le jeu de ses définitions (définir, c’est tracer des limites) et qualifications, chaque fois qu’il imposait ses conventions spécifiques, son mode propre d’institutionnalisation du réel.
Qu’il s’agisse donc d’interdire, ou tout simplement de définir, le droit fixe les bornes au sein desquelles le jeu est appelé à se jouer.
Enfin, il revient encore au droit d’établir toutes sortes de liens entre les entités définies : rapports entre les personnes et les choses, les sujets de droit et leurs actes, les sujets de droit entre eux, les gouvernants et les gouvernés, les collectifs privés ou publics. S. Gutwirth a raison lorsqu’il écrit que « le rôle du droit (role of law, plutôt que rule of law), est d’établir le vinculum iuris, le missing link : faire tenir les choses ensemble, alors même que tout se délite »50S. Gutwirth, « Providing the missing link : law after Latour’s passage », in K. McGee (ed.), Latour and the Passage of Law, 2015, Edinburgh University Press.. Lien fondateur, au commencement ; lien résiduel, connexion ultime, quand le conflit se déchaîne. Ré-enchaîner : chaînage, tissage – mais aussi ravaudage, et réembrayage51B. Latour utilise toutes ces métaphores (La fabrique du droit, Paris, Éditions La Découverte, 2002, p. 276, 298, 294).. « Le droit est une machine à réembrayer », écrit B. Latour52B. Latour, Enquête sur les modes d’existence, Paris, La Découverte, 2012, p. 368., alors que tant de raisons conduisent à désembrayer ou à caler. En termes médicaux, on pourrait parler de pontage (établir des circuits artificiels de dérivation en cas de blocage des circuits naturels) – le droit mobilisera par exemple une caution solidaire en cas de défaut du débiteur principal. L’important, dans tous ces cas, est que la dette circule, que le lien résiste, que de la communication passe encore.
Le lien juridique présente de multiples formes ; il est notamment textuel, méthodologique, procédural. Textuel, il relie tous les textes juridiques, de la Constitution au plus modeste contrat privé, de la Convention des droits de l’homme au plus humble arrêté municipal. Le droit, comme le sang de l’organisme, circule dans tous ces canaux, les irriguant d’une signification qui se revitalise, se diversifie et se renforce à chaque passage. Immense intertextualité qui tout absorbe et tout recycle ; savoir millénaire et cependant le plus actuel – Cicéron, mon confrère.
De ce réseau aux nœuds innombrables, le juriste est l’infatigable tisserand. Sa méthode consiste à nouer sans fin ce qui toujours menace de se délier. Les textes, bien entendu, mais aussi les engagements et leurs signataires, les actes et leurs comparants, les faits et leurs auteurs, les compétences et leurs titulaires. C’est le droit qui habilite X à exercer telle fonction, qui impute à Y la responsabilité de tel comportement, qui identifie le débiteur de telle charge, le bénéficiaire de tel privilège53En ce sens, cf. B. Latour, La fabrique du droit, op. cit., p. 294 s.. Fragiles et pourtant solides comme le fil de l’araignée, les liens juridiques ainsi tissés forment une toile invisible qui assure la continuité de la vie sociale au moment où elle risque de se déliter, ou qui la fonde, à l’origine, lorsqu’il s’agissait de lancer des ponts dans le vide54« Origine » et « vide » relatifs cependant, dès lors que, comme nous le savons, le droit est « second »..
Textuel et méthodologique, le vinculum iuris est encore (surtout ?) procédural.
Il est cette progression tortueuse et pourtant obstinée que suit le procès depuis l’introduction d’instance jusqu’à la décision « coulée en forme de chose jugée », il est ce travail de traduction qui se fraie une voie, depuis les faits bruts jusqu’au dispositif juridique qui tranchera « en droit » – pour autant que le plaideur ait pu trouver la « voie de droit » qui convienne. Comme un explorateur force un passage, le juriste, ayant identifié le grief qui, juridiquement, fait tort (une prétention juridiquement codable), mobilise une action reconnue, invoque un « moyen » recevable, et finit par arracher un dispositif favorable. Avant que son adversaire, qui aura forcé un autre passage, invoqué un autre moyen, mis en œuvre une autre action, soit parvenu, en seconde instance, à convaincre le juge de la thèse opposée. Les moyens diffèrent, les arguments s’opposent, mais la procédure fait le lien, et aussi la commune référence au texte55« Stupéfiant pontage qui greffe tout le droit sur une affaire minuscule », écrit B. Latour (Enquête sur les modes d’existence, op. cit., p. 364).. Qu’importe si la Cour de cassation met à néant la décision d’appel, si Strasbourg opine en sens encore contraire, et si la doctrine s’en mêle à son tour. C’est que le jeu n’ a pas de fin, et déjà l’affaire A sert de précédent, ou de repoussoir, dans le dossier B qui se monte. Comme si chaque instance intéressait virtuellement toutes les causes à venir ; comme si le justiciable qui jouait pourtant son va-tout dans ce procès n’était que le collaborateur involontaire et anonyme de l’infini procès du droit en mouvement.
Les aspects de ce tissage juridique sont innombrables. Au plan de l’identification des joueurs, c’est le droit qui authentifie les lignages (« nous t’avons donné un père et une mère », disaient les Lois à Socrate). Au plan de l’attribution des mises, c’est le droit qui opère les partages (partager c’est diviser, mais, plus fondamentalement, c’est faire prendre part au partage). Au plan des coups autorisés, les actes juridiques configurés par la loi et proposés aux joueurs, c’est le droit encore qui assure le chaînage, en revêtant de la force obligatoire les engagements contractuels (invocables devant un juge, ces contrats seront rendus exécutables). Du lien encore, verbal et textuel sans doute, et pourtant aussi solide, disait Loysel, que ces jougs qui solidarisent les bœufs : « on lie les bœufs par les cornes, et les hommes par les paroles ». Des mots de droit, des mots consacrés, c’est-à-dire performatifs. Au plan des coups interdits, dommages civils et fautes pénales, le droit relie encore en ordonnant l’indemnisation qui égalise, la sanction qui compense – ravaudage approximatif, rapiéçage symbolique, tout plutôt que la discontinuité.
Enfin, au plan le plus fondamental des buts du jeu (pourquoi joue-t-on ?), le droit, par ses facultés d’ancrage, rappelle, lorsque le besoin s’en fait sentir, les valeurs qu’on s’est assignées (A. Garapon parle des juges comme des « gardiens des promesses ») – façon de relier la communauté juridique à son histoire propre. En ce sens, Dworkin décrit les juges, assurant la cohérence narrative de la lignée des précédents, comme des « conteurs moraux de la nation », auteurs d’un « roman à la chaîne ». Mais l’ancrage, c’est aussi une façon de résister aux courants et vents contraires, et, en ce sens, la fonction de liaison rejoint la fonction de bornage qui rappelle les interdits et les limites du jeu. Enfin, de tout cela, le droit assure l’archivage, ce qui est encore une façon de relier – au temps qui passe, cette fois.
D. Usages positifs ou négatifs
À ce stade de l’analyse (le passage du « un » au « deux », la question du tiers étant encore réservée), il n’est question, comme on s’en rend compte, que de fonctionnalités et non de finalités idéales. Il faut donc le répéter encore une fois : chacune des fonctionnalités que j’ai relevées est susceptible d’opérer au service du meilleur comme du pire, selon l’usage qu’en font les acteurs, et les finalités qu’ils assignent au droit.
Ainsi le mesurage, fonction première, peut tantôt s’entendre comme forçage, lorsqu’il est mis en œuvre par un pouvoir partial (roi faux monnayeur, partenaire léonin, juge vénal, administration corrompue), tantôt comme patient équilibrage (lorsque le droit poursuit une finalité de prise en compte de l’ensemble des intérêts pertinents). Aussi bien le pilotage juridique peut, selon les circonstances et les régimes, se comprendre comme troisième voie, juste milieu entre intérêts rivaux et forces en conflit, ou, au contraire, comme alignement pur et simple sur l’un de ceux-ci – la révélation religieuse dans les régimes théocratiques, les forces du marché dans un monde ultra-libéral. Le bornage peut se traduire, dans un contexte autoritaire et sécuritaire, par une avalanche d’interdits et l’érection de frontières qui sont des murs plutôt que des lieux de passage. Au contraire, en régime hyper-individualiste, la fonction de limitation s’effondre, la norme s’estompe, et toutes les bornes s’évanouissent – l’individu manque alors de « repères », comme on dit, et la violence menace. De même le chaînage peut se muer en enchaînement, ou, à l’inverse, si le lien s’avère trop lâche, en délitement et désaffiliation. La fonction d’arbitrage n’est pas non plus à l’abri de ces dérives – la littérature est pleine de témoignages de juges qui faussent les balances de la justice par excès de rigueur, ou, à l’inverse, par défaut de loyauté.
Rien ne garantit donc, à ce stade, que le passage au plan duel du juridique s’opère dans un souci de justice et une garantie de liberté. Seul le passage à la puissance « trois », l’inscription sur la scène tierce, sera de nature à assurer ces propriétés émergentes.
III. Du « un » au « deux » . Un redoublement qui s’opère sous l’égide du tiers
À quoi sert le droit ?… à compter jusqu’à trois. Cette réponse, sous ses allures de calembour, traduit un défi considérable. Sortir de l’unicité et de la mêmeté, et s’inscrire en régime duel représente déjà un enjeu de taille ; quant à s’élever à la puissance trois, penser en trois dimensions, imaginer les parcours d’une troisième voie, c’est d’un improbable saut par-dessus ses propres épaules qu’il est question. Une révolution s’est opérée sur la généralisation du calcul binaire, celle de l’intelligence artificielle qui parvient à dire le monde en combinant le 1 et le 0. Une autre révolution, bien plus complexe, suppose la capacité de penser le monde social en articulant les rapports du 1 du 2 et du 3.
A. Un détour anthropologique
Cette thèse suppose un détour anthropologique, que je propose dans l’ouvrage (Interlude. Quel homme pour quel droit ?)56P. 247 s. ; le détour anthropologique s’inspire de l« herméneutique du soi » de P. Ricoeur, et se base sur la « constitution symbolique de l’intersubjectivité » (la construction sociale de la relation) sous la forme de la « grammaire des pronoms personnels »57P. Ricoeur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990.. Dans une démonstration lumineuse, Ricoeur explique que l’homme ne prend place dans la société, comme un sujet de droit libre et responsable, capable d’interaction et de prise de parole, et donc aussi capable d’initiative et susceptible de responsabilité qu’à la condition d’accéder, au-delà de la relation de face à face au « tu », à l’instance tierce du « chacun » et du « il » collectif. Je résume ici cette analyse, dont de nombreux traits recoupent les intuitions dégagées dans la première partie de cette contribution.
Le « je » en est le point de départ : un être voudrait bien s’affirmer, se désigner comme un être unique, doué d’une identité stable ; apparaître comme l’auteur, libre, de ses actes, le sujet de son histoire et de ses avatars, le responsable, digne ou indigne, de ses choix. Une prétention se fait valoir, une aspiration à être, une virtualité d’existence qui, à ce stade, encore solipsiste, ne sont assurées d’aucune réussite. Entre cette prétention et sa reconnaissance se devine l’écart de la faillibilité – le sujet en puissance est risqué au regard d’autrui. Comme l’explique Ricoeur, pour se traduire en pouvoirs réels, ces « capacités » du sujet demandent la médiation de l’altérité58P. Ricoeur, « Qui est le sujet de droit ? », in Le juste, Paris, Esprit, 1995, p. 33..
C’est le moment du « tu » – l’autre qui, dans le corps à corps ou le face à face, s’interpose entre le monde et le moi. On comprend alors que la prise de parole s’intègre dans une interlocution, et que l’agir prend place dans une structure d’interaction. Mais cette figure duelle de l’altérité pourrait encore se ramener à la fusion – séductrice ou violente, peu importe – quasi narcissique ; il pourrait bien, ce « nous », n’être qu’un « je » à deux, tant que ne sont pas dégagées les voies de passage de l’altérité à la pluralité. Ce point est, à vrai dire, tout à fait essentiel. Il s’agit, par l’autre, d’accéder à n’importe quel autre. Ou encore de distinguer l’autre comme toi (altérité) et l’autre comme tiers (pluralité). Ce dédoublement du toi, qui ouvre la voie à la troisième personne, le « il », donne une profondeur à la relation duelle : à l’immédiateté du passage à l’acte, il substitue la médiation réflexive à un autre que nous, l’instance tierce (jugement, raison) de l’institution.
Le « il » qui se fait valoir alors, au troisième temps de cette construction, n’est donc pas seulement n’importe quelle troisième personne qui s’interpose entre le « je » et le « tu », il est aussi le dédoublement réflexif du « je » et du « tu », ainsi que la référence au tiers institué de l’espace public. Ce « il » est tout à la fois le « chacun » de la pluralité anonyme, au-delà de la relation duelle, l’écart qui se creuse en moi et en toi en nous assurant la commune référence à une identité partagée, et, enfin, l’amorce de constitution d’une communauté politique (au-delà du clan familial) où, dans l’espace de la « publicité », peuvent s’articuler les premières prétentions à la justice par référence à une loi générale et abstraite – une loi qui ne vaut pas seulement par manière de privilège dans les relations de toi à moi, mais qui est susceptible d’être généralisée à tous les autres êtres disant « je ».
Que savons-nous déjà ? Au premier stade, celui du solipsisme, un « je » fait valoir sa prétention à l’identité et l’autonomie (liberté). Au second stade, celui de l’altérité, un « tu » s’interpose, reconnaissant les aspirations du « je » selon des modalités très variables, en fonction de sa propre ouverture au troisième moment du « chacun » impersonnel. À ce stade, celui de la pluralité, le « il » se fait valoir, qui donne accès à la médiation du jugement réflexif. Mais encore faut-il boucler la boucle et montrer l’action en retour de cette institutionnalisation progressive de l’intersubjectivité sur l’être qui dit « je ». Le voilà désormais « sujet réfléchi », capable de prendre distance à l’égard de lui-même, de se désigner au réfléchi comme « soi » – un « soi » qui est la forme réfléchie de tous les pronoms et qui présuppose la médiation de l’altérité : le « soi-même », explique Ricoeur, est désormais « comme un autre ».
Pour le dire autrement, le voilà maintenant assuré de la réversibilité de l’usage des pronoms : comme moi, le « tu » auquel je m’adresse peut dire « je », tandis qu’à ses yeux, je suis un « tu » auquel il répond. Si comme moi, le « tu » est en mesure de dire « je », alors ce « tu » est un alter ego – lui aussi est une identité en attente de reconnaissance, une autonomie en instance d’interaction. Cette réversibilité de l’usage des pronoms est essentielle : elle a entre autres pour effet de dédramatiser les dissymétries qui marquent la plupart des interactions humaines : aussi puissant soit-il, le « tu » est engagé dans un échange dont la réciprocité ou l’interchangeabilité est la règle – comme si aucune position n’était absolue ou incontournable. Personne n’est assigné à un rôle unique, nécessaire et statique – ce que ne comprendra pas le héros kafkaïen toujours plus ou moins assigné à résidence, cloué sur place, adressataire d’« assignations » impératives qui ne vaudront que pour lui59À comparer avec cette analyse de C. Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1975, p. 417 : « il faut et il suffit que l’autre puisse signifier à l’enfant que personne, parmi tous ceux qu’il pourrait rencontrer, n’est source et maître absolu de la signification. En d’autres termes, il faut et il suffit que l’enfant soit renvoyé à l’institution de la signification, à la signification comme instituée et ne dépendant d’aucune personne particulière. […] Le père n’est pas père s’il ne renvoie pas lui-même à la société et à son institution, s’il n’est pas signifié à l’enfant qu’il est un père parmi d’autres pères, qu’il l’est pour autant qu’il occupe une place qui n’était pas en son pouvoir de créer et présentifie pour l’enfant ce qui le dépasse lui-même à un degré infini »..
Bien d’autres effets positifs découlent de l’intériorisation de la triade des pronoms. Les prétentions du « je » sont maintenant reconnues : le voilà capable de parler, d’agir, de raconter son histoire et de s’imputer la responsabilité de ses actes. Il accède désormais au langage commun, qui le précède et l’englobe sans doute, mais auquel il peut imprimer sa marque propre. Il prend ainsi sa place dans la famille et bientôt la communauté politique, car il en accepte les conventions de base. Confiant dans les fictions sociales, partageant les récits qui construisent la vérité du groupe, il s’engage sans trop de peine dans les interactions pratiques. Le voilà même capable de donner sa parole et de la tenir60Sur l’implication du sujet dans langage, sous la forme de la nécessité de « prendre la parole » et de la garantir (à la limite par serment, sacrement du langage), sur le lien donc entre performativité du langage et engagement du locuteur en première personne, cf. G. Agamben, La sacrement du langage. Archéologie du serment, trad. par J. Gayraud, Paris, Vrin, 2009, p. 110.. Bref, le voilà sujet de droit, bénéficiaire d’un statut de droits et d’obligations. Sa liberté, indéterminée et solipsiste à l’origine (robinsonienne), désormais informée de la loi du groupe, accède au niveau de la responsabilité.
Ainsi, en définitive, la monade de l’origine (le moi enfermé dans le fantasme de son illusoire toute-puissance) fait-elle progressivement place au sujet socialisé et responsable, aux yeux duquel les contraintes sociales, au premier rang desquelles la loi, n’apparaissent plus comme une insupportable violence ou une nécessité mécanique, mais comme une limite librement assumée, susceptible de me garantir moi-même autant que l’autre. Une fois encore, l’acquis essentiel de ce parcours est l’émergence de la scène du tiers qui fait médiation, précisément parce qu’il n’est pas seulement une troisième personne quelconque (dans ce cas il ne se distinguerait pas du tu, il deviendrait un « tu » dès qu’il entrerait en relation avec le « je »), mais la distance réflexive qui se creuse dans le « je » et le « tu », les référant, l’un et l’autre, à la tierce scène immaîtrisable, qui garantit à leur lien une nature autre que simplement pulsionnelle ou fonctionnelle. Le droit y contribue doublement ; d’une part, et de la façon la plus visible, en mettant en place tout un appareil institutionnel, et d’abord le juge qui fait « tiers » entre les parties. D’autre part, de façon plus indirecte mais plus profonde, en invitant à traiter chacun, aussi proche soit-il, sur le mode du socius anonyme, qui se distingue tant du langage éthique de l’amitié et de l’amour, que de la logique politique qui oppose l’ami à l’ennemi (variante économique : le partenaire/le concurrent)61C. Schmitt (La notion de politique. Théorie du partisan, Paris, Flammarion, 1992) voyait dans la distinction ami/ennemi l’essence même du politique..
La logique horizontale de l’ami/ennemi ou du partenaire/concurrent dessine un monde plat, immanent, à deux dimensions seulement. Dans les meilleurs des cas, il peut provisoirement être pacifié par des contrats, des traités et des pactes. Mais, à défaut d’inscription verticale sur la scène tierce, rien ne garantit que ces conventions ne soient autre chose que la simple traduction d’un rapport de forces ; rien surtout ne garantit que la parole donnée soit tenue, si l’intérêt, demain, s’y oppose62La théorie de l’efficient breach of contract, dans le cadre du courant Law and Economics, entend mesurer la valeur de la parole donnée à l’aune d’un bilan coûts-avantages : « un calcul d’utilité doit conduire à « autoriser un contractant à ne pas tenir sa parole s’il s’avère plus avantageux pour lui d’indemniser son co-contractant plutôt que d’exécuter le contrat » (A. Supiot, La gouvernance par les nombres, Paris, Fayard, 2015, p. 201). Cf. notamment R. Posner, « Let us never blame a contract breaker », in Michigan Law Review, vol.107, 2008-2009, p. 1343 s... Seule la référence à cet autre que la relation duelle est en mesure d’en métaboliser la violence potentielle. J’ai tenté de montrer ailleurs63F. Ost, Du Sinaï au Champ-de-Mars. L’autre et le même au fondement du droit, Bruxelles, Lessius, 1999. que contrat et loi s’impliquaient mutuellement : un contrat sans loi (sans tiers transcendant) ne réussira pas à s’auto-fonder et donc se garantir ; à l’inverse, une loi sans contrat (contrat social, alliance) n’est qu’insupportable violence, imposition unilatérale de volonté. À sa façon, cette dialectique redit la nécessité d’inscrire la relation juridique sous l’égide du tiers, ce qui est évident pour le contrat, mais doit être souligné pour la loi également (ramenée au seul « bon plaisir » du prince, imposée en-dehors de toute adhésion populaire, la loi n’a de juridique que l’apparence).
Le détour anthropologique nous ramène donc directement au droit. Il nous apprend que les limites, liens et mesures que le droit établit n’échappent à l’instrumentalisation des domaines primaires et des « je » hégémoniques » qu’à condition de s’inscrire eux-mêmes sous l’égide du tiers, dans la troisième dimension de l’indisponible, dans l’espace public d’une réflexivité virtuellement sans fin.
La meilleure formule qu’on pourrait en donner est tirée du vieux droit de la procédure : audiatur et altera pars64Ou audi alteram partem., – écoute l’autre partie également. Le précepte est procédural et conditionne le débat contradictoire ; plus fondamentalement, il dit la nature profonde du droit en l’enjoignant à nouer les deux bouts de l’humain, l’« autre partie » étant d’abord et déjà celle de la différence qui se creuse au sein du même. Le droit tout entier n’est pas autre chose que la mise en scène et en intrigue de ce débat toujours continué. Plus important encore : la structure ternaire de cette procédure. C’est que, si le 1 doit entendre le 2, c’est, sur la scène juridique, sous les auspices du tiers (la société, le juge) que l’épreuve s’opère. Ainsi, aux termes de cette fascinante arithmétique sociale, le 1+1 présuppose le 3 en même temps qu’il le reproduit. Voilà la propriété émergente, la logique contrefactuelle, le bootstraping (saut par dessus ses propres épaules, ou auto-transcendance) auxquels le droit prête ses fonctionnalités quand il se met à l’écoute de l’humain. Le chiffre trois (ou l’institution du tiers) est comme la garantie que jamais le 1 ne se referme sur lui-même, ou que le 2 jamais n’absorbe le 1 ; le trois est la garantie que l’écart reste opérant, que la différence travaille, que la parole circule, que du nouveau (de l’événement, du projet, de l’histoire, du sens,…) soit encore à l’œuvre.
On sait combien ce projet est fragile et combien tenace est l’ambition des dirigeants de tous bords (clercs, experts, possédants,…) de brider cette praxis inventive, dont le droit est garant, au profit d’une programmation sociale assurée : depuis les fantasmes de la cité des rois philosophes de Platon jusqu’aux régulations technocratiques d’aujourd’hui (par les bigs datas et les nudges, notamment), en passant par l’automate politique minutieusement décrit par Hobbes, c’est toujours le même rêve qui se reproduit : réduire à rien le risque de l’indéterminé et tracer avec assurance les chemins du devenir collectif. Un trait distingue immanquablement ces modèles : ils récusent la place structurale du tiers. Ce tiers qui n’est pas seulement le sage au-dessus des parties, le porte-parole de la loi ; non, plutôt le tiers comme n’importe quelle troisième personne toujours possible, le +1 qu’il est toujours possible d’ajouter à la série et qui empêche de la boucler sur elle-même. Tertium non datur, le « tiers exclu », – voilà le signe par où se trahissent les logiques, nombreuses et variées, qui s’éloignent de l’audiatur et altera pars jusqu’à s’opposer radicalement à lui.
B. Trois finalités propres au droit
La troisième partie de l’ouvrage, relevant d’une philosophie du droit normative, tente de dégager les finalités que le droit doit poursuivre s’il entend honorer ce programme65P. 329 s.. Je suis arrivé à la conclusion qu’elles sont au nombre de trois – et j’ajoute immédiatement : trois finalités dialectiquement liées, l’une ne pouvant être pensée sans les autres, leur réunion seule répondant à la question des finalités du droit. Soit donc la formulation suivante : un ordre juridique susceptible d’accéder au niveau du tiers (1) définit un équilibre social général à vocation opératoire, (2) susceptible d’être imposé par une contrainte contrôlée génératrice de la confiance, et (3) de nature à être remis en cause, au moins dans une certaine mesure, dans le cadre de procédures déterminées.
Mon propos n’est pas, dans le cadre de cette contribution, de justifier ce choix, ni de développer les importantes implications des trois finalités. Mon objectif est plutôt de suggérer en quoi ces finalités, pour autant que dialectiquement liées (elles aussi ne sont satisfaisantes que pour autant que balancées), contribuent directement à la constitution de l’espace institutionnel du tiers.
1. Définir un équilibre social général
Soit la fonction générale de médiation ou d’arbitrage entre les différents intérêts sociaux qui se confrontent dans l’espace social.
La recherche de l’équilibre est consubstantielle au droit : la balance l’évoque, de même que le principe de proportionnalité qui domine le raisonnement juridique d’aujourd’hui comme d’hier ; ce qui est droit, est d’équerre, comme le rappelle l’étymologie de la norme (norma, équerre). En son sens le plus primitif, le droit est mesure, balance, pondération. Entre toutes les prétentions qui lui parviennent, les intérêts qui réclament protection, les valeurs qui entrent en conflit, le droit arbitre, ou plutôt propose les instruments d’un arbitrage qui, sans ajouter un nouveau poids dans la balance (en ce sens, nous l’avons vu, le droit n’est pas une « cité », mais un « niveau »), assure la régularité de l’opération (il la hisse au « niveau » de l’im-partialité : n’ayant pas de part propre à défendre, il peut assurer l’équilibre du partage)66Je rappelle encore une fois que les analyses menées dans cette Troisième partie relèvent d’une perspective normative ; aussi l’objection selon laquelle le droit a évidemment une part à défendre, celle des intérêts socialement dominants, quoi que souvent exacte sur le plan constatif (on en revient alors à l’étude des usages du droit), n’a pas pour effet d’invalider la thèse défendue au texte : l’impartialité du droit tient à sa vocation normative et nourrit sa force symbolique qui explique, du reste, et cette fois sur le plan constatif, que le droit puisse servir à l’occasion d’arme d’émancipation des plus faibles (en ce sens, cf. M. Garcia-Villegas, Les pouvoirs du droit. Analyse comparée d’études sociopolitiques du droit, Paris, LGDJ – Lextenso éditions, 2015, p. 69 s.).. Au plan pragmatique de la gouvernance sociale, l’enjeu est de réaliser la coordination des actes et projets les plus diversifiés du plus grand nombre d’acteurs ; au plan éthique, l’enjeu de cette prise en compte généralisée est la reconnaissance de l’individualité (et partant, de la dignité) du plus grand nombre de personnes.
Ces exigences sont devenues encore plus impératives aujourd’hui que hier, dès lors que les défis auxquels nos sociétés sont confrontées apparaissent sous forme de problèmes « indivisibles », ou encore « indéterminés », au sens où des questions comme le développement, la sécurité, l’environnement relèvent simultanément de multiples logiques défiant « l’autonomie des différentes sphères d’intervention publique », appelant donc une coordination fine des instruments et objectifs juridiques. P. Duran, qui pose ce diagnostic, en appelle au droit dans ce contexte – un droit dont il souligne l’« importance de la médiation » et juge qu’il « demeure indispensable par la capacité de coordination dont il peut être porteur »67P. Duran, « L’(im)puissance publique, les pannes de la coordination », in La puissance publique : Travaux de l’Association française de droit administratif, Paris, LexisNexis, 2012, p. 27-28..
On pourrait dire que, dans cette fonction d’intégration sociale générale, le droit opère à la manière d’un dispositif de traduction, assurant la circulation entre les discours prévalant dans chacune des sphères spécialisées, et restaurant la communication chaque fois qu’elle menace de s’interrompre68F. Ost, Le droit comme traduction, Québec, Presses de l’université de Laval, 2009.. C’est dans ces termes que Habermas, dans son monumental Droit et démocratie69J. Habermas, Droit et démocratie. Entre faits et normes, trad. par R. Rochlitz et Chr. Bouchindhomme, Paris, Gallimard, 1997, p. 64 s., s’attache à restaurer la portée normative du droit, à l’encontre d’une « sociologie fonctionnaliste et systémique… qui jette par dessus bord les derniers restes de normativisme… et s’avère incapable de saisir le sens qu’a le droit pour l’intégration sociale ». Le droit prend ici le relais du langage ordinaire dans son rôle de traducteur généralisé, en retraduisant dans son langage normatif propre les messages du monde vécu à destination des sous-systèmes spécialisés. Ce faisant, « le droit fonctionne en quelque sorte comme un transformateur qui empêche le tissu de la communication à l’échelle de la société dans son ensemble de se déchirer »70Ibidem, p. 70-71 ; et l’auteur de poursuivre : « ce n’est que dans le langage du droit que les messages à contenu normatif peuvent circuler à l’échelle de la société dans son ensemble. ».
Se pourrait-il donc qu’au carrefour des différentes « cités » (au sens de Boltanski et Thévenot) le droit élabore des « compromis » susceptibles de surmonter leurs principes sectoriels ? Nos auteurs ne le nient pas, mais affichent leur scepticisme à l’égard de ces compromis qui « renoncent à clarifier le principe de l’accord », et souffrent de fragilité d’apparaître comme « un assemblage sans fondement », dès lors qu’« il n’existe pas de cité de rang supérieur en laquelle les mondes incompatibles, associés dans le compromis, pourraient converger »71L. Boltanski et L. Thevenot, De la justification, op.cit., p. 408 et p. 338.. Boltanski allait cependant modifier sa position de façon significative, dix ans plus tard, en affirmant cette fois que « le droit est le lieu même du compromis parce que, n’étant pas inscrit dans une cité particulière, mais conservant la trace des différentes définitions légitimes du bien commun, il est amené sans cesse à les travailler, c’est-à-dire à réduire les tensions entre les exigences hétérogènes qui composent sa trame »72L. Boltanski et E. Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999, p. 500. – on ne saurait mieux dire, en effet.
On comprend donc que les arbitrages et compromis construits par le droit ne doivent pas s’entendre comme d’une sorte de médiocre moyenne, qui ne manquerait pas d’être réductrice. Les concessions imposées, loin d’amputer les intérêts en présence, sont de nature à générer une dimension qui les transcende tous, les dépasse et les raffermit à la fois : l’intérêt général, ou le bien commun. Il faut savoir redécouvrir le mystère et l’énergie que recouvrent ces deux termes, aux apparences moralisatrices, et usés par des siècles d’emploi routinier. Quoi de plus improbable, cependant, quoi de plus vulnérable, qu’un intérêt général ? Et pourtant comment imaginer une cité (une cité globale et pas seulement les « cités » sectorielles de Boltanski et Thévenot) sans l’accès, au moins en certaines occasions, à ce niveau tiers73Pour une étude très inspirante de cette question dans la tragédie et la cité grecques (avec l’insistance sur le jeu des niveaux et le dépassement de soi sous forme d’auto-transcendance), cf. Y. Barel, La quête du sens. Comment l’esprit vient à la cité, Paris, Seuil, 1987. ? Deux exemples importants devraient illustrer ce point. J’emprunte le premier à la pensée du contrat social par Rousseau, et le second aux finalités de la justice chez Ricoeur.
Comment se construit une cité ? – telle est la question que réfléchit Rousseau et dont le contrat social constitue la réponse. Une réponse complexe, au demeurant, dès lors que jamais l’intérêt général ne surgirait du simple accord des volontés. Immanente aux intérêts en conflit, cette convention ne saurait ni les accommoder, ni les transcender, ni les garantir. Il faut y introduire une autre dimension, une profondeur métaphysique (je ne trouve pas d’autre mot)74L. Boltanski, parle également dans ce contexte de « capacité métaphysique » par laquelle la liberté se dépasse elle-même (L’amour et la justice comme compétences, Paris, Éditions Métailié, 1990, p. 74). – celle-là même qui va susciter le dédoublement de l’individu (égoïste) en citoyen (vertueux) et faire émerger la volonté générale qui est plus et autre chose que la volonté de tous, de sorte que la multitude désunie se mue en peuple souverain. Alors que la volonté de tous ne représente que la somme ou la moyenne des volontés individuelles, la volonté générale implique le dépassement ou la transformation de ces volontés individuelles, qui changent ainsi de niveau en devenant partie du tout – le tout de la cité qui dépasse et intègre en même temps. Lorsque ce « saut par-dessus ses propres épaules » réussit, le souverain apparaît à la fois intérieur et extérieur à chaque sujet (ce qui explique que, dans le contrat social, chacun contracte aussi avec lui-même) et l’obéissance à la loi est manifestation de liberté75J.-J. Rousseau, Du contrat social. Ou principes du droit politique, Paris, Bordas, 1972, p. 84.. On est donc à cent lieues d’un moralisme béat du bien commun ; c’est d’une condition de possibilité qu’il s’agit : sans cette construction sociale à deux niveaux, sans ce dédoublement et cette référence au tiers, il n’y a pas société politique (« cité »), mais simple agrégat voué à la poursuite d’intérêts particuliers.
J’emprunte mon second exemple d’exhaussement au niveau tiers de l’intérêt général à Paul Ricoeur et à sa célèbre analyse des deux finalités de la justice. Au terme d’une sorte de phénoménologie du jugement, le philosophe en distingue une finalité courte « en vertu de laquelle juger signifie trancher, en vue de mettre un terme à l’incertitude », à quoi il oppose une finalité longue « à savoir la contribution du jugement à la paix publique »76P. Ricoeur, « L’acte de juger », in Le juste, Paris, Ed. Esprit, 1995, p. 185.. Dans le premier sens, l’« arrêt » met un terme à un débat, virtuellement interminable, par une décision qui deviendra définitive par l’écoulement des délais de recours et à l’exécution de laquelle la force publique prêtera son concours. Ce faisant, le juge aura rempli une première fonction : il aura attribué la part qui revient à chacun, en application du vieil adage par lequel les Romains désignaient le rôle du droit : suum cuique tribuere. Le juge aura attribué des parts ou rectifié les parts indûment accaparées par l’un ou l’autre – en un mot : il aura dé-partagé les parties. Il opère ainsi comme une institution essentielle de la société que J. Rawls présente précisément comme un vaste système de distribution de parts. En ce premier sens, juger c’est donc l’acte qui sépare, qui départage (en allemand, Urteil, jugement, est explicitement formé à partir de Teil, qui signifie la part).
Mais l’acte de juger ne s’épuise pas dans cette fonction séparatrice. S’il est vrai que, plus fondamentalement, il se produit sur un arrière-plan de conflit social et de violence larvée, il faut bien que le procès, et le jugement qui le clôture, poursuivent une fonction plus large, d’alternative institutionnelle à la violence, à commencer par la violence de la justice qu’on se fait à soi-même. Dans ces conditions, poursuit P. Ricoeur, « il apparaît que l’horizon de l’acte de juger, c’est finalement plus que la sécurité, la paix sociale »77Ibid., p. 190. Pas seulement la pacification provisoire qui résulte d’un arrangement imposé par la loi du plus fort, mais une harmonie rétablie du fait qu’une reconnaissance mutuelle s’est produite : chacun des protagonistes, quel que soit le sort de son action, doit pouvoir admettre que la sentence n’est pas un acte de violence mais de reconnaissance des points de vue respectifs. À ce niveau, on s’est élevé à une conception supérieure de la société : non plus seulement un schème de distribution de parts, synonyme de justice distributive, mais la société comme schème de coopération : par la distribution, mais au-delà de celle-ci, par la procédure, mais au-delà de celle-ci, se laisse alors viser quelque chose comme un « bien commun », qui précisément fait lien social. Un bien, paradoxalement, fait de valeurs éminemment partageables. En ce point, la dimension communautaire a pris le relais de la dimension procédurale, incapable, à elle seule, de conjurer la violence. On pourrait évoquer ici l’exemple sud-africain des Commissions Vérité et réconciliation qui « tentent moins de juger l’histoire que de l’alléger des germes de ressentiment qu’elle garde en ses flancs et qui peuvent l’amener à se répéter »78A. Garapon, Peut-on réparer l’histoire ? Colonisation, esclavage, Shoah, op.cit., p. 10.. Qualifiées de justice « reconstructive », ou encore « transitionnelle », ces procédures entendent sans doute préserver la mémoire et les droits des victimes, mais aussi et surtout garantir les conditions qui conjureront le retour du passé.
En résumé, le partage judiciaire, c’est tout à la fois l’attribution de parts (qui séparent) et ce qui nous fait prendre part à la même société, c’est-à-dire ce qui nous rapproche79Ibid., p. 191.. De la répartition surgit une propriété émergente, plus importante que la part qui échoit à chacun : la concorde rétablie, la coopération relancée.
2. Imposer cet équilibre par la contrainte génératrice de confiance
La deuxième finalité intrinsèque qu’il faut reconnaître au droit est d’assurer le caractère opératoire de l’équilibre défini en vertu de la première finalité ; il ne s’agit pas en effet ici de discussion académique mais de régulation concrète de groupes humains. Le compromis juridique a pour vocation d’avoir prise sur le réel et de guider effectivement les comportements. Sous cet aspect, le droit est indissociable de la contrainte : il doit pouvoir s’imposer, par la force s’il le faut. On devine cependant que le droit ne se distinguerait pas de la force nue et de la violence brutale s’il ne soumettait pas l’exercice de cette contrainte à une régulation susceptible de la soumettre au contrôle du tiers. L’évolution du droit, public principalement, se comprend dans ce sens comme un approfondissement constant de cette dissociation entre la personne du Prince qui détient le pouvoir et les prérogatives concrètes qui s’attachent à ce pouvoir. L’état de droit, ou le régime de Rule of law ne sont pas autre chose que cette imposition du tiers juridique au cœur de l’exercice de la contrainte et des jeux de pouvoir.
Ainsi, notre deuxième finalité que je retiens (imposition de la contrainte) est, elle aussi, susceptible de produire des propriétés émergentes (ici l’état de droit basé sur la confiance) dans la mesure où elle accompagne également le mouvement d’inscription sur la scène tierce. C’est que la contrainte qu’elle mobilise et la pacification qu’elle produit ne sont pas le résultat d’une force nue qui s’imposerait sans médiation. Dès lors au contraire que son imperium emprunte les formes et procédures du droit, en référence à des textes préétablis et des rôles institués, l’exercice de ce pouvoir est, par définition, sujet à limitations et à contrôle ; mieux : il ne s’exerce que dans le cadre de cette habilitation légale, de sorte que les gouvernants, qui ne sont jamais que des mandataires publics, demeurent eux-mêmes intégralement soumis au droit. En termes de constitution symbolique cela signifie que les ordres comminés par les « tu », ainsi que les éventuelles sanctions qui l’accompagnent, ne sont pas des ukases personnels, qui ne vaudraient que pour leurs destinataires (comme tous ceux dont les personnages de Kafka s’imaginent les victimes, de même que lui-même dans ses rapports à son père80F. Kafka, « Un message impérial », in Œuvres complètes, t. II, trad. par A. Vialatte, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1980, p. 483 : « l’Empereur – dit-on – t’a envoyé, à toi en particulier, à toi, sujet pitoyable, à toi précisément l’Empereur a envoyé un message » ; ID., Journal, trad. par M. Robert, Paris, Grasset, 1994, p. 414 : « je suis justement en train de lire quelque chose sur ton cas », dit le légiste au moment où le commerçant vient le consulter ; ID., Lettre au père, trad. par M. Robert, Paris, Gallimard (Folio bilingue), 1995, p. 39 : « ou bien j’obéissais à tes ordres et c’était honteux puisqu’ils n’étaient valables que pour moi, ou bien… ».), mais l’actualisation d’une législation attribuable au « il », dont les « tu » sont également les destinataires dès l’instant où ils se trouvent eux-mêmes dans la situation visée par la loi.
Un bénéfice supplémentaire se dégage de cette inflexion tierce de l’autorité : elle laisse entrevoir la possibilité d’une « permutation des positions » (tous peuvent, virtuellement, accéder aux positions de pouvoir) dès lors que cette autorité trouve son origine dans le respect du prescrit légal (le « il ») et non dans la détention d’une qualité personnelle (condition naturelle ou statut héréditaire). Platon et Rousseau, parmi tant d’autres, ont souligné cet immense avantage du règne des lois. Platon : « dans une cité où la loi règne sur les chefs et où les chefs se font les esclaves des lois, c’est le salut que je vois arriver »81Platon, Les lois. ; Rousseau : « un peuple libre a des chefs et non des maîtres. Il obéit aux lois, mais il n’obéit qu’aux lois, et c’est par la force des lois qu’il n’obéit pas aux hommes »82J.-J. Rousseau, « Huitième lettre écrite de la montagne » (1764), in OEuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », t. 3, 1966, p. 842.. À l’inverse de la mère prieure de Bernanos qui prétendait garder la loi, en régime juridique, c’est la loi qui garde les hommes83G. Bernanos, Les dialogues des carmélites, Paris, Seuil, 1949, p. 36..
3. Permettre une remise en cause de cet équilibre dans les formes
Une troisième finalité complète le dispositif : la possibilité ouverte de toujours remettre en cause, dans les formes et procédures légales cependant, les compromis définis. Je vise ici la « justiciabilité » des normes juridiques, l’aptitude à les soumettre à discussion, en quoi J. Carbonnier voyait, à juste titre, la caractéristique la plus essentielle du droit : « la possibilité d’une mise en question caractérise le mieux la norme juridique, une certaine nature interrogative. Ce qui est le propre du droit, c’est une mise en question organisée, une institution de contestation »84J. Carbonnier, Sociologie juridique, Paris, A. Colin, 1972, p. 135..
La faveur dont jouit la dimension « contestatrice » du droit contemporain – une certaine nature interrogative et comme toujours en suspens – doit se comprendre sur fond d’un contexte marqué par trois phénomènes enchevêtrés : une conception de la démocratie basée sur la dignité des individus plus que sur la souveraineté des États, une sérieuse montée en puissance des juges (et la perte corrélative du monopole du législateur dans la détermination de l’intérêt général), et aussi l’importance croissante des instances et juridictions supranationales dans la production du droit – les trois phénomènes se renforçant du reste mutuellement.
Au principe de ces trois phénomènes : la prévalence reconnue aux droits de l’homme ; avec eux, le droit positif a intégré comme siennes les valeurs qui autrefois fournissaient l’outil de la contestation dont il faisait l’objet ; à la fois indéterminés dans leur contenu, et d’une portée qui ne cesse de s’étendre (notamment en raison de leurs exigences annexes, l’effectivité et l’égalité de jouissance), les droits de l’homme sont devenus un levier puissant de la remise en cause du droit positif, et particulièrement de la loi, dont la validité s’est précarisée et apparaît désormais conditionnée à leur respect.
Dans ce contexte, c’est particulièrement le développement des droits dits « procéduraux » qui est spectaculaire, ce qui ne manque pas de nourrir et renforcer la nature auto-interrogative du droit contemporain : doit à l’information (accès aux documents, transparence et motivation des décisions,…), à la participation, au recours – autant d’outils juridiques propres à notre troisième finalité, autant d’instruments de construction d’un espace public, de plus en plus transnational, au sein duquel se développe un usage public de la raison à partir des droits fondamentaux reconnus aux individus.
Tout se passe, dès lors, comme si le droit ménageait une seconde chance au débat, non plus au niveau supérieur de l’adoption de la loi, mais à l’échelle individuelle du dossier. Cette distinction des plans et des fonctions, qui n’a pas toujours été en vigueur et qui ne l’est pas partout (souvent une même assemblée était investie des deux fonctions, législative et exécutive, voire des trois : législative, exécutive et judiciaire), peut être tenue pour un progrès du droit. Comme si le droit, en fonction d’une logique réellement exponentielle, édifiait en permanence des scènes tierces, y compris à l’égard de ses propres institutions ; quelque chose comme une mise en scène constante, une « re-présentation », pour une mise en débat, de sa propre dramaturgie, un dédoublement de ses propres acteurs, comme s’ils étaient toujours tenus de répondre de leurs actions devant un contrôleur supérieur ou plus éloigné.
Dans tous ces hypothèses, ce qu’il convient de mettre en lumière et d’étudier, c’est l’écart, le jeu de l’écart, le caractère opératoire et productif que génère cette distance critique que le droit ne cesse de creuser à l’égard de lui-même. Ce qui est ainsi fortement souligné, c’est l’aptitude que manifeste le droit à l’auto-distanciement : une capacité réflexive qui se transforme parfois en procédure critique retournée contre lui-même. N’est-ce pas là le sens profond qui s’attache à l’adage romain que tout juriste devrait sans cesse garder à l’esprit : summum ius, summa iniuria – le droit poussé à bout, c’est le comble du tort ? Aussi J. Carbonnier est-il bien inspiré d’écrire que « le droit est une machine à douter »85J. Carbonnier, « Il y a plus d’une définition dans la maison du droit », in Droits, 11/2 « Définir le droit », PUF, 1990, p. 6.. C’est aussi ce qui lui fait écrire que l’exigence d’effectivité – une effectivité intégrale de la réglementation – est « excessive et dangereuse »86J. Carbonnier, Flexible droit, Paris, LGDJ, 1971, p. 102. Un alignement complet du fait sur le droit traduit un régime policier ; à l’inverse, un alignement total du droit sur le fait prive le droit de son rôle transformateur et pédagogique..
En s’inscrivant dans cette perspective, le droit relance, dans un sens possiblement émancipateur, les qualifications convenues et les épreuves de jugement, qui, si elles se cristallisaient définitivement, enfermeraient les personnes et les situations dans des scénarios intangibles et des hiérarchies aliénantes. Boltanski et Thévenot soulignent ce risque inhérent aux épreuves de jugement, et aux économies de grandeur qui les accompagnent dans les différentes « cités »87L. Boltanski et L. Thevenot, De la justification. Les économies de la grandeur, op.cit., p. 431-433.. Au regard de ce risque bien réel, il me paraît que le droit, en multipliant les procédures de recours et les mécanismes correcteurs de toutes sortes, en stimulant les controverses doctrinales, en réservant une place aux amendements conventionnels, en laissant toujours ouverte la porte des transformations législatives, multiplie les instruments susceptibles de redistribuer les cartes et de relancer le jeu. À cet égard me paraissent réductrices et trompeuses les analyses qui ne retiennent du droit que les fonctions de domination ; ainsi, lorsque M. Foucault écrit : « le système de droit et le champ du droit judiciaire sont le véhicule permanent des rapports de domination, de techniques d’assujettissement polymorphes ; le droit, il faut le voir, je crois, non du côté d’une légitimité à fixer, mais du côté des procédures d’assujettissement qu’il met en œuvre »88M. Foucault, Il faut défendre la société, Cours au Collège de France, 1975-1976, Paris, Seuil, 2012, p. 24..
Sans doute, dialectique oblige, les « remises en cause » autorisées par le droit restent-elles relatives, et leur issue n’est jamais garantie ; selon les périodes et les lieux, il est certain que la finalité d’ordre et de contrainte a pu réduire les ouvertures contentieuses et critiques à peu de choses. Mais il est important de comprendre que, dans le régime que nous étudions (l’hypothèse favorable où le droit entend mobiliser ses fonctionnalités au service la justice et de la démocratie), le droit ne se réduit pas à un rule by law, un usage instrumental au service du pouvoir ou de la planification, mais à un rule of law qui suppose toujours une distance entre l’utilisateur et l’outil, comme si le droit avait son autonomie et sa logique propre, susceptible de révision indépendamment des volontés de l’agent. Ce qui se laisse ainsi entrevoir, n’est autre chose qu’une certaine indisponibilité, une résistance à l’instrumentalisation de la scène tierce, et du bien commun dont elle est l’espace de construction. Dès lors qu’il permet, au moins dans une certaine mesure, l’exercice de recours à vocation « émancipatoire », le droit peut aussi être envisagé, contrairement à ce que soutenait Foucault, « du côté d’une légitimité à fixer ».
Les formes juridiques qu’emprunte la « remise en cause » sont extrêmement diversifiées : pétitions, débats parlementaires, révisions des traités, renégociation des contrats, recours en justice, contrôle de constitutionnalité et de conventionnalité, revirements de jurisprudence, controverses doctrinales… Le droit accumule les techniques d’adaptation et correction de ses règles (sans même parler des ressources de l’interprétation, dont Carbonnier disait qu’elle était la forme élémentaire de la désobéissance) : la balance des intérêts, la mise en œuvre de principes généraux, les « accommodements raisonnables » au sens canadien (ménager des exceptions à une règle générale en faveur de certains groupes minoritaires si l’application de cette règle s’avère indirectement discriminatoire à leur égard), la « marge nationale d’appréciation » en droit européen, l’exception d’ordre public en droit international (qui suspend l’application de telle ou telle règle de droit étranger lorsque celle-ci aboutit à un résultat choquant en l’espèce), la théorie de l’abus de droit (qui refuse à un particulier le bénéfice d’un droit subjectif lorsque l’usage concret qu’il en réclame s’avère déraisonnable), les différentes théories jurisprudentielles réalisant une forme d’équité d’espèce (équité dont l’action est réelle, mais l’aveu rarissime),… les exemples sont innombrables.
À rebours de l’idée qu’on se fait de la rigidité de la dogmatique juridique et de la rigueur associée à la contrainte publique, il faut bien admettre que celles-ci accumulent les mécanismes de remise en question, et même parfois d’auto-neutralisation. Au-delà même des recours juridictionnels classiques et des débats parlementaires, tout se passe comme si le droit, à travers toutes ses branches, multipliait les correctifs, les possibilités d’exception, de dérogation ou d’atténuation de ses solutions, les techniques d’auto-neutralisation de ses options. Comme si, marqué par la réversibilité qu’on sait, il devait pouvoir, à tout moment, réviser sa trajectoire.
C. Contre-épreuves
Encore faut-il, bien entendu, pour que ces recours, révisions et remises en cause échappent à l’instrumentalisation et ne déchoient pas de la scène tierce, qu’ils puissent s’exercer dans des conditions équitables. L’institutionnalisation progressive des conditions procédurales du « procès équitable » (sur le modèle des articles 5 et 6 de la Convention européenne des droits de l’homme) illustre l’approfondissement de cette exigence. Avec le « procès équitable », une propriété émergente, une plus-value spécifiquement juridique s’affirme alors, donnant consistance à la scène tierce de la remise en cause, de la même façon que l’institution de l’état de droit constituait la plus-value, ou la propriété émergente de la deuxième finalité (imposer le compromis par la contrainte), et que la production de compromis équilibrés représentait la plus-value juridique de la première finalité (réaliser un arbitrage social général). Dans les trois cas, on le voit, l’enjeu est l’accès à la scène tierce.
Si le procès est biaisé, de même que si la force se substitue à la confiance au plan de la seconde finalité, ou encore si les arbitrages sont faussés au plan de la première, alors la traduction juridique de la relation sociale primaire (supra, II : le droit comme redoublement) ne sera pas vraiment arraché aux rapports de force ou d’intérêt qui y prévalent. Les contre exemples de ce type ne manquent hélas pas. Je songe par exemple au phénomène très répandu de la corruption.
Lorsque la loi ou un bénéfice publics sont monnayés, le droit déchoit de sa position tierce et les pouvoirs publics de leur impartialité, la clandestinité occulte la publicité, tandis que privilèges et passe-droits minent l’égalité devant la loi et les services publics89M. Borghi, P. Meyer-Bisch (éd.), La corruption. L’envers des droits de l’homme, Fribourg, Éditions universitaires de Fribourg Suisse, 1995.. Ce n’est plus de révision de la loi dont il est question, mais de dénaturation radicale : la chose publique se privatise, au moins pour le corrupteur, qui peut ainsi tirer profit de la contrainte légale sans acquitter le prix correspondant, qui, en revanche, continue à peser sur les autres. Il ne s’agit plus de « faire droit » à une juste revendication qui amende la loi, mais bien de monnayer un « passe-droit » qui brade la loi tout en donnant l’illusion de son maintien. Ce qui – a contrario – révèle l’importance de ce principe majeur dont parle Habermas et qui n’est pas souvent rappelé : le principe de séparation de l’État et de la société90J. Habermas, Droit et démocratie, op. cit., p. 194. : lorsque la loi (et aussi les avantages dispensés par les pouvoirs publics) sont trop directement à disposition des acteurs, dans le prolongement direct des forces sociales, aucun dispositif ne prévient les « court-circuits » entre intérêts privés et prérogatives publiques : entre pouvoirs privés et pouvoirs publics des circuits trop courts s’installent, imparfaitement médiés par le droit.
L’étude réalisée par O. Jouanjan de ce qui tenait lieu de droit sous le régime nazi révèle le passage à la limite de cette dénaturation91Je me réfère, dans les lignes qui suivent, à l’étude pénétrante et très documentée de O. Jouanjan, « Prendre le discours juridique nazi au sérieux ? », in Revue interdisciplinaire d’études juridiques 2013-70, p. 1 s.. Tous les caractères distingués dans les lignes précédentes s’y retrouvent sous forme inversée, accusant ainsi la nature « totalitaire » du régime – au sens propre, une logique totale, sans limite et sans altérité : l’intégrisme (la « part entière », le « un » et le « même ») poussé au paroxysme.
J’avais commencé par évoquer la finalité arbitrale du droit en soulignant sa position médiane au cœur de ce qui apparaissait comme un espace public : « le droit au milieu », garant de la circulation des choses, des idées et des personnes. Or, un des premiers traits que retiennent les analystes du Troisième Reich, c’est l’abolition de l’espace, garant du lien et de la distance entre les personnes : « en écrasant les hommes les uns contre les autres, la terreur détruit l’espace entre eux », écrit H. Arendt92H. Arendt, Les origines du totalitarisme, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2002, p. 820..
Ce premier indice s’avère révélateur de l’abolition de toute une série d’autres espaces et distinctions, à vrai dire toutes celles que j’ai accumulées comme constitutives du droit finalisé au service de la justice et de la démocratie : séparation de l’État et de la société civile, du public et du privé, séparation des pouvoirs, distinction du droit et de la morale, du fait et du droit, des actes et des personnes. Du coup sont disqualifiées également toutes les constructions juridiques opérant médiation, telle la représentation, la fonction (distincte de la personne), la personnalité juridique, les droits subjectifs. Mais, bien entendu, ce « holisme » interne se paie d’une séparation radicale entre l’intérieur et l’extérieur, « eux » et « nous » – pire qu’une séparation, une exclusion nourrie par un fantasme permanent de purification, et enfin l’élimination de tous ceux que la communauté n’assimile pas.
Dès 1928, C. Schmitt avait plaidé l’opposition radicale entre politique de la représentation (qu’il rejette) et politique de l’identité 93C. Schmitt, Théorie de la constitution, traduit par L. Deroche, Paris, PUF, Coll. « Léviathan », 1993, p. 342. : d’un côté les dualismes et les médiations, de l’autre l’unicité de la communauté juridique, le peuple communiant dans le Führerprinzip. Celui-ci est adhésion inconditionnelle (il faudrait dire « adhérence » pour signifier l’écrasement de l’espace et aussi le vitalisme du régime) à la volonté du Führer, qui incarne, sans médiation aucune, la communauté du peuple (Volksgemeinschaft). Il ne suffit donc pas d’écrire, comme le fait M. Gauchet : « le Führer est à proprement parler l’expression du peuple »94M. Gauchet, L’avènement de la démocratie III. À l’épreuve des totalitarismes (1914-1974), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 2010, p. 480., car cela supposerait encore une distinction entre eux, alors qu’il en est plutôt l’incarnation pure et simple – Sie, mein Führer, sind das Volk (Vous, mon Führer, vous êtes le peuple)95Cité par O. Jouanjan, loc. cit., p. 11.. L’idée même d’arbitrage et de construction de compromis en devient tout simplement impensable dès lors que c’est la prémisse de la pluralité des intérêts, des valeurs, des cités et sphères de justice qui s’est évaporée.
Dans ce contexte, celui d’un parti unique conduit par un chef incontesté, un « mouvement » inspiré par un « guide » (un des sens du mot Führer), toutes les « fonctions » (amt) sont réinterprétées dans un sens téléologique et personnel, au rebours de la vieille construction canonique des deux corps du roi à l’origine de son sens moderne de compétence dissociée de son titulaire et toujours soumise à des lois et des principes. Ici, la fin justifie les moyens, et la fin n’est autre que la volonté personnelle du Führer.
Ce travail de déformalisation s’applique aussi au plus précieux : la personne humaine, dépouillée de la fiction de sa personnalité juridique (qui, on l’a vu, lui confère une dignité et un statut pour elle-même, en marge et au-delà de toutes ses inscriptions existentielles dans des sphères primaires), et reconduite à son appartenance concrète à la communauté. K. Larenz, par exemple, entendait remplacer l’abstraction de la personnalité juridique par le « concept universel-concret » qui « vise la position en tant que membre de la communauté »96Cité par O. Jouanjan, loc. cit., p. 16.. Il s’agit, en somme, de « démasquer » les individus (leur ôter la persona), et de débusquer ainsi « ennemis de l’intérieur » et « parasites » qui vivent sur le dos du corps social sans en faire partie. D’où l’acharnement sur la figure du Juif censé occuper, par nature, cette position subversive, et dont il s’agit de purifier la société : l’étoile jaune les identifiera dans un premier temps, l’exclusion interne les neutralisera dans un deuxième temps, avant que la solution finale ne les élimine définitivement. Comme si le projet totalitaire ne pouvait s’entretenir que de la réactivation quotidienne de cette entreprise d’exclusion. Le Juif Shylock, déjà marqué d’une étoile, en avait anticipé le sort tragique dans Le marchand de Venise, lui qui, sorti de son ghetto (mot d’origine vénitienne désignant le vieux quartier de la fonderie où ils étaient relégués), ne faisait qu’exiger le respect de son titre juridique aux marges de la brillante société vénitienne ; de même que K., l’infatigable arpenteur du Château, qui n’y trouvera jamais droit de cité, alors qu’il ne prétendait qu’y exercer son métier : prendre des mesures. Mais il est vrai que les mesures et les titres juridiques n’ont pas de place dans un monde sans espace, sans limites et sans altérité.
Finalement, on peut noter encore qu’en régime nazi, l’idée de justice fait place à une police sanitaire fondée sur un naturalisme au premier degré : défense de la pureté de la race, élimination des parasites, conquête de l’espace vital. Le droit, écrit O. Jouanjan, se transforme en « grande police de la vie », et les distinctions disparaissent entre le biologique et le moral, la vie du « sang » et la vie de l’« esprit »97Loc. cit., p. 20-22.. Dans cet ordre « concret » et total, c’est la normativité juridique – et aussi, hélas, les personnes, qui disparaissent98Faute de place je ne développe pas ici l’exemple de la régulation contemporaine à partir des big datas. Par bien des côtés, et notamment par son alignement sur l’évidence factuelle et son estompement du normatif, cette régulation rejoint les analyses que O. Jouanjan consacre au droit nazi (F. Ost, A quoi sert le droit ?,op. cit., p. 305 s.)..
CONCLUSIONS
« Qu’est-ce qui change lorsque deux individus décident de passer au droit ? » – telle était ma question de départ. Le droit, ai-je répondu, met alors ses fonctionnalités (mesurage, bornage et tissage) au service de la relation sociale primaire. Un redoublement s’opère, fonctionnellement opératoire, mais rien ne garantit encore que cette formalisation traduise un souci de justice, ou conforte la liberté, l’égalité, la dignité des protagonistes. Il faut pour cela que cette juridicisation s’inscrive elle-même sur un plan supérieur, ce que j’ai appelé la scène tierce. La construction progressive de l’état de droit et du procès équitable en sont des manifestations parmi les plus remarquables.
Mais cette montée du « un » au « deux », et du « deux » au trois » est une opération instable dont rien ne garantit la pérennité, même si elle s’inscrit dans des institutions et se grave dans le marbre des constitutions. À tout instant la régression menace, lorsque le « deux » de l’instance technique est directement instrumentalisé par le « un » de la relation sociale primaire et les moins scrupuleux de ses acteurs. Une boucle négative se met alors en place, de sorte que, loin d’apporter une plus-value, le droit, en prêtant ses formes, sa légitimité et sa contrainte à un pouvoir nu, aggrave le déficit de justice de la situation. Cette fragilité révèle la nature normative du droit, qui est à la fois sa force et sa faiblesse : il s’inscrit dans l’ordre de ce qui est souhaitable, et non dans le registre déterminé de ce qui est réel. Il relève de la valeur et non pas seulement du fait. Aussi bien entretient-il à juste titre une méfiance critique à l’égard de lui-même : summum ius, summa iniuria.
Ceci me suggère une dernière remarque, essentielle. Le tiers dont il est question tout au long de cette étude, quel visage, quel contenu lui donner ? La question est légitime, et pourtant il faut savoir résister à la tentation de remplir ce qui doit rester une place vide. Le tiers dont il est ici question opère comme une référence structurale, un opérateur dialectique qui empêche le « un » ou le « deux » de se refermer sur eux-mêmes. Lui prêterait-on tel ou tel message, le mobiliserait-on au service de telle vérité, l’embrigaderait-on sous la bannière de telle ou telle cause, qu’on le ferait instantanément déchoir de la position transcendante et indisponible qui est la sienne.