Économie et fonctionnement de la reconnaissance mutuelle dans le règlement Bruxelles I
Marie-Françoise MERCADIER
Maître de conférences à l’Université de Provence
Introduction
1. Le règlement (CE) no 44/2001 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale, adopté le 22 décembre 2000, marque une étape importante dans la réalisation d’un espace judiciaire européen en communautarisant les règles de compétence judiciaire et la libre circulation des jugements en Europe, dans les domaines relevant des « matières civiles et commerciales ». S’agissant d’identifier les processus et mécanismes par lesquels ce règlement participerait à l’élaboration d’une culture judiciaire commune, quelques précisions s’imposent à titre préliminaire.
2. En premier lieu, la notion d’« espace judiciaire » retenue pour cette étude est indissociable de son contexte de pluralisme juridique et doit être conçue comme un processus évolutif, un cadre souple et ouvert, mettant en lumière des mouvements d’« intégration descendante », du sommet à la base de la pyramide de l’ordre juridique communautaire, d’« intégration ascendante »1Voir notamment Mireille DELMAS-MARTY (dir.) : Critique de l’intégration normative, PUF, « les voies du droit », 2004 ; Hèlène RUIZ FABRI (dir.) : Procès équitable et enchevêtrement des espaces normatifs, Travaux de l’Atelier de Droit international, UMR de Droit comparé de Paris, Université Paris I-CNRS Paris, Société de législation comparée, 2003 ; Horatia MUIR WATT, Hélène RUIZ FABRI, Mireille DELMAS-MARTY (dir.) : Variations autour d’un droit commun, Premières rencontres de l’UMR de Droit comparé de Paris, Société de législation comparée, Paris, 2002., des États membres aux institutions –sous la forme par exemple de principes communs– et de la circulation de normes par un processus horizontal, en réseau, ces mouvements ne se manifestant pas toujours à travers un circuit ordonné mais s’entrecroisant parfois dans un « enchevêtrement normatif »2Mireille DELMAS-MARTY in Variations autour d’un droit commun, op. cit., p. 480..
3. En second lieu, le lien entre marché intérieur et libre circulation des jugements est incontestable, l’article 65 T.C.E. limitant la compétence des institutions aux matières ayant une incidence transfrontière, dans la mesure nécessaire au bon fonctionnement du marché intérieur. Ce lien était contenu en germe dans l’ex-article 220 (article 293 nouveau) du traité de Rome sur le fondement duquel la Convention de Bruxelles du 27 septembre 1968 a été adoptée3Article 220 (293 nouveau) : « Les États membres engageront entre eux, en tant que de besoin, des négociations en vue d’assurer, en faveur de leurs ressortissants : (…) – la simplification des formalités auxquelles sont subordonnées la reconnaissance et l’exécution réciproques des décisions judiciaires ainsi que des sentences arbitrales. ».. Plus qu’un « lien » avec le marché intérieur, il nous semble davantage approprié d’évoquer un phénomène d’attraction de l’ordre juridique du marché intérieur sur la coopération judiciaire en matière civile et commerciale comme le montre l’étude de la Convention de Bruxelles du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale qui a précédé le règlement no 44/2001 du 22 décembre 2000 et, notamment la jurisprudence de la Cour de justice relative à son interprétation. Cette convention, qui par définition relève d’un processus intergouvernemental, dépasse néanmoins le cadre d’une simple coopération intergouvernementale. D’une part, il s’agit, en effet, d’une convention « double » qui institue non seulement des règles concernant la reconnaissance et l’exécution des jugements étrangers mais également des règles de compétence directe ; d’autre part, dans le cadre des compétences d’interprétation conférées à la Cour par le protocole de Luxembourg du 3 juin 1971 qui établit un mécanisme très proche de celui de l’article 234 T.C.E ( ex article 177)4L’article 2 du Protocole accorde aux juridictions des États contractants lorsqu’elles statuent en appel, la faculté de saisir la Cour de justice en interprétation d’une disposition de la Convention. En ce qui concerne les juridictions suprêmes, elles sont tenues de demander à la Cour de justice de statuer sur la question préjudicielle si elles estiment que son interprétation est nécessaire pour qu’elles puissent rendre leur décision (article 3 (1) du Protocole). Le Protocole organise également, à son article 4, un recours consultatif en interprétation qui s’inspire du pourvoi dans l’intérêt de la loi. Selon cet article, les procureurs généraux près les Cours de cassation peuvent saisir la Cour de justice dès qu’ils constatent une divergence d’interprétation de la Convention, soit entre les juridictions d’États contractants différents, soit entre une juridiction d’un État et la Cour de justice. L’article 4 alinéa 2 précise qu’un tel recours est « sans effet sur les décisions à l’occasion desquelles l’interprétation lui a été demandée »., la Cour de justice a appliqué à l’interprétation de la Convention, les méthodes d’interprétation qu’elle utilise en droit communautaire, à savoir l’interprétation littérale des articles de la Convention mais aussi et surtout l’interprétation téléologique, le texte de la Convention devant être interprété à la lumière de ses objectifs et l’interprétation donnée devant assurer « l’effet utile » de la Convention5C.J.C.E. 6 octobre 1976, 12/76, Tessili, C.J.C.E. 15 novembre 1983, Duijnstee, aff. 228/82 ; 4 février 1988, Hofmann c/ Krieg, aff. 145/86, 15 mai 1990, Kongress Agentur Hagen, C-365/88…. À cet égard, le recours préjudiciel en interprétation du règlement Bruxelles I, organisé par l’article 68 du T.C.E., a une portée plus limitée que celui de la Convention6P. GIRERD : « L’article 68 CE : un renvoi préjudiciel d’interprétation et d’application incertaine », Rev. trim. dr. eur. 1999, p. 239., étant ouvert aux seules juridictions nationales « dont les décisions ne sont plus susceptibles d’un recours juridictionnel de droit interne »7Le recours consultatif en interprétation de l’article 4 du protocole de 1971 a également subi des modifications. L’article 68 § 3 T.C.E. prévoit que « le Conseil, la Commission ou un État membre » (et non plus les procureurs généraux près les Cours de cassation) peuvent saisir la Cour en interprétation, même en l’absence de « contradiction de décisions ». Dans sa communication « au Parlement européen, au Conseil, au Comité économique et social européen, au comité des régions et à la Cour de justice des Communautés européennes en date du 28 juin 2006 (COM (2006) 346 final), visant « l’adaptation des dispositions du titre IV du traité instituant la Communauté européenne relatives aux compétences de la Cour de justice, en vue d’assurer une protection juridictionnelle plus effective », la Commission souligne la nécessité d’aligner les compétences de la Cour de justice dans le domaine de la coopération judiciaire civile et commerciale sur le régime général du traité, conformément à ce que prévoit l’article 67, paragraphe 2, second tiret du traité CE qui impose au Conseil, à l’issue de la période transitoire de cinq ans à compter de l’entrée en vigueur du traité d’Amsterdam, de prendre une décision « en vue d’adapter les dispositions relatives aux compétences de la Cour de justice ». Elle avance plusieurs arguments dont celui d’assurer l’application et l’interprétation uniformes du droit communautaire dans ce domaine comme dans tout autre et de renforcer la protection juridictionnelle, et ce dans des domaines particulièrement sensibles au regard des droits fondamentaux. Avec le traité de Lisbonne, la compétence préjudicielle devrait être alignée sur celle de droit commun de l’article 234 du traité..
4. Cette interprétation « communautaire » de la Convention a préparé l’intégration poursuivie par le règlement no 44/2001 du 22 décembre 20008J.O.C.E. L 12 du 16 janvier 2001 concernant « la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale » qui l’a remplacée9Son succès a également directement inspiré la signature, le 16 septembre 1988, de la Convention de Lugano par les États membres de la CEE et les États de l’AELE. Cette convention reprend quasiment les règles posées par la Convention de Bruxelles., la Cour affirmant les liens nécessaires entre la Convention et le traité (« la Convention doit être interprétée en tenant compte à la fois du système et des objectifs qui lui sont propres et de son lien avec le traité »)10C.J.C.E. 6 octobre 1976, 12/76, Tessili., la primauté de la Convention sur les droits nationaux11février 1994, C-398/92, Firma Mund : dans ce dernier arrêt, la Cour juge ainsi qu’une disposition nationale (en l’occurrence l’article 917 du code de procédure allemand) qui prévoit la possibilité de modalités d’exécution différentes selon que la saisie- conservatoire est exécutée sur le territoire national ou dans un autre État membre est contraire « à l’article 7 du traité C.E.E, lu en combinaison avec l’article 220 du même traité et la Convention de Bruxelles » (point 22)., et interprétant de manière extensive les mécanismes de reconnaissance mutuelle et d’exécution des jugements visant à une généralisation de la libre circulation des jugements. La Cour a ainsi affirmé que l’interprétation autonome devait constituer le « principe » afin de garantir l’application uniforme de la Convention, ce qui lui a permis de dégager des « notions autonomes » concernant le champ d’application et les règles de compétence de la Convention12C.J.C.E. 9 janvier 1997, Rutten, C-383/95, pt. 12.. Cette jurisprudence peut être transposée à l’interprétation du règlement Bruxelles I qui reprend, sauf quelques modifications, le texte de la Convention et son effet intégratif permet de révéler les tensions et les mouvements susceptibles de s’exercer en présence de traditions juridiques nationales divergentes. Ce sera donc le premier point développé dans cette contribution.
5. Par ailleurs, selon les alinéas b) et c) de l’article 65 du traité CE, les règles concernant « la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale » instituées par le règlement Bruxelles I13Le règlement est entré en vigueur le 1er mars 2002. Il ne s’applique qu’aux actions intentées et aux actes authentiques reçus postérieurement à son entrée en vigueur. La Convention de Bruxelles s’applique donc à toutes les procédures engagées avant le 1er mars 2002., devraient avoir pour objectif de « favoriser la compatibilité des règles applicables dans les États membres en matière de conflits de lois et de compétence » et d’« éliminer les obstacles au bon déroulement des procédures civiles, au besoin en favorisant la compatibilité des règles des procédures civiles applicables dans les États membres ». Or, la « compatibilité » des règles nationales de procédure civile ne signifie pas « harmonisation » ou « rapprochement » de ces règles et cette remarque est corroborée par les déclarations contenues notamment dans le Programme de La Haye du 13 décembre 200414Conseil de l’Union européenne, Bruxelles, 13 décembre 2004, 16054/04-JAI 559. qui, sous le paragraphe intitulé « accroître la confiance mutuelle »15Paragraphe 3.2, p. 27 prévoit que
« la coopération judiciaire dans les matières tant pénales que civiles pourrait être encore développée en renforçant la confiance mutuelle et en faisant émerger progressivement une culture judiciaire européenne fondée sur la diversité des systèmes juridiques des États membres et sur l’unité par le droit européen »16Programme de La Haye du 13 décembre 2004, II. Orientations générales, 1. Principes généraux, p. 4. Ce programme précise, ensuite, qu’il « est fondé sur les principes généraux que sont la subsidiarité, la proportionnalité et la solidarité et sur le respect des différents systèmes et traditions juridiques des États membres »..
A priori, les règles de compétence judiciaire et de reconnaissance mutuelle mises en place par le règlement Bruxelles I ne devraient donc pas reposer sur un mécanisme d’intégration mais sur un principe plus souple, relevant du « réseau », celui de la confiance mutuelle dont on devra déterminer les contours et les fondements dans une seconde partie. Néanmoins, nous montrerons que les mécanismes souples du réseau n’écartent pas pour autant les mécanismes d’intégration qui continuent à jouer un rôle prépondérant. La Convention de Bruxelles s’appliquant à toutes les procédures engagées avant le 1er mars 2002, il sera fait référence au « système de Bruxelles I », incluant cette convention et le règlement, dans les propos suivants.
I. Les tensions et mouvements dans la définition des critères de mise en oeuvre du système Bruxelles I : « notions autonomes » et circulation des concepts
6. S’agissant de la détermination du champ d’application ou de la mise en œuvre de certaines règles de compétence de la Convention et du règlement Bruxelles I, la Cour s’est heurtée aux divergences de traditions juridiques nationales, soit que les concepts auxquels renvoient les instruments Bruxelles I n’existent pas dans tous les droits, soit qu’ils y revêtent une signification ou une portée différente (A).
7. Par ailleurs, à la demande du Royaume-Uni et de l’Irlande, un chef de compétence a été introduit dans la Convention puis dans le règlement, celui du trust, cette catégorie juridique étant inconnue dans certains droits dont le droit français. Il sera donc intéressant d’évoquer le cheminement de cette notion d’un système à un autre, sa réception dans un système dans lequel elle est inconnue et de s’interroger sur sa participation à l’élaboration d’une culture commune (B).
A. « Notions autonomes » et traditions juridiques divergentes : vers une culture commune ?
8. En présence de traditions judiciaires divergentes, pouvant conduire à une interprétation des critères du système Bruxelles I par les juridictions nationales, la Cour a écarté dans les premières décisions concernant la Convention de Bruxelles, le principe de l’interprétation stricte des traités au profit d’une lecture communautaire de la Convention, confirmant ainsi la position de l’avocat général G. Reischl dans l’affaire Eurocontrol17C.J.C.E., 14 octobre 1976, Eurocontrol, 29/76, Rec. p. 1553, spé. p. 1558.. La Cour a ainsi dégagé des « notions autonomes » concernant quasiment tous les critères posés par la Convention et le règlement relatifs à leur champ d’application (« matière civile et commerciale ») et aux règles de compétence (« matière contractuelle », « créancier d’aliments », matière délictuelle et quasi-délictuelle », « lieu où le fait dommageable s’est produit », « succursale », « consommateur »…). Nous n’évoquerons que quelques exemples, les plus révélateurs des divergences de traditions nationales, en recherchant le degré de précision apportée par la « notion autonome », sa conciliation avec les normes nationales, ce qui devrait conduire à éclairer la portée de ces « notions communautaires » dans l’émergence d’une culture judiciaire commune.
1. La notion de « matière civile et commerciale »
9. S’agissant tout d’abord du champ d’application, l’article 1er de la Convention et du règlement Bruxelles I, énonce que ces textes s’appliquent « (…) en matière civile et commerciale et quelle que soit la nature de la juridiction. Elle ne recouvre notamment pas les matières fiscales, douanières ou administratives.
Sont exclus de (leur) application :
1) l’état et la capacité des personnes physiques, les régimes matrimoniaux,
les testaments et les successions ;
2) les faillites, concordats et autres procédures analogues ;
3) la sécurité sociale ;
4) l’arbitrage. »
S’il est clair, pour un juriste de Civil Law, que les matières concernées relèvent du droit privé, la délimitation droit privé/droit public n’a guère cours dans les pays de Common Law. Mais des problèmes d’interprétation de la « matière civile et commerciale » peuvent se poser également à des juristes de Civil Law, en l’absence de définition, dans la Convention et dans le règlement, du contenu ou de la portée de cette notion.
Dans les arrêts Eurocontrol du 14 octobre 197618Affaire 29/76, Rec. 1541. et du 14 juillet 197719Affaires jointes 9 et 10/77, Rec. 1517, points 3 et 5. Dans ces affaires était en cause une action en recouvrement de créances intentée par Eurocontrol (Organisation européenne pour la sécurité de la navigation aérienne) à l’encontre de la compagnie aérienne allemande L.T.U. La Cour affirme que « pour l’interprétation de la notion “matière civile et commerciale” aux fins de l’application de la Convention du 27 septembre 1968 (…) il convient de se référer non au droit d’un quelconque des États concernés, mais, d’une part, aux objectifs et au système de la Convention, et, d’autre part, aux principes généraux qui se dégagent de l’ensemble des systèmes nationaux ». Cette jurisprudence a été confirmée de manière constante, voir notamment, C.J.C.E., 16 décembre 1980, Rüffer, 814/79, Rec. p. 3807, point 7 ; 14 novembre 2002, Baten, C-271/00, Rec. p. I-10489, point 28 ; 15 mai 2003, Préservatrice foncière TIARD, C-266/01, Rec. p. I-4867, point 20, 18 mai 2006, ČEZ, C-343/04, Rec. p. I-4557, point 22 ; 15 février 2007, Lechouritou, C-292/05, point 29., et dans l’arrêt Rüffer du 16 décembre 198020Cette affaire concernait une action en remboursement de frais d’enlèvement d’un bateau coulé au large d’une baie, engagée par le gouvernement néerlandais à l’encontre d’un particulier : affaire 814/79, Rec. 3907, point 14. En ce sens, voir notamment, 1er octobre 2002, Henkel, C-167/00, Rec. p. I-8111, point 29 ; 14 novembre 2002, Baten, C-271/00, point 29 ; 15 mai 2003, Préservatrice foncière TIARD, C- 266/01, point 21 ; 18 mai 2006, ČEZ, C-343/04, point 22., la Cour précise que relèvent du droit public et sont donc exclues du champ d’application de la Convention (et du règlement), les affaires mettant en cause l’« intervention d’une autorité publique agissant dans l’exercice de la puissance publique »21Il s’agit, notamment, de « recouvrement de redevances dues par une personne de droit privé à un organisme national ou international de droit public en vertu de l’utilisation des installations et services de celui-ci, notamment lorsque cette utilisation est obligatoire et exclusive » ; lorsque « le taux des redevances, les modes de calcul et les procédures de perception sont fixées de manière unilatérale vis-à-vis des usagers »…. L’application de ces critères explique que l’action en responsabilité civile et pénale contre un enseignant d’une école publique, en raison de l’accident mortel d’un de ses élèves, relève du champ d’application de la Convention, l’enseignant n’étant pas « une autorité publique agissant dans l’exercice de la puissance publique »22C.J.C.E., 21 avril 1993, Volker Sonntag, C-172/91, Rec. 1963. En effet, « même si le droit interne de l’État contractant d’origine de l’enseignant concerné qualifie l’activité de surveillance dudit enseignant envers ses élèves comme un exercice de la puissance publique, cette circonstance demeure sans incidence sur la qualification du litige au principal au regard de l’article 1er de la Convention » (point 25)..
Dès lors que les contestations en cause dans le litige procèdent « (…) d’une manifestation de prérogatives de puissance publique par l’une des parties au litige, en raison de l’exercice par celle-ci de pouvoirs exorbitants par rapport aux règles de droit commun applicables dans les relations entre particuliers », la Convention et le règlement Bruxelles I doivent être écartés23C.J.C.E., 15 février 2007, Lechouritou, C-292/05, point 34. Voir, en ce sens, arrêts précités Sonntag, point 22 ; Henkel, point 30 ; Préservatrice foncière TIARD, point 30, et du 5 février 2004, Frahuil, C- 265/02, Rec. p. I-1543, point 21.. Ainsi, l’action en réparation du préjudice subi par les victimes d’opérations menées par des forces armées pendant la deuxième guerre mondiale, intentée par des requérants helléniques à l’encontre de la République fédérale d’Allemagne, ne relève donc pas du champ d’application matériel de la convention de Bruxelles24C.J.C.E., 15 février 2007, Lechouritou, C-292/05. Comme le souligne la Cour, « il ne fait aucun doute que des opérations menées par des forces armées constituent l’une des émanations caractéristiques de la souveraineté étatique, notamment en ce qu’elles sont décidées de façon unilatérale et contraignante par les autorités publiques compétentes et se présentent comme étant indissociablement liées à la politique étrangère et de défense des États. » ( point 34)..
Cependant, l’application de ces critères n’écarte pas toutes les difficultés25Hélène GAUDEMET-TALLON : Compétence et exécution des jugements en Europe. Règlement no 44/2001, Conventions de Bruxelles et de Lugano, L.G.D.J., Collection Droit des affaires, 3ème édition, p. 27. et les incertitudes se manifestent jusque dans les exclusions du champ d’application de la Convention ou du règlement et proviennent, là encore, des divergences entre traditions ou conceptions nationales : difficultés à circonscrire, notamment, les litiges douaniers ou relevant du contentieux de la Sécurité sociale26Ainsi, selon la Cour l’exclusion de la Sécurité sociale du champ d’application de la Convention ne concernerait que « le contentieux de cette matière, à savoir les différends issus des rapports entre l’administration et les employeurs ou employés. (…) La convention de Bruxelles (serait) applicable lorsque l’administration fait valoir un droit de recours direct contre un tiers responsable du dommage ou est subrogée envers ce tiers dans les droits d’une victime assurée par elle, car elle agit alors selon les normes du droit commun » (C.J.C.E., 14 novembre 2002, Baten, C-271/00, point 48). De même si « les matières douanières », qui ne sont pas autrement définies ni par la Convention ou le règlement Bruxelles I, ni par la Cour de justice, sont exclues du champ de ces instruments, « il y a (…) lieu de considérer (…) qu’entre dans la notion de “matière civile et commerciale” une action par laquelle un État contractant poursuit, auprès d’une personne de droit privé, l’exécution d’un contrat de droit privé de cautionnement qui a été conclu en vue de garantir le paiement d’une dette douanière dont une autre personne est redevable envers cet État, pour autant que le rapport juridique entre le créancier et la caution, tel qu’il résulte du contrat de cautionnement, ne correspond pas à l’exercice de pouvoirs exorbitants par rapport aux règles applicables dans les relations entre particuliers » (C.J.C.E., 15 mai 2003, Préservatrice foncière TIARD, C-266/01, point 40).…
2. Définition des critères de compétence
10. Des difficultés similaires peuvent être observées dans les critères fondant les règles de compétence. On sait que la Convention et le règlement Bruxelles I posent le principe général de la compétence du tribunal du lieu du domicile du défendeur (article 2). Cependant, la Convention et le règlement prévoient également des règles de compétences spéciales, à l’article 5, qui offrent une option au demandeur entre la compétence générale de l’article 2 ou celles énumérées à l’article 5. Ensuite, l’article 22 du règlement (article 16 de la convention) dresse une liste de compétences exclusives à caractère impératif, en matière immobilière, de baux immobiliers, de sociétés ou autres personnes morales, d’inscription sur les registres, de brevets, marques, dessins et modèles, d’exécution des décisions. Et il existe un certain nombre de règles de compétence destinées à protéger la partie la plus vulnérable.
11. En ce qui concerne la compétence générale prévue par l’article 2, à savoir la compétence du tribunal du lieu du domicile du défendeur, la notion de « domicile » n’est pas définie pour les personnes physiques et l’article 59 du règlement Bruxelles I (article 52 de la Convention) renvoie au droit interne du juge saisi « pour déterminer si une partie a un domicile sur le territoire de l’État membre dont les tribunaux sont saisis (…) ». Selon l’alinéa 2 de l’article 59 du règlement (alinéa 2 de l’article 52 de la Convention), « si une partie n’a pas de domicile dans l’État dont les tribunaux sont saisis, le juge, pour déterminer si elle a un domicile dans un autre État contractant (membre), applique la loi de cet État ». Or, comme le fait observer le professeur Hélène GAUDEMET-TALLON27Hélène GAUDEMET-TALLON, Compétence et exécution des jugements en Europe, op. cit., p. 60. :
« les droits nationaux ne retiennent pas toujours la même notion de domicile. Il peut s’agir du lieu du principal établissement, ou du lieu où l’on est inscrit sur certains registres ou encore du lieu où l’on habite plutôt que de celui où l’on exerce son activité professionnelle ; le droit national peut s’en tenir au principe de l’unicité du domicile ou admettre une pluralité de domiciles ; on sait aussi que les droits de Common Law ont traditionnellement une conception propre du domicile, distinguant le domicile d’origine du domicile de choix ».
Outre le risque d’un conflit positif de compétence28Plusieurs juges d’États membres différents s’estiment compétents. qui pourrait être résolu par les dispositions en matière de litispendance, le risque le plus grave serait un conflit négatif de compétence qui pourrait conduire à un déni de justice, aucun des juges ne s’estimant compétent29Voir notamment Hélène GAUDEMET-TALLON, Compétence et exécution des jugements en Europe, op. cit., p. 61 ; Serge GUINCHARD, Frédérique FERRAND : Procédure civile ; droit interne et droit communautaire, Précis Dalloz, droit privé, 28ème édition, p. 418 ; Marie-Laure NIBOYET, Géraud DE GEOUFFRE DE LA PRADELLE : Droit international privé, L.G.D.J. 2007, p 310. Voir également Civ. 1ère, 4 janvier 1984, Rev. Crit. DIP 1986, 123, note COURBE. Dans cet arrêt, la Cour de cassation française approuve le tribunal d’avoir retenu la résidence du défendeur en France et de s’être ainsi déclaré compétent alors même que le défendeur n’avait pas de domicile ni en France, au sens de la loi française, ni aux Pays-Bas selon la loi néerlandaise..
12. En ce qui concerne le domicile des personnes morales, le règlement Bruxelles I modifie fort heureusement la Convention de Bruxelles, qui renvoyait au droit international privé du juge saisi, en retenant une définition communautaire. L’article 60 du règlement fixe leur domicile au lieu du siège social statutaire, de leur administration centrale ou de leur principal établissement et précise que « pour le Royaume-Uni et l’Irlande, on entend par “siège statutaire” le registered office ou, s’il n’existe nulle part de registered office, le place of incorporation (le lieu d’acquisition de la personnalité morale) ou s’il n’existe nulle part de lieu d’acquisition de la personnalité morale, le lieu selon la loi duquel la formation ( la constitution) a été effectuée ». On peut donc constater que la notion autonome retenue par le règlement Bruxelles I fait la synthèse des différentes traditions juridiques, en les plaçant sur un pied d’égalité et la multiplicité de ces critères, si elle peut entraîner un conflit positif de compétences, écarte le risque d’un conflit négatif.
13. En ce qui concerne les règles de compétence spéciale, l’article 5 du règlement énumère une liste de sept matières déterminées dans lesquelles existe une option de compétence en faveur d’un tribunal autre que celui du lieu du domicile du défendeur, en raison d’« un lien de rattachement étroit entre la contestation et le tribunal qui est appelé à en connaître »30Rapport JÉNARD, J.O.C.E C59, 05 mars 1979, p. 1, spé. p. 22.. Les options ouvertes par l’article 5 reposent donc sur la notion de « proximité » mais sont d’interprétation stricte comme l’a affirmé à plusieurs reprises la Cour de justice31Voir notamment : C.J.C.E., 6 octobre 1976, De Bloos, aff. 24/76 ; 22 novembre 1978, Somafer, aff. 33/78 ; 22 mars 1983, Peters, aff. 34/82 ; 27 septembre 1988, Kalfelis, aff. 189/87 ; 17 juin 1992, Jakob Handte, C-26/91 ; 9 janvier 1997, Rutten, C-383/95. Parmi ces matières, figurent les contestations relatives à un contrat et à un délit qui ont suscité un important contentieux, de profondes différences existant entre les traditions nationales. Pour ces raisons, nous étudierons les notions autonomes élaborées par la Cour s’agissant de la « matière contractuelle » et de « la matière délictuelle ».
14. La notion de « matière contractuelle », sa distinction avec la « matière délictuelle », revêt une portée différente selon les États membres. Les remous qui ont entouré les premières initiatives autour d’un Code civil européen et la réorientation actuelle des travaux vers l’élaboration d’un Cadre Commun de Référence (CCR), les retards apportés à l’adoption des règlements Rome I et Rome II, expriment clairement que la définition même du contrat est culturelle, constitue le reflet d’une civilisation, certains droits, comme le droit français retenant une conception subjective du contrat, protectrice du consentement de la personne, d’autres droits, comme le droit anglais, faisant prévaloir une conception objective, économique du contrat32Les professeurs Serge GUINCHARD et Frédérique FERRAND (Serge GUINCHARD, Frédérique FERRAND : Procédure civile ; droit interne et droit communautaire, Précis Dalloz, droit privé, 28ème édition, p. 422) constatent, ainsi, que « par exemple, alors que le droit français considère que l’action en responsabilité du sous-acquéreur contre le fabricant d’un bien est “nécessairement de nature contractuelle”, le droit allemand, en l’absence de tout contrat entre ces personnes, considère que seules les règles de la responsabilité délictuelle peuvent trouver à s’appliquer. Inversement, alors que les fautes précontractuelles commises (par exemple lors de la négociation d’un contrat) sont, par le jeu d’une fiction jurisprudentielle, sanctionnées par une responsabilité de type quasi contractuel en Allemagne (…), les tribunaux français ne voient dans une telle hypothèse qu’un cas d’application de la responsabilité délictuelle de droit commun si les conditions en sont remplies »..
Or, dans ce contexte de pluralisme juridique, l’article 5 de la Convention de Bruxelles, l’article 5 du système BXL I ouvre une option au demandeur en faveur du « tribunal du lieu où l’obligation qui sert de base à la demande a été ou doit être exécutée », sans définir les notions de « matière contractuelle », d’« obligation qui sert de base à la demande » et de « lieu d’exécution ».
15. Dans un arrêt du 22 mars 1983, Martin Peters33Aff. 34/82, Rec. 987, point 9., la Cour s’est donc prononcée pour une définition autonome de la « matière contractuelle » mais son approche jusqu’ici, demeure prudente. Loin d’établir une définition générale de la notion de contrat qui pourrait heurter les traditions nationales, la Cour adopte une démarche casuistique, fonctionnelle, qui vise de manière pragmatique à assurer le fonctionnement unitaire et efficace de la Convention et du règlement Bruxelles I34C’est ainsi qu’elle affirme de manière constante les principes qui régissent l’application du système Bruxelles I : « la notion de «matière contractuelle» doit être interprétée de manière autonome, en se référant au système et aux objectifs de la convention, en vue d’assurer l’application uniforme de celle-ci dans tous les États contractants ; cette notion ne saurait, dès lors, être comprise comme renvoyant à la qualification que la loi nationale applicable donne au rapport juridique en cause devant la juridiction nationale » (Voir, notamment, C.J.C.E. 17 juin 1992, Handte, C-26/91, Rec. p. I-3967, point 10 ; 27 octobre 1998, Réunion européenne e.a., C-51/97, Rec. p. I-6511, point 15 ; 17 septembre 2002, Tacconi, C-334/00, Rec. p. I-7357, point 19, 1er octobre 2002, Henkel, C-167/00, Rec. p. I-8111, point 35 ; 5 février 2004, Frahuil, C-265/02, Rec. I- 1543, point 22)..
Selon la Cour, la notion de contrat implique un lien direct entre les parties au litige, « un engagement librement assumé d’une partie envers une autre »35Voir notamment, 22 mars 1983, Martin Peters, aff. 34/82, Rec. 987, point 9 ; 17 juin 1992, Handte, C- 26/91, point 15 ; 27 octobre 1998, Réunion européenne e.a., C-51/97, point 17 ; 17 septembre 2002, Tacconi, C-334/00, point 23 ; 5 février 2004, Frahuil, C-265/02, point 24. Entrent dans la matière contractuelle visée par l’article 5.1, « les obligations ayant pour objet le versement d’une somme d’argent et trouvant leur fondement dans le lien d’affiliation existant entre une association et ses adhérents » (C.J.C.E., 22 mars 1983, Martin Peters, op. cit., point 15) ; « un litige relatif à la rupture abusive d’un contrat d’agence commerciale autonome et au paiement de commissions dues en exécution de ce contrat ».. En revanche, à défaut de tout lien contractuel entre le fabricant et le sous-acquéreur, ne relève pas de « la matière contractuelle », l’action en réparation du préjudice pour non conformité de la chose vendue exercée par le sous-acquéreur à l’encontre du fabricant36C.J.C.E., 17 juin 1992, Handte, C-26/91, Rec. p. I-3967. La Cour rejette ainsi la construction prétorienne de la Cour de cassation française relative aux chaînes de contrats..
16. Enfin, les relations précontractuelles relèvent de la matière délictuelle37C.J.C.E.,17 septembre 2002, Tacconi, C-334/00, op. cit, définie également de manière autonome comme « (…) toute demande qui vise à mettre en jeu la responsabilité d’un défendeur et qui ne se rattache pas à la matière contractuelle au sens de l’article 5, point 1, de la même convention »38Voir notamment, C.J.C.E., 27 septembre 1988, Kalfelis, 189/87, Rec. p. 5565, point 17 ; 26 mars 1992, Reichert et Kockler, C-261/90, Rec. p. I-2149, point 16 ; 1er octobre 2002, C-167/00, Verein für Konsumenteninformation, point 36.. Relève ainsi de la matière délictuelle ou quasi-délictuelle, « l’obligation extracontractuelle incombant au commerçant de s’abstenir, dans ses relations avec les consommateurs,de certains comportements que le législateur réprouve »39C.J.C.E., 1er octobre 2002, C-167/00, Verein für Konsumenteninformation, point 41. dont celle de s’abstenir d’inscrire des clauses abusives dans les contrats conclus avec les consommateurs.
17. Comme on peut le constater, les « notions autonomes » permettent une uniformisation dans l’application de la convention et du règlement Bruxelles I malgré l’imprécision des termes de ces instruments et les divergences nationales. Ces notions ne relèvent pas, à l’évidence, d’une volonté de théorisation préalable à l’élaboration d’un droit commun, soit par le caractère sommaire de leur énoncé et leur approche casuistique (en matière contractuelle et délictuelle, notamment), soit par l’intégration ascendante de conceptions communes aux États membres (dans les critères relatifs au domicile des personnes morales, par exemple). En cela, elles ont une moindre portée que celle des « notions autonomes » développées dans le cadre du marché intérieur40Cette remarque se vérifie particulièrement en ce qui concerne la notion de mesures d’effet équivalant à des restrictions quantitatives dans les diverses nuances apportées par la Cour.. Elles ont donc principalement un rôle fonctionnel, celui de faire prévaloir « le système et les objectifs »41Voir, notamment, C.J.C.E. 21 juin 1978, Bertrand, 150/77, Rec. p. 1431, points 14 à 16 ; 19 janvier 1993, Shearson Lehman Hutton, C-89/91, Rec. p. I-139, point 13 ; 3 juillet 1997, Benincasa, C-269/95, Rec. p. I-3767, point 12 ; 27 avril 1999, Mietz, C-99/96, Rec. p. I-2277, point 26, 11 juillet 2002, Gabriel, C-96/00, Rec. p. I-6367, point 37, 20 janvier 2005, Johann Grüber, C-464/01, point 31. de la Convention et du règlement Bruxelles I en les plaçant dans le seul cadre communautaire. Mais surtout, l’élaboration de ces « notions autonomes » a permis à la Cour de mettre en lumière des principes communs en matière de procédure civile, à partir de principes qui étaient déjà présents dans l’ordre juridique communautaire, comme celui de la sécurité juridique et de principes communs aux États membres.
18. Ainsi, la sécurité juridique et l’exigence de prévisibilité de la juridiction compétente dans le chef du futur défendeur impliquent une interprétation stricte des règles de compétence42Voir, notamment, C.J.C.E. 17 juin 1992, Handte, C-26/91, point 14 ; 27 octobre 1998, Réunion européenne e.a., C-51/97, point 16 ; 5 février 2004, Frahuil, C-265/02, point 23, 20 janvier 2005, Johann Gruber, C-464/01, point 32.. Les règles de compétence spéciale doivent être interprétées dans un sens protecteur de la partie présumée vulnérable et ne doivent pas avoir pour effet de la dissuader d’agir en justice43« … la Cour a itérativement jugé que le régime particulier institué par les dispositions du titre II, section 4, de la convention de Bruxelles, qui déroge à la règle de principe prévue à l’article 2, premier alinéa, de celle-ci et à la règle de compétence spéciale pour les contrats en général, énoncée à l’article 5, point 1, de cette même convention, a pour fonction d’assurer une protection adéquate au consommateur en tant que partie au contrat réputée économiquement plus faible et juridiquement moins expérimentée que son cocontractant professionnel, partie qui ne doit pas être découragée d’agir en justice en se voyant obligée de porter l’action devant les juridictions de l’État sur le territoire duquel son cocontractant a son domicile » (voir, notamment, 19 janvier 1993, Shearson Lehman Hutton, C-89/91, point 18 ; 11 juillet 2002, Gabriel, C-96/00, point 39, 20 janvier 2005, Johann Gruber, C-464/01, point 34).. Il convient également d’éviter de multiplier les chefs de compétence juridictionnelle à propos d’un même rapport juridique44C.J.C.E., 19 février 2002, Besix, C-256/00, Rec. p. I-1699, point 27 ; 11 juillet 2002, Gabriel, C-96/00, point 57, 5 février 2004, DFDS Torline, C-18/02, point 26, 20 janvier 2005, Johann Gruber, C-464/01, point 44., de concevoir largement les notions de litispendance45C.J.C.E, 8 décembre 1987, Gubisch Maschinenfabrik KG contre Giulio Palumbo, affaire 144/86, Rec. p. 4861 : point 18 : « en effet, si dans un cas tel que celui de l’espèce, les questions litigieuses relatives à un même contrat de vente international n’étaient pas tranchées par le seul tribunal devant lequel la demande en exécution du contrat est pendante et qui a été saisi en premier lieu, la partie demanderesse en exécution du contrat serait exposée au risque de se voir refuser, au titre de l’article 27, alinéa 3, la reconnaissance d’une décision rendue en sa faveur, et ce bien que le moyen de défense éventuellement présenté par la partie défenderesse et tiré de l’absence de force obligatoire du contrat n’ait pas été retenu. En effet, il ne saurait être mis en doute que la reconnaissance d’une décision judiciaire rendue dans un État contractant et prononçant la condamnation à l’exécution d’un contrat serait refusée dans l’État requis s’il existait une décision d’un tribunal de cet État prononçant l’annulation ou la résolution du même contrat. Pareil résultat comportant la limitation des effets de chaque décision judiciaire au territoire national irait à l’encontre des objectifs de la Convention visant à renforcer, dans tout l’espace juridique communautaire, la protection juridique et à faciliter la reconnaissance, dans chaque État contractant, des décisions judiciaires rendues dans tout autre État contractant ». et de connexité46C.J.C.E., 27 septembre 1988, Kalfelis, 189/87, Rec. p. 5565, points 11 et 12. afin d’« éviter des procédures parallèles pendantes devant les juridictions de différents États contractants et les contrariétés de décisions qui pourraient en résulter »47C.J.C.E., 27 septembre 1988, Kalfelis, 189/87, op. cit., point 13.. Le juge compétent doit enfin assurer tout particulièrement le respect des droits de la défense48C.J.C.E., 24 juin 1981, Elefanten Schuh GmbH, affaire 150/80, Rec. p.1671 point 14 « En effet, d’après le droit de procédure civile de certains États contractants, le défendeur qui ne soulèverait que le problème de la compétence pourrait être forclos à faire valoir ses moyens de fond dans le cas où le juge rejetterait le moyen d’incompétence. Une interprétation de l’article 18 qui permettrait d’arriver à un tel résultat serait contraire à la protection des droits de la défense dans la procédure d’origine, qui constitue l’un des objectifs de la Convention ». Voir également C.J.C.E. 16 juin 1981, Klomps (166/80, Rec., p. 1593, point 7) ; 21 avril 1993, Sonntag (C-172/91, Rec., p. I-1963, point 38… et du principe du contradictoire49C.J.C.E., 21 mai 1980, Denilauler, 125/79, Rec., p. 1553, point 13, voir infra, II..
Sans anticiper sur les développements qui suivent, on peut donc déjà souligner l’une des fonctions essentielles de ces « notions autonomes », celle de contribuer à l’émergence de principes communs procéduraux, résultant de mouvements d’intégration descendants aussi bien qu’ascendants et participant ainsi à la mise en œuvre de la confiance mutuelle, indispensable dans les mécanismes de reconnaissance et d’exécution des jugements.
Si l’intégration continue découlant de la mise en œuvre de « notions autonomes » coexiste avec les traditions juridiques nationales, il n’en va pas de même s’agissant de la reconnaissance de concepts par le juge d’un État dans lequel ces concepts sont inconnus, comme le « trust », notion propre au droit anglais.
B. Les difficultés dans la reconnaissance de concepts « étrangers » : le risque d’une « nationalisation »/dénaturation.
19. À la demande du Royaume-Uni et de l’Irlande, un nouveau chef de compétence a été introduit dans la Convention, celui de l’article 5-6 qui prévoit que le défendeur peut être attrait « en sa qualité de fondateur, de trustee ou de bénéficiaire d’un trust constitué soit en application de la loi, soit par écrit ou par une convention verbale, confirmée par écrit, devant les tribunaux de l’État membre sur le territoire duquel le trust a son domicile ». L’article 5.6 donne donc compétence au tribunal sur le territoire duquel le trust a son domicile mais la détermination de celui-ci ne peut s’aligner sur celle du domicile des personnes morales, le trust n’ayant pas la personnalité morale. L’article 60.3 du règlement Bruxelles I renvoie donc aux règles de droit international privé de l’État membre du juge saisi.
20. Or, le trust est une institution anglo-saxonne, inconnue de certains droits comme le droit français. Les professeurs Serge GUINCHARD et Frédérique FERRAND50Serge GUINCHARD, Frédérique FERRAND : Procédure civile. Droit interne et droit communautaire, Dalloz, 28ème édition, p. 436., la définissent comme une institution
« en vertu de laquelle une personne appelée trustee se voit confier la propriété de biens mobiliers ou immobiliers ou la titularité de droits afin d’en assurer la gestion dans l’intérêt d’une ou de plusieurs autres personnes appelées bénéficiaires ».
Le trust peut être volontaire ou légal. De fait, il n’existe pas de définition précise en droit anglais. La Convention de
La Haye du 1er juillet 1985 sur la loi applicable au trust et à sa reconnaissance définit le trust dans son article 2 comme
« les relations juridiques créées par une personne, le constituant, – par actes entre vifs ou à cause de mort – lorsque des bien sont été placés sous le contrôle d’un trustee dans l’intérêt d’un bénéficiaire ou dans un but déterminé ».
Le trust peut donc être considéré comme une institution non dotée de la personnalité morale qui implique
« (…) que la propriété des droits et biens objets du trust soit transférée au trustee, qui en devient le propriétaire selon le droit de common law, tandis que le bénéficiaire du trust se voit reconnaître un droit réel selon le droit de l’Equity, qui prime celui reconnu au trustee. Le trustee n’est donc pas propriétaire au sens « civiliste » du terme, des droits et biens objets du trust : son droit de propriété n’a rien d’absolu, en raison notamment du droit réel reconnu au bénéficiaire du trust. La propriété des droits et biens objets du trust ne lui est transférée que pour lui permettre d’assurer la mission de gestion qui lui a été confiée par le settlor »51Diane LE GRAND DE BELLEROCHE : « L’intégration du concept de trust à l’échelle régionale et mondiale » in Critique de l’intégration normative, Mireille DELMAS-MARTY (dir.), PUF, « les voies du droit », 2004, p. 139, spé. p. 158..
21. Les difficultés suscitées par l’intégration du trust dans le système de Bruxelles I sont de plusieurs ordres. La première réside dans la détermination même du domicile du trust. Le professeur Hélène GAUDEMET-TALLON52Hélène GAUDEMET-TALLON : Compétence et exécution des jugements en Europe, op. cit., p. 63., se fondant sur le rapport P. Schlosser précise que :
« l’on doit partir de l’idée que les trusts ont un “centre d’intérêt local”, centre d’intérêt qui pourrait jouer un rôle analogue à celui du siège des sociétés ».
Parmi les critères qui pourraient être retenus, le rapport Schlosser cite
« le centre de gestion du trust, le lieu de résidence des trustees, la situation des biens du trust, la nature des objectifs poursuivis par le trust et le lieu d’exécution des obligations nées du trust »
critères qui, comme le souligne Mme GAUDEMET-TALLON, sont vagues, « peuvent ne pas tous concorder (et) risquent d’engendrer des difficultés »53Ibidem.
Le deuxième ordre de difficultés provient de l’application par le juge saisi des règles de droit international privé du for dans l’hypothèse où cet État ne connaît pas l’institution du trust. En France, le juge procède d’abord à une opération de qualification juridique avant de déterminer la règle applicable. Par conséquent, la question est de savoir comment le juge français, confronté à un litige relatif à un trust, va qualifier cette opération, en l’absence d’instruments législatifs intégrant cette notion ?
22. Force est de constater que l’institution du trust heurte si profondément la tradition juridique française que la jurisprudence française en la matière reflète un embarras certain, des errements conduisant à une dénaturation de ce concept. Mme Diane LE GRAND DE BELLEROCHE54Diane LE GRAND DE BELLEROCHE : « L’intégration du concept de trust à l’échelle régionale et mondiale », op. cit. montre ainsi comment le juge français, en analysant le concept de trust par analogie, par rapport à des catégories juridiques du droit français, aboutit à des solutions erronées.
Ainsi, l’institution du trust porte atteinte au principe d’unicité du patrimoine. En effet,
« il est nécessaire d’opérer une distinction entre ce que le droit français dénommerait le “patrimoine” personnel du trustee et le fonds du trust, notamment dans un but de protection des créanciers du trustee et du trust »55Diane LE GRAND DE BELLEROCHE : « L’intégration du concept de trust à l’échelle régionale et mondiale », op. cit., p. 144..
Dans un arrêt du 20 février 1996, la Cour de cassation56Cour de cassation, Civ 1ère, 20 février 1996, Bull. I, no 93, p. 62. a résolu cette contrariété de principes en considérant que la constitution d’un trust par lequel le constituant se dépouille « d’un capital pour en recevoir les revenus sa vie durant, tout en chargeant le trustee de le remettre, au jour de sa mort, aux bénéficiaires désignés par lui à cette date, (…) réalise une donation indirecte qui, ayant pris effet au moment du décès du donateur par la réunion de tous ses éléments, prend date à ce jour ».
La Cour méconnaît ainsi l’effet du trust, qui est de transférer « la propriété équitable » au profit du ou des bénéficiaires, sans que ce transfert soit subordonné à une acceptation du bénéficiaire.
Ensuite, le trust porte atteinte au principe du caractère absolu du droit de propriété, tel qu’il est posé à l’article 544 du Code civil57Article 544 : « La propriété est le droit de jouir et de disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu’on en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements »., par la distinction opérée par cette institution entre droit de propriété en common law du trustee et droit de propriété en equity du bénéficiaire du trust. Finalement, le juge français a tout à tour assimilé le trustee à un exécuteur testamentaire ou à un mandataire, le bénéficiaire à un légataire universel, le trust à une donation. On citera également cet arrêt de la Cour d’appel de Paris, en date du 10 janvier 197058Paris, 10 janvier 1970, Rev. Critique 1971, 518, note Droz. qui définit ainsi le trust comme la convention « au moyen de laquelle ont été réalisées des libéralités à cause de mort (qui) constitue un contrat synallagmatique relevant non de la loi successorale mais de la loi d’autonomie, c’est à dire de la loi sous l’empire de laquelle les parties ont entendu se placer ». Or, le trust ne constitue ni un contrat synallagmatique dans la mesure où il résulte d’un engagement unilatéral du constituant, ni un contrat de mandat, le trustee, contrairement au mandataire, étant propriétaire des biens du trust.
23. Par conséquent, pour certains auteurs, « la Convention de La Haye du 1er juillet 1985 sur la loi applicable au trust et à sa reconnaissance (pourrait) servir de guide, en particulier l’article 7 qui indique les indices dont il faut notamment tenir compte lorsque les parties n’ont pas désigné la loi applicable au trust »59Hélène GAUDEMET-TALLON : Compétence et exécution des jugements en Europe, op. cit., p. 63. En ce sens, B. AUDIT : Droit international privé, Economica, 4ème édition, p. 433..
Mais cette convention n’a pas été ratifiée par la France. De fait, la réponse ministérielle apportée par Madame le Garde des Sceaux60Rép. Min. no 55, JO Sénat du 24 janvier 2008, p. 160. à la question d’une ratification par la France de la Convention de La Haye de 1985 montre une certaine méfiance à l’égard du trust, en dépit de l’adoption par la France, d’un instrument assez proche, celui de la fiducie, par la loi no 2007-211 du 19 février 2007. Parmi les arguments avancés dans cette réponse pour justifier les réticences françaises à la ratification de la Convention est soulignée la nécessité de veiller à ce qu’une telle ratification n’emporte pas reconnaissance en France, sans aucun contrôle, de patrimoines d’affectation, créés selon un droit étranger, qui échapperaient aux mesures de transparence imposées aux fiducies françaises et celle de lutter contre le blanchiment d’argent et les fraudes, s’agissant de trusts constitués à l’étranger qui devraient être reconnus en droit interne.
24. À cet égard, la loi du 19 février 200761Intégrée dans les articles 2011 à 2031 du Code civil. définit la fiducie62Article 2011 du Code civil. comme :
« l’opération par laquelle un ou plusieurs constituants transfèrent des biens, des droits ou des sûretés, ou un ensemble de biens, de droits ou de sûretés, présents ou futurs, à un ou plusieurs fiduciaires qui, les tenant séparés de leur patrimoine propre, agissent dans un but déterminé au profit d’un ou plusieurs bénéficiaires ».
Selon les articles 2014 et 2015 du Code civil, « Seules peuvent être constituants les personnes morales soumises de plein droit ou sur option à l’impôt sur les sociétés… » et ne peuvent avoir la qualité de fiduciaires que les organismes financiers réglementés que sont les établissements de crédit, les entreprises d’investissement et les entreprises d’assurance. Par conséquent, le fiduciaire est soumis au régime de ces organismes (obligation d’agrément, incompatibilités, sanctions…) ainsi qu’aux obligations afférentes à la lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme.
Bien que la notion de fiducie soit proche de celle de trust, on peut constater qu’elle a subi des transformations, par rapport au modèle anglais, afin de la rendre compatible avec les principes du droit français : elle ne comporte pas de démembrement du droit de propriété, le fiduciaire étant titulaire de la pleine propriété des biens, objets de la fiducie. Elle ne porte pas non plus atteinte au principe de l’unicité du patrimoine, les biens mis en fiducie faisant partie du patrimoine du fiduciaire.
Enfin, la fiducie est toujours établie par un contrat ou par la loi (article 2012) et l’article 2013 établit une nullité d’ordre public concernant des fiducies qui procèderaient d’une intention libérale au profit du bénéficiaire.
25. L’exemple du trust exprime donc les limites de l’intégration ou de l’élaboration d’une culture judiciaire commune. La reconnaissance ou l’intégration d’un concept totalement étranger ou contraire à des principes culturellement enracinés d’un droit national, comme le sont l’unicité du patrimoine et le caractère absolu du droit de propriété en droit français, conduisent à un rejet ou à une dénaturation de ce concept. Mais on peut en sens inverse constater le rôle moteur que peuvent jouer ces notions « étrangères » qui, après un « remodelage » visant à les rendre conformes à la tradition de l’État récipiendaire, sont intégrées par celui-ci sous une autre appellation. C’est le cas de la fiducie, nouvel instrument de droit français et de droit italien, celui-ci ayant créé récemment une institution comparable. Nous allons découvrir, dans les développements suivants, comment la confiance mutuelle est appelée à jouer dans les règles de compétence et de reconnaissance et d’exécution des jugements par le jeu combiné des mécanismes d’intégration et de réseaux.
II. La confiance mutuelle, ciment d’une culture commune des règles de compétence, de reconnaissance et d’exécution des jugements
26. Selon les professeurs Marie-Laure NIBOYET et Géraud DE GEOUFFRE DE LA PRADELLE63Marie-Laure NIBOYET, Géraud DE GEOUFFRE DE LA PRADELLE : Droit international privé, L.G.D.J. 2007, p. 332.
« les multiples enjeux substantiels et procéduraux du choix de la juridiction compétente expliquent que les parties tentent de profiter de la disparité des systèmes juridictionnels et d’introduire dans des pays différents des procédures parallèles ».
Ces risques de « forum shopping malus »64P. DE VAREILLES-SOMMIÈRES : « Le forum shopping devant les juridictions françaises », Travaux du Comité français de droit international privé (éd. du C.N.R.S.), 1998-1999, p. 49. constitueraient un véritable « fléau du contentieux privé international ». Les conflits de procédure qui peuvent découler de cette course au for font l’objet de deux approches différentes par les pays de common law et les pays de droit continental et le système Bruxelles I a posé un certain nombre de règles visant à harmoniser ces règles de conflit selon une approche intégrée. Bien que ni la Convention de Bruxelles ni le règlement Bruxelles I ne fassent référence à la notion de « confiance mutuelle », contrairement aux règlements ultérieurs, la Cour de justice fonde l’ensemble du système sur celle-ci. La Cour affirme ainsi que
« (…) la convention de Bruxelles repose nécessairement sur la confiance que les États contractants accordent mutuellement à leurs systèmes juridiques et à leurs institutions judiciaires. C’est cette confiance qui a permis la mise en place d’un système obligatoire de compétence, que toutes les juridictions entrant dans le champ d’application de la convention sont tenues de respecter, et la renonciation corrélative par ces mêmes États à leurs règles internes de reconnaissance et d’exequatur des jugements étrangers au profit d’un mécanisme simplifié de reconnaissance et d’exécution des décisions de justice »65CJCE, 9 décembre 2003, C-116/02, Erich Gasser GmbH et MIS AT Srl, point 72..
La confiance mutuelle est donc appelée à jouer dans les règles de compétence d’une part (A) et dans les mécanismes de reconnaissance et d’exécution des jugements, d’autre part (B). Par conséquent, il conviendra d’analyser à travers la mise en œuvre des règles du système Bruxelles I et de leur interprétation, l’effectivité de cette notion et de repérer ses « grippages » éventuels.
A. Conflit de procédures. La question de l’admission des exceptions de forum non conveniens et des injonctions « anti-suit », la confiance dans les règles communautaires de compétence
27. Il est généralement admis « que les conflits de procédures sont l’expression, dans le domaine des conflits de juridictions, de l’irréductible disparité des systèmes juridiques. Le simple fait d’ouvrir aux parties des options de compétence juridictionnelle, y compris en droit conventionnel ou en droit communautaire, favorise les conflits de procédures sans qu’il soit toujours possible de tracer les limites de l’habileté ou de l’illicite »66Marie-Laure NIBOYET, Géraud DE GEOUFFRE DE LA PRADELLE : Droit international privé, op. cit., p. 333..
On peut isoler deux hypothèses :
– un même litige (ce qui suppose une identité de parties, d’objet et de cause) est soumis à deux juges différents, ce qui risque d’entraîner une contrariété de décisions et l’impossibilité d’exécuter l’une des décisions rendues. Cette hypothèse, qui est celle de la litispendance, est régie par les articles 27, 29 et 30 du règlement (articles 21 et 23 de la Convention) ;
– dans un deuxième cas de figure, on peut envisager que plusieurs demandes, qui ne présentent pas une identité de parties, d’objet et de cause, soient néanmoins « liées entre elles par un rapport si étroit qu’il y a intérêt à les instruire et les juger en même temps afin d’éviter des solutions qui pourraient être inconciliables si les causes étaient jugées séparément »67Article 28.3. du règlement Bruxelles I., c’est l’hypothèse de la connexité (articles 28, 29 du règlement Bruxelles I, articles 22 et 23 de la Convention).
28. Nous n’évoquerons que le premier cas, celui de la litispendance, qui est révélateur des ruptures de la confiance mutuelle qui peuvent se produire. L’article 27 du règlement Bruxelles I pose le principe que, dans le cas de demandes pendantes devant deux juridictions d’États membres différents : « la juridiction saisie en second lieu sursoit d’office à statuer jusqu’à ce que la compétence du tribunal premier saisi soit établie. Lorsque la compétence du tribunal premier saisi est établie, le tribunal saisi en second lieu se dessaisit en faveur de celui-ci ». Cet article pose un certain nombre d’interrogations concernant les notions « d’identité des parties », « d’objet » et de « cause » auxquelles la Cour a apporté des solutions parfois très critiquées. Il convient aussi de déterminer les critères chronologiques de mise en œuvre de l’exception de litispendance.
29. Comme elle l’a fait pour les critères relatifs au champ d’application et aux compétences, la Cour a défini de manière autonome les notions de « litispendance », « identité des parties », « d’objet » et de « cause », en mettant en avant les objectifs de bonne administration de la justice et de protection des parties68C.J.C.E., 8 décembre 1987, Gubisch Maschinenfabrik, aff. 144/86, Rec. 4861, voir point 8 : « (…) Il convient de rappeler que la Convention vise, selon son préambule… notamment à faciliter la reconnaissance et l’exécution des décisions judiciaires ainsi qu’à renforcer, dans la Communauté, la protection juridique des personnes qui y sont établies. Pour ce qui est plus particulièrement de l’article 21, celui-ci figure, ensemble avec l’article 22, relatif à la connexité, à la section 8 du Titre II de la Convention, section qui tend, dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice au sein de la Communauté, à éviter des procédures parallèles pendantes devant les juridictions de différents États contractants et les contrariétés de décisions qui pourraient en résulter. Ainsi, cette réglementation vise à exclure, dans toute la mesure du possible, dès le départ, une situation telle que celle visée à l’article 27, alinéa 3, à savoir la non-reconnaissance d’une décision en raison de son incompatibilité avec une décision rendue entre les mêmes parties dans l’État requis ». Voir également les points 10 et 11 dans lesquels la Cour souligne qu’on ne saurait « … déduire d’un rapprochement des différentes dispositions nationales pertinentes une notion commune de litispendance ». En ce sens, 6 décembre 1994, Tatry, C-406/92, Rec. p. I-5439, point 30 ; C.J.C.E., 19 mai 1998, Drouot assurances S.A., C-351/96, Rec. 3075, point 16…. Ces notions sont entendues de manière large, la position procédurale des parties (demandeur ou défendeur) à chaque instance étant indifférente en ce qui concerne leur identité, à partir du moment où les exigences d’identité d’objet et de cause sont réunies69C.J.C.E., 8 décembre 1987, Gubisch Maschinenfabrik, aff. 144/86, Rec. 4861, voir point 15 ; C.J.C.E., 19 mai 1998, Drouot assurances S.A., C-351/96, Rec. 3075, qui admet « (…) que, par rapport à l’objet de deux litiges, les intérêts d’un assureur et de son assuré peuvent être à ce point identiques qu’un jugement prononcé contre l’un aurait force de chose jugée à l’égard de l’autre. Tel serait notamment le cas lorsqu’un assureur, en vertu de son droit de subrogation, engage ou défend un recours au nom de son assuré sans que ce dernier soit à même d’influer sur le déroulement du procès. Dans une telle situation, l’assureur et l’assuré doivent être considérés comme étant une seule et même partie aux fins de l’application de l’article 21 de la convention. » (point 19)..
30. La « cause » viserait « les faits et la règle juridique invoqués comme fondement de la demande »70C.J.C.E., 6 décembre 1994, Tatry, C-406/92, Rec. p. I-5439, point 39.. Ainsi,
« (…) ont la même cause une demande en déclaration de non-responsabilité, telle que celle introduite en l’espèce au principal par les propriétaires du navire, et une autre demande, telle que celle introduite ultérieurement par les propriétaires des marchandises sur le fondement de contrats de transport distincts, mais libellés en termes identiques, portant sur les mêmes marchandises transportées en vrac, marchandises endommagées dans les mêmes circonstances »71C.J.C.E., 6 décembre 1994, Tatry, C-406/92, op. cit., point 40..
31. S’agissant de l’objet, « il consiste dans le but de la demande »72C.J.C.E., 6 décembre 1994, Tatry, C-406/92, op. cit., point 41.. L’identité d’objet est entendue d’une manière tellement large par la Cour de justice qu’elle est susceptible de porter atteinte, dans une certaine mesure, aux fondements même des traditions juridiques nationales. Ainsi, le droit français du contrat établit une distinction très nette entre l’action en nullité visant à sanctionner les vices dans la formation du contrat et l’action en résolution visant à l’annulation d’un contrat régulièrement formé mais qui n’a pas été exécuté. Or, la Cour considère qu’il y a identité d’objet entre une demande en exécution d’un contrat et une demande en nullité, ou à titre subsidiaire, en résolution, aux motifs que « la force obligatoire du contrat se trouve au centre des litiges »73C.J.C.E., 8 décembre 1987, Gubisch Maschinenfabrik, op. cit., voir RCDIP 1988, 370, note H. GAUDEMET-TALLON ; JDI 1988, 537, note HUET.. La cause serait identique parce que fondée sur le même rapport contractuel.
32. L’intérêt du développement d’une notion autonome de la litispendance est évident, en regroupant les contentieux, il permet ainsi d’éviter que des procédures parallèles soient engagées. Il est intéressant de relever que la Cour de cassation a fait application de ces notions autonomes dans une douzaine d’arrêts, dans le cadre de la Convention de Bruxelles et du règlement Bruxelles I. Ainsi, dans un arrêt du 17 janvier 2006, elle casse un arrêt de la Cour d’appel d’Aix-en-Provence qui, saisie d’une action en contrefaçon, avait rejeté la demande de dessaisissement formée par la société défenderesse au profit d’une juridiction italienne saisie d’un litige opposant les mêmes parties, portant sur la résiliation de leurs conventions et le caractère licite de l’usage par la société des dessins fournis par son cocontractant74Civ. 1ère, 17 janvier 2006, pourvoi no 04-16 845. Civ.1ère, 6 décembre 2005, Bulletin 2005, I, no 465, p. 392.
La Cour de cassation entend faire prévaloir l’interprétation communautaire de la notion de litispendance, en rappelant que
« (…) l’identité de litige, qui suppose réunies l’identité de parties, de cause et d’objet, se définit par des termes devant recevoir une interprétation communautaire autonome donnée par la Cour de justice des Communautés européennes (notamment au point 11 de l’arrêt Gubish Maschinen Fabrik AG C/ Palumbo du 8 décembre 1987, aff. 144/86), et non par référence à un droit national »75Civ.1ère, 6 décembre 2005, Bulletin 2005, I, no 465, p. 392.
33. S’agissant de déterminer quelle est la juridiction première saisie, là encore les traditions nationales diffèrent en ce qui concerne la conception du moment de la saisine d’une juridiction. Dans le cadre de la Convention, la Cour de justice opérait un renvoi à la loi des juridictions concernées afin de déterminer le moment de la saisine, ce qui ne résolvait pas le problème du conflit de compétences. Le règlement Bruxelles I prend en compte, à son article 30, soit « (…) 1. la date à laquelle l’acte introductif d’instance ou un acte équivalent est déposé auprès de la juridiction, à condition que le demandeur n’ait pas négligé par la suite de prendre les mesures qu’il était tenu de prendre pour que l’acte soit notifié ou signifié au défendeur », soit la date à laquelle l’acte est reçu par l’autorité chargée de la notification ou de la signification si l’acte doit être notifié ou signifié avant d’être déposé auprès de la juridiction.
34. Contrairement au droit français de la litispendance internationale, il n’appartient pas au juge de vérifier la compétence du juge premier saisi, en faveur duquel il est appelé à se dessaisir si sa compétence est établie. Il doit surseoir à statuer dans l’attente d’une vérification de sa compétence par le juge premier saisi.
Cette règle est impérative et se justifie, selon les termes de l’arrêt Turner du 27 avril 200476CJCE, 27 avril 2004, C-159/02, Gregory Paul Turner, point 24., par le principe de confiance mutuelle. La Cour affirme ainsi que
« il est inhérent à ce principe de confiance mutuelle que, dans le champ d’application de la convention, les règles de compétence de la convention, qui sont communes à toutes les juridictions des États contractants, puissent être interprétées et appliquées avec la même autorité par chacune d’entre elles »77Point 25 de l’arrêt Turner..
Par conséquent, le principe de confiance mutuelle « (…) interdit au juge, sauf cas particuliers (…), de contrôler la compétence d’un juge d’un autre État contractant »78Point 28 de l’arrêt Turner..
35. Le règlement des conflits de compétence par l’exception de litispendance présente donc des avantages indéniables dont le premier, mis en exergue par la Cour, de la sécurité juridique par le respect de la prévisibilité des règles applicables au procès. Cependant, la rigidité des règles relatives à la litispendance peut entraîner des ruptures dans la confiance mutuelle, le juge national étant parfois incité à appliquer ses propres règles de compétence internationale lorsqu’il les considère plus efficaces pour lutter contre la fraude ou l’abus de droit.
1. La rigidité des règles relatives à la litispendance, facteur d’une rupture de la confiance mutuelle
On peut ainsi envisager trois hypothèses susceptibles de « gripper » le mécanisme de la confiance mutuelle : la question de la combinaison d’une action négatoire et de la mise en œuvre de la litispendance, celle dans laquelle le juge second saisi bénéficie d’une compétence exclusive et l’hypothèse dans laquelle le juge second saisi est compétent en vertu d’une clause attributive de juridiction. Ces incertitudes ont conduit dans certaines affaires le juge anglais à utiliser ses instruments nationaux que sont les injonctions anti-suit, créant une rupture de la confiance mutuelle.
a) L’hypothèse des actions négatoires
36. En ce qui concerne la première question, les actions négatoires, « qui permettent, éventuellement avant même la naissance du litige, de faire constater par le juge une situation juridique donnée »79H. GAUDEMET-TALLON : Compétence et exécution des jugements en Europe, op. cit., p. 265., présentent une grande diversité entre les droits nationaux et dans leur pratique. Or, comme le souligne Mme le professeur Hélène GAUDEMET-TALLON80Ibidem. :
« si l’on admet comme l’a fait la C.J.C.E. dans l’arrêt The Ship Tatry du 6 décembre 1994 (…) qu’une action intentée par A visant à faire constater sa non-responsabilité a le même objet qu’une action intentée par B contre A réclamant des dommages-intérêts en raison du dommage que B estime que A lui a causé, il est évident qu’il y a un risque d’inciter le plaideur à “prendre les devants” pour faire constater par le juge telle ou telle situation juridique afin de pouvoir ensuite invoquer la litispendance qui entraînera le dessaisissement du juge qui a été saisi en second par son adversaire ».
Et cet auteur poursuit :
« ces actions présentent un danger particulier en matière de contrefaçon : il peut se faire en effet qu’une action en déclaration de non-contrefaçon soit intentée pour prévenir une action ultérieure en contrefaçon »81Ibidem, p. 266..
À cet égard, certains spécialistes en droit de la propriété intellectuelle n’hésitent pas à dénommer ces actions, actions « torpilles »82P. VÉRON, Rev. du dr. de la propriété intellectuelle, mars 2001, no 121, p. 4. et le danger d’une course déloyale au tribunal est réel. Ce sont les faits qui se posaient dans l’arrêt susmentionné, rendu par la Cour de cassation le 17 janvier 2006, dans lequel la Cour fait jouer la litispendance au profit du for, premier saisi, devant lequel une action négatoire a été introduite par les défenderesses, en contestation d’une action en contrefaçon.
b) L’exclusivité des compétences du juge second saisi
37. La deuxième faille du système Bruxelles I peut se révéler lorsque le juge second saisi est exclusivement compétent en vertu de l’article 22 du règlement. La Cour de justice, dans l’arrêt Overseas Union Insurance du 27 juin 199183C.J.C.E., 27 juin 1991, C-351/89, voir point 21 de l’arrêt. a répondu à cette question en des termes sibyllins qui ont été diversement interprétés :
« s’agissant d’un litige pour lequel une compétence exclusive n’est pas revendiquée au profit du juge saisi en second lieu, il convient de constater… que la seule dérogation à l’obligation de ce juge de se dessaisir, que prévoit l’article 21 de la Convention, est la faculté de surseoir à statuer, laquelle ne peut être exercée que si la compétence du juge saisi en premier lieu est contestée ».
Une interprétation a contrario de ce motif induirait une autre possibilité de dérogation au mécanisme de la litispendance si le juge second dispose d’une compétence exclusive84En ce sens, H. GAUDEMET-TALLON : Compétence et exécution des jugements en Europe, op. cit., p. 272, Serge GUINCHARD, Frédérique FERRAND : Procédure civile, op. cit., p. 473, M.-L. NIBOYET, G. DE GEOUFFRE DE LA PRADELLE : Droit international privé, op. cit., p. 340.. Cependant, cette interprétation est contredite par l’arrêt Gasser du 9 décembre 200385CJCE, 9 décembre 2003, C-116/02, Erich Gasser GmbH et MIS AT Srl, RCDIP 2004, note H. MUIR WATT, D. 2004. 1046, note BRUNEAU, Europe février 2004. 22 note L. IDOT. qui concerne la troisième hypothèse précédemment évoquée.
c) L’hypothèse d’une clause attributive de juridiction
38. L’affaire Gasser concernait la question d’une clause attributive de juridiction donnant exclusivement compétence à la juridiction d’un État membre saisie en second lieu. La Cour, revenant sur la possibilité de dérogation qu’elle avait semblé ouvrir dans l’arrêt Overseas, décide que « (…) l’article 21 de la convention de Bruxelles doit être interprété en ce sens que le juge saisi en second lieu et dont la compétence a été revendiquée en vertu d’une clause attributive de juridiction doit néanmoins surseoir à statuer jusqu’à ce que le juge saisi en premier lieu se soit déclaré incompétent »86Point 54 de l’arrêt Gasser. et ce, en dépit « (…) des difficultés, telles que celles invoquées par le gouvernement du Royaume-Uni, découlant des comportements dilatoires de parties qui, souhaitant retarder la solution du litige au fond, engagent une action devant un tribunal qu’elles savent incompétent du fait de l’existence d’une clause attributive de juridiction… »87Point 53 de l’arrêt Gasser.. L’argument apporté par la Cour pour justifier cette décision repose sur le souci d’assurer la sécurité juridique mais sa formulation laisse sceptique88Point 51 de l’arrêt Gasser. Selon la Cour, il incomberait au premier juge saisi de vérifier l’existence de la clause et de se dessaisir, si la volonté des parties d’élire la compétence du juge second saisi par une clause attributive de compétence est établie89Point 49 de l’arrêt Gasser.. Et la Cour renchérit en ajoutant que l’un des objectifs poursuivis par l’article 17 de la convention de Bruxelles serait d’établir la réalité du consentement des intéressés dans un souci de protection de la partie jugée plus vulnérable90Point 50 de l’arrêt Gasser.. Cette décision a été unanimement critiquée et, comme l’écrit Mme le professeur Horatia MUIR WATT91H. MUIR WATT : « Remarques liminaires sur l’espace européen en matière civile et commerciale », in Quelle cohérence pour l’espace judiciaire européen ?, Anne-Marie LEROYER, Emmanuel JEULAND (dir.), Dalloz, « Actes », 2004, p. 1et s., spé. P. 4.
« (…) on voit poindre par ailleurs dans la justification donnée par la Cour à la priorité du critère chronologique de l’article 21, une certaine suspicion à l’égard du juge élu. (…) Cependant, outre le fait qu’il n’est pas démontré pourquoi, dans un système fondé sur la confiance mutuelle et sur la faveur aux élections de for, le juge élu ne serait lui-même qualifié pour déjouer les abus, il semble bien que les comportements déloyaux sont largement encouragés par la primauté du critère chronologique. L’objectivité que présenterait celui-ci est largement sujette à caution ».
2. La réponse aux abus de procédure par les injonctions « anti suit »
39. Devant de tels risques de fraude ou d’abus de procédures, la question a été posée, à plusieurs reprises, notamment par le juge anglais, de l’utilisation de procédures d’injonction dites « anti suit », adressées au défendeur lui faisant interdiction d’introduire ou de poursuivre la procédure devant la juridiction étrangère. Si le défendeur ne respecte pas l’injonction, il s’expose à des poursuites pour outrage au tribunal (« contempt of court »).
Dans l’arrêt Turner92CJCE, 27 avril 2004, C-159/02, Gregory Paul Turner, op. cit. Voir Rev. crit. DIP 2004.654, note H. MUIR WATT ; R. CARRIER, « Anti suit injunction : la C.J.C.E. met fin à un anachronisme (à propos de l’arrêt de la C.J.C.E du 27 avril 2004) », DMF, 2004. 403. du 27 avril 2004, qui concernait pourtant un cas de harcèlement procédural, la Cour a jugé que la convention de Bruxelles s’oppose au prononcé d’une injonction anti suit, quand bien même la partie qui intente la procédure à l’étranger agit de mauvaise foi dans le but d’entraver la procédure déjà pendante.
La Cour fonde sa solution sur le principe de la confiance mutuelle, sur lequel repose le système de la Convention93Ibidem, point 24.. Elle rappelle que c’est en vertu de ce principe qu’un juge n’est pas autorisé à contrôler la compétence du juge d’un autre État contractant94Ibidem, points 25 et 26..
L’interdiction découlant d’une procédure d’injonction anti-suit, a pour effet, selon la Cour « de porter atteinte à la compétence de celle-ci pour résoudre le litige. En effet, dès lors que le demandeur se voit interdire d’intenter une telle action par une injonction, force est de constater l’existence d’une ingérence dans la compétence de la juridiction étrangère, incompatible, en tant que telle, avec le système de la convention »95Ibid., point 27.. Enfin, l’utilisation d’une telle mesure priverait de leur effet utile les mécanismes spécifiques prévus par la convention en cas de litispendance et de connexité96Ibid., point 30..
40. Cette solution a été paradoxalement étendue à l’hypothèse d’une injonction anti-suit visant à protéger la mise en œuvre d’une clause d’arbitrage, pourtant exclue du champ d’application de la Convention et du règlement Bruxelles I. Confirmant les positions de Mme l’Avocat général Juliane KOKOTT97Conclusions de Mme Juliane Kokott, 4 septembre 2008, Allianz SpA c/ West Tankers, C-185/07. Dans ses conclusions, Mme l’Avocat général, se fondant sur l’arrêt Turner, avait proposé à la Cour de statuer dans le sens suivant : « Le règlement (CE) no 44/2001 du Conseil, du 22 décembre 2000, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale, s’oppose à l’injonction par laquelle une juridiction d’un État membre interdit à une personne d’engager ou de poursuivre une procédure judiciaire dans un autre État membre au motif qu’une telle procédure viole, de l’avis de cette juridiction, une convention d’arbitrage.»., la Cour a décidé, dans un arrêt du 10 février 200998CJCE, 10 février 2009, C-185/07, Allianz SpA c/ West Tankers., que « l’adoption, par une juridiction d’un État membre, d’une injonction visant à interdire à une personne d’engager ou de poursuivre une procédure devant les juridictions d’un autre État membre, au motif qu’une telle procédure serait contraire à une convention d’arbitrage, est incompatible avec le règlement (CE) no 44/2001 du Conseil, du 22 décembre 2000, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale ».
41. Il est curieux que la Cour de justice fasse appel à la confiance mutuelle pour justifier le caractère rigide des règles de litispendance alors que c’est précisément le mécanisme de ces règles, le fait qu’elles autorisent des abus de procédure qui est à l’origine d’une crise de la confiance mutuelle et du rétablissement par le juge national de ses instruments nationaux. Dans son raisonnement, la Cour de justice se fonde sur la prémisse qu’il existe, au préalable, une confiance mutuelle sur laquelle repose le système Bruxelles I. Or, comme cela a été souvent souligné, la confiance mutuelle ne se décrète pas et nous ajouterons, elle doit se nourrir de la conviction partagée par les juges que les exigences procédurales minimales sont respectées. Quelle conviction pourrait engendrer un système qui permet que des abus de procédure prospèrent sans se heurter à une sanction ? Comme l’écrit Mme le professeur Horatia MUIR WATT99H. MUIR WATT : « Remarques liminaires sur l’espace européen en matière civile et commerciale » in Quelle cohérence pour l’espace judiciaire européen ?, op. cit., p. 7., « une réflexion sur ces divers dysfonctionnements de la convention de Bruxelles (…) inviterait plutôt à distinguer les mécanismes procéduraux coopératifs des mécanismes qui interfèrent réellement avec la réalisation des objectifs communautaires ». En ce sens, selon nous, la confiance mutuelle s’accorderait davantage avec un mécanisme de réseau dont les juges seraient les régulateurs, ce qui conduirait à rechercher des solutions dans un modèle coopératif, au-delà de l’élaboration d’une notion commune de l’abus, comme l’ont suggéré, notamment, Arnaud NUYTS1100A. NUYTS : L’exception de forum non conveniens (Étude de droit international privé comparé), Bruylant, L.G.D.J., 2003. et Marie-Laure NIBOYET101Marie-Laure NIBOYET : « La globalisation du procès civil international (dans l’espace judiciaire européen et mondial) », in Bulletin d’information de la Cour de cassation, no 631 du 15/12/2005, Communication..
3. Vers une convergence des systèmes nationaux de lutte contre les abus de procédure ?
42. Mme le professeur Marie-Laure NIBOYET propose ainsi un modèle inspiré du projet de Convention mondiale sur la compétence internationale et les effets des jugements discuté au sein de la Conférence de La Haye102Avant-projet de convention sur la compétence et les effets des jugements étrangers en matière civile et commerciale, adopté par la commission spéciale le 30 octobre 1999.. Ce projet réaliserait un rapprochement des systèmes de common law (avec la procédure de forum non conveniens) et de droit civil. Comme l’explique Mme NIBOYET, la convergence réalisée par ce projet
« part du constat des déficiences des deux grands systèmes, celui de la litispendance des pays continentaux, trop rigide, et celui, à l’inverse trop souple, de la théorie du forum non conveniens. (…) La solution proposée consiste à coordonner les deux techniques. Le système est le suivant. En principe, le juge saisi en second doit se désister au profit du juge premièrement saisi. Mais le principe ne s’applique pas, si le juge saisi en premier, à la demande de l’une des parties, estime que des circonstances exceptionnelles font apparaître que c’est en réalité le juge saisi en second, qui est le mieux placé pour statuer sur le litige103Article 21 de l’avant-projet de convention mondiale de La Haye.. Le mécanisme permet l’articulation de deux décisions prises séparément par les deux juges concernés.
L’un sursoit à statuer en attendant la décision prise par l’autre d’accepter de se saisir du litige »104Marie-Laure NIBOYET : « La globalisation du procès civil international (dans l’espace judiciaire européen et mondial) », op. cit..
Cet auteur propose donc de transposer ce système dans l’espace judiciaire européen, en ouvrant « un véritable dialogue entre les juges concernés prenant appui sur le réseau judiciaire européen ».
C’est encore le principe de confiance mutuelle, celui d’une confiance accordée aux tribunaux de l’État d’origine par les magistrats de l’État requis, qui fonde les mécanismes de reconnaissance mutuelle et d’exécution des décisions prévus par le système Bruxelles I, que nous allons examiner.
B. Reconnaissance et exécution des jugements : vers un ordre public européen ou la confiance dans les principes directeurs du procès ?
43. Les décisions de justice, tout comme les règles de compétence judiciaire, sont le reflet de la souveraineté étatique et n’ont d’effet que sur le territoire étatique. La notion d’espace judiciaire apparaît donc étroitement liée à celle de confiance mutuelle, étant conçue comme un espace de libre circulation des jugements. Cette idée était contenue dans le rapport Jénard sur la Convention de Bruxelles :
« la reconnaissance est automatique et ne nécessite pas une décision judiciaire dans l’État requis pour permettre au bénéficiaire de la décision de s’en prévaloir, auprès de tout intéressé, par exemple une autorité administrative, comme s’il s’agissait d’un jugement rendu dans cet État »105Rapport Jénard sur la Convention de Bruxelles, J.O.C.E. mars 1979, no C 59/43..
44. Le système Bruxelles I distingue la reconnaissance106Articles 33 à 37 du règlement et l’exécution107Articles 38 à 52 du règlement., cette dernière étant entendue comme la déclaration constatant la force exécutoire. La première, comme sous l’empire de la Convention, est accordée de plein droit ; la seconde demeure soumise à une procédure non contradictoire dans sa phase initiale, mais qui consiste, dans le règlement Bruxelles I en un simple contrôle de régularité formelle. La procédure deviendra contradictoire si l’une des parties élève le contentieux en appel. Il s’agit donc du système d’inversion de contentieux consacrant la priorité de l’exequatur et donc, de la circulation des jugements, à charge pour le défendeur de former un recours contre cette décision.
45. La confiance mutuelle se manifeste également dans le cadre étroit des motifs pouvant être contrôlés par le juge de l’État requis. Ainsi, ne sont pas, en principe susceptibles de contrôle, la compétence du juge qui a statué ou la loi appliquée.
46. S’agissant des contrôles qui subsistent et qui pourraient justifier le refus, par le juge de l’État requis, de la reconnaissance ou de l’exécution, l’article 34 du règlement prévoit : la contrariété de la décision à l’ordre public de l’État requis, l’absence de notification en temps utile de l’acte introductif d’instance au défendeur défaillant, la caractère inconciliable de la décision avec une décision rendue entre les mêmes parties dans l’État membre requis.
Nous n’évoquerons que la réserve de l’ordre public dans le cadre limité de cette intervention et dans la mesure où cette exception recoupe en partie les deux autres.
1. La réserve de « l’ordre public de l’État requis », l’ordre public de fond
47. La Cour a affirmé de manière constante que « la clause de l’ordre public ne doit jouer que dans des cas exceptionnels »108C.J.C.E. 2 juin 1994, Solo Kleinmotoren, C-414/92, Rec. p. I-2237, point 20, 28 mars 2000, Krombach, C-7/98, Rec. p. I-1935, point 21, 11 mai 2000, Renault, C-38/98, Rec. p. I-2973, point 26.. Par conséquent, s’il n’appartient pas à la Cour de définir le contenu de l’ordre public d’un État membre, il lui incombe néanmoins « de contrôler les limites dans le cadre desquelles le juge d’un État contractant peut avoir recours à cette notion pour ne pas reconnaître une décision émanant d’une juridiction d’un autre État contractant »109C.J.C.E, 28 mars 2000, Krombach, point 23, 11 mai 2000, Renault, point 28.. Partant, la réserve de l’ordre public n’est admissible que dans l’hypothèse où la reconnaissance ou l’exécution de la décision heurterait de manière inacceptable l’ordre juridique de l’État requis, en tant qu’elle porterait atteinte à un principe fondamental110Arrêts Krombach, point 37, et Renault, point 30.. La prohibition de la révision au fond de la décision étrangère a pour conséquence que l’atteinte à l’ordre public de l’État requis ne peut viser que la violation manifeste
d’une règle de droit considérée comme essentielle dans l’ordre juridique de l’État requis ou d’un droit reconnu comme fondamental dans cet ordre juridique111Ibidem.
48. Dans la considération de cet ordre public de fond, il ressort de l’arrêt Krombach du 28 mars 2000 qu’entre également en compte, outre l’ordre public de l’État requis, la protection des droits fondamentaux de la Communauté112C.J.C.E., 28 mars 2000, Krombach, C-7/98, point 40.. Comme elle l’a fait dans la mise en œuvre des libertés du marché intérieur, la Cour affirme de manière constante que
« les droits fondamentaux font partie intégrante des principes généraux du droit dont la Cour assure le respect (voir, notamment, avis 2/94, du 28 mars 1996, Rec. p. I-1759, point 33). À cet effet, la Cour s’inspire des traditions constitutionnelles communes aux États membres ainsi que des indications fournies par les instruments internationaux concernant la protection des droits de l’homme auxquels les États membres ont coopéré ou adhéré. La convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales revêt, à cet égard, une signification particulière »113Arrêt Krombach, point 25..
Par conséquent, les droits fondamentaux faisant partie des principes généraux du droit communautaire, la Cour en déduit qu’une juridiction a le droit de refuser de reconnaître un jugement qui a été élaboré en violation manifeste de ces droits.
On peut donc constater qu’au fil des contentieux relatifs à la reconnaissance ou à l’exécution des jugements, la Cour s’achemine vers la construction d’un ordre juridique communautaire des droits fondamentaux issus des traditions constitutionnelles communes aux États membres, de la Convention européenne des droits de l’homme mais également des droits fondamentaux dégagés dans l’ordre juridique communautaire à propos des libertés de circulation, auxquels elle se réfère. Cependant, la question qui s’est posée jusqu’à l’arrêt Pordéa rendu par la Cour de cassation française le 16 mars 1999114Civ. 1ère, 16 mars 1999, D. 1999, I.R. 101 ; Chron. H. MUIR WATT, RGDP 1999.767. était de savoir si l’exception d’ordre public couvrait également l’ordre public procédural.
2. De l’ordre public de fond à l’ordre public procédural
49. Dans l’affaire Pordéa était en cause le paiement d’une cautio judicatum solvi, somme exigée par le droit anglais pour tout demandeur en justice qui ne réside pas sur le territoire britannique. Le demandeur, ressortissant français résidant en France, n’ayant pas versé la caution judiciaire de 25 000 livres ordonnée par la justice anglaise, avait été débouté de ses demandes en diffamation devant la juridiction anglaise et condamné à payer les frais des défendeurs ; ces frais ayant été, en outre, taxés. La Cour d’appel de Bordeaux avait accordé l’exequatur à ces deux décisions.
Sous le visa de l’article 27.1o de la convention de Bruxelles et de l’article 6.1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, la Cour de cassation casse l’arrêt rendu par la Cour d’appel en posant un attendu de principe consacrant l’accès au juge comme relevant de l’ordre public procédural international : « Vu l’article 27.1o de la convention de Bruxelles du 27 septembre 1968, ensemble l’article 6.1, de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ; Attendu que le droit de chacun d’accéder au juge chargé de statuer sur sa prétention, consacré par le second de ces textes, relève de l’ordre public international, au sens du premier ». En l’espèce, l’importance des frais mis à la charge du demandeur, « dont la demande n’avait même pas été examinée, avait été de nature à faire objectivement obstacle à son libre accès à la justice ».
50. La Cour de justice a retenu cette conception large de l’ordre public incluant l’ordre public procédural dans l’arrêt Krombach du 28 mars 2000 concernant une action civile exercée dans le cadre d’un procès pénal. La juridiction avait refusé au défendeur le droit d’être défendu par un avocat au motif qu’il ne s’était pas conformé à une ordonnance de comparution personnelle, sachant que le défendeur encourait le risque d’être arrêté s’il comparaissait. Le défendeur n’avait donc jamais été entendu et ne disposait d’aucune voie de recours. Cette affaire a permis à la Cour de poser les fondements communautaires du procès équitable.
51. Ainsi, le droit fondamental à un procès équitable exige que le défendeur puisse assurer sa défense de manière effective, qu’il puisse être entendu à tous les stades de la procédure, s’exprimer à un degré suffisant sur tous les faits et points de droit pertinents et présenter des offres de preuves.
52. Enfin, la récente affaire Marco Gambazzi115C.J.C.E, 2 avril 2009, C-394/07. enrichit la notion de procès équitable avec la question des sanctions à l’encontre de personnes qui ne se conforment pas à des injonctions juridictionnelles. Dans ses conclusions du 18 décembre 2008, l’avocat général, après un rappel des critères du procès équitable posés par la Cour, avait souligné la nécessité d’analyser ces procédures à l’aune du principe de proportionnalité et de l’existence de voies de recours. Ainsi,
« l’exclusion totale (du défendeur) de la procédure apparaît comme étant certainement la sanction la plus grave de l’inexécution d’une injonction juridictionnelle et, partant, représente la restriction la plus grave possible des droits de la défense. Par conséquent, une telle restriction devra répondre à des exigences très élevées pour pouvoir être considérée comme étant justifiée »116Point 67 des conclusions..
En ce sens, la Cour commence par rappeler le nécessaire caractère contradictoire de la procédure : « (…) les procédures menant à l’adoption de décisions judiciaires (doivent se dérouler) dans le respect des droits de la défense. Toutefois, (…) il suffit, pour que de telles décisions entrent dans le champ d’application de ladite convention, qu’il s’agisse de décisions judiciaires qui, avant le moment où leur reconnaissance et leur exécution sont demandées dans un État autre que l’État d’origine, ont fait, ou étaient susceptibles de faire, dans cet État d’origine, l’objet, sous des modalités diverses, d’une instruction contradictoire (arrêt du 21 mai 1980, Denilauler, 125/79, Rec. p. 1553, point 13) »117Point 23 des motifs.. Ensuite, « l’exercice des droits de la défense(…)occupe une place éminente dans l’organisation et le déroulement d’un procès équitable et il figure parmi les droits fondamentaux qui résultent des traditions constitutionnelles communes aux États membres et des instruments internationaux concernant la protection des droits de l’homme auxquels les États membres ont coopéré ou adhéré, parmi lesquels la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950, revêt une signification particulière (voir, en ce sens, arrêt Krombach, précité, points 38 et 39) »118Point 28 des motifs.. Par conséquent, l’exclusion du défendeur de toute participation à la procédure constituerait « la restriction la plus grave possible apportée aux droits de la défense. Par conséquent, une telle restriction doit répondre à des exigences très élevées pour ne pas être considérée comme une atteinte manifeste et démesurée à ces droits »119Point 33 des motifs.. Confirmant la position de l’Avocat général, la Cour conclut :
« L’article 27, point 1, de la convention du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale, (…) doit être interprété de la façon suivante : le juge de l’État requis peut tenir compte, au regard de la clause de l’ordre public visée à cet article, du fait que le juge de l’État d’origine a statué sur les prétentions du demandeur sans entendre le défendeur, qui s’était régulièrement constitué devant lui mais qui a été exclu de la procédure par une ordonnance au motif qu’il n’avait pas satisfait à des obligations imposées par une ordonnance prise antérieurement dans le cadre de la même procédure, lorsque, au terme d’une appréciation globale de la procédure et au vu de l’ensemble des circonstances, il lui apparaît que cette mesure d’exclusion a constitué une atteinte manifeste et démesurée au droit du défendeur à être entendu ».
53. De l’affirmation par la Cour d’un ordre public communautaire, on s’achemine donc vers la communautarisation de l’ordre public procédural. À cet égard, le professeur Pascal de VAREILLES-SOMMIERES120P. DE VAREILLE-SOMMIÈRES : « L’articulation du droit international privé et de la procédure », in Quelle cohérence pour l’espace judiciaire européen ?, op. cit., p. 91, spé. p. 101., considère que
« au-delà du droit au procès équitable consacré par la Convention européenne des droits de l’Homme, et auquel, dans l’affaire Krombach, la Cour de justice des Communautés européennes se réfère expressément dans le cadre du contrôle de l’ordre public, il apparaît que la Cour, en décidant que le juge de l’État requis peut tenir compte, dans son contrôle de conformité à l’ordre public international, du fait que le juge de l’État d’origine a refusé au défendeur le droit de se faire défendre sans comparaître personnellement, a bien précisé les exigences proprement communautaires en matière d’ordre public international de procédure. On perçoit ici, non pas seulement un principe européen s’inscrivant dans le droit de la Convention européenne des droits de l’Homme, mais bien un principe communautaire s’inscrivant dans le droit international privé communautaire ».
Il convient de préciser également que si la Cour offre la possibilité à l’État requis de contrôler la conformité à l’ordre public procédural communautaire, elle n’impose pas un tel contrôle.
Conclusions
54. Le développement d’un ordre public procédural communautaire, via la notion de procès équitable, nous paraît d’un grand intérêt dans l’examen de la participation du système Bruxelles I à l’émergence d’une culture judiciaire commune. La notion de procès équitable, qui est présente dans les droits des États membres sous des appellations et contenus variables, est appelée à agir dans le système Bruxelles I, selon une logique de réseau dont les juges nationaux apparaissent véritablement comme les régulateurs. Le rôle d’impulsion donné par la Cour de cassation est significatif à cet égard. Comme le constate le professeur Pascal de VAREILLESOMMIERES121P. DE VAREILLE-SOMMIÈRES : « L’articulation du droit international privé et de la procédure », in Quelle cohérence pour l’espace judiciaire européen ?, op. cit., p. 91, spé. p. 102. :
« en précisant les exigences procédurales qui ne pourront être opposées au titre de l’ordre public international par un État membre aux jugements provenant d’un autre État membre, la Cour sera conduite à préciser, indirectement mais automatiquement, à l’État membre d’origine du jugement les solutions procédurales qu’il pourra retenir dans l’élaboration de son jugement et qu’un autre l’État membre ne pourra lui reprocher au stade de la reconnaissance ou de l’exécution sur son territoire du jugement en question. Se constituera ainsi une sorte de fond procédural conforme au droit communautaire de l’ordre public international en même temps qu’un rebut rempli des solutions procédurales incompatibles avec les exigences de ce droit ».
La confiance mutuelle est appelée ainsi à se renforcer sur plusieurs plans. Les exigences procédurales communautaires ainsi identifiées sont susceptibles de favoriser la réforme de dispositions procédurales nationales « mises à l’index » de l’espace judiciaire européen et, par un effet de synergie, de développer cette certitude sans laquelle la confiance n’existe pas, que les garanties fondamentales du droit à un procès équitable sont respectées par l’État d’origine. Par une interaction de l’intégration normative réalisée par la notion communautaire d’« ordre public international » et de la logique de réseau, l’espace judiciaire civil tend vers une modélisation du procès européen. À cet égard, les mécanismes de reconnaissance et d’exécution, par la souplesse engendrée par la conjugaison de l’intégration et du réseau contribuent de manière plus efficace que les règles de compétence, à la confiance mutuelle, préalable à l’émergence d’une culture judiciaire européenne.
55. À l’inverse, l’excessive rigidité des règles de compétence, l’objectif hégémonique qu’elles poursuivent alors même qu’elles ne pallient pas les risques d’abus procéduraux, ne peuvent conduire qu’à rétablir une défiance à l’encontre du système Bruxelles et à rétablir des réflexes nationalistes, la mise en œuvre de procédures nationales dont le caractère fiable a été éprouvé. Il conviendrait donc de corriger le caractère impératif des règles de compétence, notamment de celles relatives à la litispendance, par la recherche d’une convergence des systèmes de common law et de droit continental dont la voie a été ouverte par la Conférence de La Haye. Une culture judiciaire commune se développant dans le respect des traditions nationales doit intégrer, pour reprendre l’expression de M. Guy CANIVET122Guy CANIVET : « Introduction générale », in Variations autour d’un droit commun, op. cit., p. 16. :
«le jeu concomitant d’une part, de garanties constitutionnelles d’un procès équitable dans les ordres juridiques internes, d’autre part, (…) des notions autonomes dégagées par les systèmes internationaux, en particulier dans le cadre européen. On parvient (ainsi) à un véritable droit commun du procès dont la manifestation suprême est la consécration d’un idéal commun de justice».