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Économie et fonctionnement de la reconnaissance mutuelle dans les règlements sur la procédure : les procédures transfrontalières relatives au recouvrement des créances

Cahiers N°23 - RRJ - 2009-5, I. LA RECONNAISSANCE MUTUELLE DANS LA CONSTRUCTION DE L'ESPACE EUROPÉEN : L'APPEL À LA CONFIANCE MUTUELLE

Emmanuel PUTMAN

Professeur à l’Université Paul Cézanne
Directeur du Centre Pierre KAYSER

Introduction

1.  Laissons de côté les grands règlements communautaires relatifs à la compétence judiciaire et à la reconnaissance des décisions (Règlement (CE) 44/2001 du Conseil du 22 décembre 2000, dit Bruxelles I ; Règlement (CE) 2201/2003 du Conseil du 27 nov. 2003, dit Bruxelles II bis, abrogeant le Règlement (CE) no 1347/2000 dit Bruxelles II). Intéressons nous aux textes qui élaborent le nouveau droit communautaire des procédures transfrontalières relatives au recouvrement des créances (Règlements (CE) 805/2004 du Parlement européen et du Conseil du 21 avril 2004 sur le titre exécutoire européen, (CE)1896/2006 du Parlement et du Conseil du 12 décembre 2006 sur l’injonction de payer européenne ; (CE) 861/2007 du Parlement et du Conseil du 11 juillet 2007 sur le règlement des petits litiges et textes collatéraux visés dans la suite de nos développements). Par delà le pluralisme des droits procéduraux nationaux concernés par ces procédures transfrontalières, c’est à la diversité des cultures judiciaires des professionnels du droit mais aussi des justiciables que se confronte le droit communautaire du recouvrement qui est en train de se construire.

2.  Les réflexions sur la notion même de culture judiciaire étant préalables à notre propos, on voudra bien nous pardonner de tenir pour acquis qu’une certaine dialectique entre les cultures judiciaires nationales et la culture judiciaire européenne est aujourd’hui suffisamment récurrente dans le discours juridique pour nous permettre de poser quelques questions et ébaucher si possible quelques éléments de réponses en présupposant que ces deux objets de discours existent, quitte à remarquer chemin faisant leurs ambiguïtés. Même si la tension entre le pluralisme des cultures judiciaires nationales et la « force centrifuge » de la culture judiciaire européenne n’était qu’un effet de discours chez les juristes, nous espérons que trois questions auraient, ne serait ce qu’un intérêt épistémologique. La première est de savoir jusqu’à quel point l’espace judiciaire européen peut être qualifié de pluraliste, mais on s’aperçoit assez rapidement que cela dépend de la conception de la culture judiciaire que l’on se fait, d’où deux autres questions selon que le point de vue est plutôt national ou plutôt européen : de quel pluralisme des cultures judiciaires parlet-on alors ? Vers quelle culture commune sommes-nous censés aller ?

I. Jusqu’à quel point l’espace judiciaire européen est il pluraliste ?

3.  Comment la topographie de l’espace judiciaire européen en matière civile et commerciale combine t elle le pluralisme des cultures judiciaires des États membres avec la culture judiciaire européenne ? S’agissant des instruments communautaires ayant un autre objet que la compétence et la reconnaissance des décisions en ces matières, on doit remarquer que la question posée concerne un « corpus juris » étendu, mais qu’elle a pourtant une portée limitée.

A.  Une question à portée limitée

4.  Le droit objet de la question, hors règlements Bruxelles I et II bis, concerne divers aspects du traitement de ce qui, dans le jargon des textes pertinents, est appelé « affaires transfrontalières » ou « litiges transfrontaliers ». Pour être complet, il faudrait y inclure aussi bien certaines directives qu’une importante série de règlements.
La directive « accès à la justice » relative à l’aide judiciaire (2003/8/CE du 27 janvier 2003) et la directive « médiation » (2008/52/CE du 21 mai 2008) sont en effet animées d’un esprit qui se retrouve largement dans les règlements successifs sur la signification et la notification des actes (Règlements (CE) no 1348/2000 et no 1393/2007 du 29 mai 2000 et du 13 novembre 2007 : seul ce dernier sera visé ciaprès), dans les règlements « TEE » (titre exécutoire européen: (CE) no 05/2004 du 21 avril 2004) et « IPE » (injonction de payer européenne (CE) no 1896/2006 du 12 décembre 2006) ou dans le règlement « RPL » (procédure européenne de règlement des petits litiges : (CE) no 861/2007 du 11 juillet 2007).

5.  Même si, brevitatis causa, les développements qui vont suivre s’attacheront surtout aux règlements TEE, IPE et RPL et n’évoqueront les autres textes qu’incidemment, il s’agit d’un corps de « législation » communautaire aux vastes dimensions, mais la combinaison des cultures judiciaires nationales avec la culture judiciaire européenne y demeure une question à la porté relativement limitée. Il ne saurait ici être question d’examiner sous toutes ses facettes le « gouvernement juridique de la diversité », par lequel passe, diton, la réalisation du droit de l’Union européenne1J. PORTA, La réalisation du droit communautaire. Essai sur le gouvernement juridique de la diversité, LGDJ 2007, 2 tomes, préf. A. Lyon-Caen..

B.  Une question étrangère à l’effectivité du droit

6.  On laissera donc de côté l’évaluation de l’effectivité de ces instruments juridiques, dans la mesure où les doutes exprimés sur ce point, des doutes qui n’ont rien d’imaginaire, au demeurant, ne découlent pas forcément d’une mauvaise combinaison des cultures judiciaires. La pratique française n’a pour l’heure réservé aux règlements TEE et IPE qu’un accueil des plus discrets, mais à quoi peut-on attribuer ce déficit d’effectivité (qui se vérifie aussi dans d’autres États membres) ? Le fait est qu’ils sont tout simplement moins connus que les « grands » règlements Bruxelles I et II bis et que leur objet, les créances pécuniaires incontestées, les rend inutilisables lorsqu’il s’agit de créances contestées au sens de ces textes, ce qui est à vrai dire le cas le plus fréquent puisque seules sont réputées incontestées les créances exigibles expressément ou tacitement reconnues par le débiteur (art. 3 du règlement TEE). Quant au règlement RPL, il ne porte que sur des litiges transfrontaliers ne dépassant pas 2000 euros. Autant dire qu’il s’agit de droit judiciaire « de minimis », ce qui n’est pas du tout péjoratif : une justice démocratique se doit d’avoir égard aux petites causes.

7.  Cependant, la justice devrait être d’autant plus simple que la cause est petite. Or la « législation » communautaire souffre, en ce domaine comme en d’autres, d’un excès de complexité qui ne lui vient pas particulièrement de la combinaison des cultures judiciaires. La combinaison des textes communautaires entre eux est déjà un facteur de complication. On a par exemple souligné qu’une petite créance commerciale pouvait être justiciable de quatre règlements communautaires : Bruxelles I, TEE, IPE, RPL. Trop de droit peut nuire2C. NOURISSAT, « Le règlement (CE) no 1896/2006 du 12 décembre 2006 instituant une procédure européenne d’injonction de payer », Procédures, juillet 2007, Étude 10, p. 5 et s., spéc. p. 6, no 4..

C.  Une question de point de vue

8.  Même si l’on s’en tient à la seule question qui nous occupe, celle des modalités du pluralisme dans l’espace judiciaire européen, force est d’avouer que, bon gré mal gré, ce n’est qu’une question de point de vue. La combinaison idéale entre cultures judiciaires n’est pas du tout envisagée de la même manière selon les interlocuteurs. Entre interlocuteurs institutionnels, les points de vue s’expriment avant tout par référence à un modèle de réalisation du droit communautaire qui induit ensuite, mais seulement en second lieu, un modèle de culture judiciaire. Autrement dit, la dialectique : pluralisme des cultures judiciaires, culture judiciaire commune, n’est en débat que parce que les États membres ont su convaincre la Commission de limiter ses ambitions, en la matière, aux seuls litiges transfrontaliers, renonçant par exemple à harmoniser l’IPE pour les litiges purement internes3C. NOURISSAT, « Le règlement (CE) no 1896/2006 du 12 décembre 2006 instituant une procédure européenne d’injonction de payer », Procédures, juill. 2007, Étude 10, p. 5, spéc. no 2.

9.  Ce changement d’orientation de la Commission a ensuite eu des manifestations que l’on peut vraisemblablement décrire comme des changements de culture juridique, en supputant l’apparition d’une culture de la loi-modèle, voire de la « softlaw ». Ainsi le considérant no 8 de la directive médiation invite-t-il les États membres à s’en inspirer pour la médiation en droit interne, et leur impartit de veiller à ce que des codes de bonne conduite privés relatifs à la médiation voient le jour4C. NOURISSAT, « Directive no 2008/52/CE du Parlement européen et du Conseil du 21 mai 2008 sur certains aspects de la médiation en matière civil et commerciale », Procédures, nov. 2008, Étude 9, p. 8 et s., spéc. p. 8 no 1 et p. 910, no 7..

10.  Les points de vue changent encore lorsque les interlocuteurs sont des professionnels du droit. Il serait excessivement schématique de prétendre qu’au sein même d’un droit national les représentations de la culture judiciaire sont parfaitement homogènes. Elles ont assurément beaucoup en commun, mais, au juste, de quelle culture judiciaire parle-t-on selon que l’on est magistrat, avocat, huissier… ?

II. De quel pluralisme des cultures judiciaires parle-t-on ?

11.  Chaque professionnel du droit est enclin à apprécier de son propre point de vue la combinaison entre l’idée qu’il se fait de sa culture judiciaire et l’image de la culture judiciaire commune que lui renvoient les textes communautaires. Même si tous s’accordent sur le dénominateur commun de la justice équitable, les principes directeurs du procès multiplient les différences entre les cultures nationales et la culture européenne, de sorte qu’en fin de compte, il n’y a peut être qu’un seul constat unanime, celui du renversement des perspectives par rapport à une certaine tradition du droit international privé dans les États membres.

A.  La justice équitable, dénominateur commun

12.  Que l’exigence de procès équitable soit commune aux justices nationales et à la justice communautaire transfrontière ne fait pas de doute mais n’impose bien souvent qu’un standard minimal, celui par exemple qui permet, en droit français comme dans la directive AJ, de refuser l’aide juridictionnelle si l’action est manifestement infondée (loi du 10 juillet 1991, art. 7 ; directive 2003/8 du 27 janvier 2003, art. 61), pour autant du moins que la décision de refus puisse faire l’objet d’un recours juridictionnel (directive 2003/8, art. 154 ; comp. avec l’art. 23 de la loi du 10 juillet 1001). Ce standard minimal correspond en effet à celui qui résulte de la jurisprudence de la Cour EDH dans son dernier état (CEDH, 26 fév. 2002, Del Sol c/France, RDP 2003, 699, obs. A. Gouttenoire), la Cour n’estimant plus aussi volontiers qu’autrefois, que le refus d’aide judiciaire porterait une atteinte substantielle au droit au procès équitable (comp. antérieurement, CEDH, 30 juill. 1993, Aerts c/Belgique, D 1999, somm. obs. N. Fricero).

13.  Dans certains cas, les normes procédurales minimales applicables ne sont pas celles qui résultent du droit au procès équitable mais celles que prévoit spécifiquement le texte communautaire. Ainsi les articles 12 à 19 du règlement TEE précisent qu’une décision relative à une créance incontestée au sens dudit règlement ne peut être certifiée en tant que titre exécutoire européen que si la procédure judiciaire dans l’État membre d’origine a satisfait à des conditions minimales de procédure relatives au mode de signification ou de notification de l’acte introductif d’instance, à l’information donnée au débiteur par cet acte en ce qui concerne les parties, la créance, la cause de la demande et les conditions pour contester la créance. L’article 19 du règlement ajoute que le droit de l’État membre d’origine doit de toute façon ménager un recours dans les cas exceptionnels où le débiteur, sans faute de sa part, a été empêché de contester la créance, soit parce qu’on ne lui a pas laissé le temps de préparer sa défense, soit parce qu’il a été victime d’une force majeure ou de circonstances extraordinaires.

14.  Certes les normes minimales de procédure du règlement TEE n’interdisent pas aux États membres de faire bénéficier le débiteur de garanties procédurales plus fortes, ce que l’article 19 du règlement précise, explicitement pour les cas exceptionnels de réexamen. Cependant, le standard procédural du règlement TEE risque de ne satisfaire, ni le professionnel qui, dans une culture judiciaire est surtout sensible à la garantie de l’efficacité des droits du créancier, ni celui qui, par sa pratique, incline à apprécier la qualité d’une culture judiciaire garantissant avant tout la protection du débiteur.

15.  Le professionnel de l’exécution forcée qu’est l’huissier fera observer que le TEE est un peu déceptif pour le créancier, parce qu’en réalité tout se joue en amont, dès l’acte introduisant l’instance dans l’État d’origine, acte dont la qualité du contenu informatif et la fiabilité de la signification commandent la suite. Au contraire l’avocat habitué à défendre des débiteurs jugera regrettable que le débiteur qui ne comparait pas puisse être considéré comme ayant reconnu la créance si les normes minimales de procédures ont été respectées, la créance étant alors réputée incontestée et la certification du TEE s’avérant difficile à éviter5Comp. C. NOURISSAT, « Le règlement (CE) no 805/2004 du Parlement européen et du Conseil du 21 avril 2004 portant création d’un titre exécutoire européen pour les créances incontestées », Procédures, août-septembre 2005, Étude no 10, p. 6 et s., spéc. p. 78, no 7 à 9..

16.  Insistons-y, c’est moins le degré de compatibilité entre les cultures judiciaires nationales et la culture judiciaire européenne qui est alors difficile à mesurer, que le degré de satisfaction des professionnels du droit à l’égard d’un instrument communautaire donné. Si le standard de garantie procédurale est perçu comme insatisfaisant, la manière d’exprimer cette insatisfaction sera peut être stéréotypée. On incriminera la mauvaise qualité de fabrication du droit communautaire, son inaptitude à allier procès équitable et sécurité juridique. Peut être sous-entendra-t-on (ou même dira-t-on ouvertement) que la culture judiciaire européenne marque une régression par rapport aux cultures judiciaires nationales : un nivellement par le bas, en quelque sorte.

17.  Il n’est pourtant pas sûr qu’il s’agisse d’une opposition entre les cultures judiciaires nationales et la culture judiciaire commune. Le praticien dont les attentes sont déçues par une technique juridique mise à sa disposition se montre tout aussi critique lorsque que la technique défectueuse est de pur droit interne et, là encore, les stéréotypes ne manquent pas pour formuler la déception, mais on se plaindra alors, par exemple, du « déclin du droit » dans sa généralité.

18.  En revanche, lorsque les juristes ne se réfèrent pas à des standards extrêmement généraux tels que le binôme sécurité juridique-équité procédurale, les oppositions de cultures judiciaires se marquent davantage, surtout lorsque le discours renvoie aux principes directeurs du procès civil, fruits de l’histoire de chaque système juridique dont ils manifestent la culture particulière.

B.  Les principes directeurs, multiplicateurs des différences

19.  Le règlement RPL (CE) no 861/2007 du 11 juillet 2007 (v. C. Nourissat, « Panorama de droit civil de l’union européenne », D. 2008, p. 45, no 2021) est un instrument communautaire en décalage avec les règles françaises de procédure applicables devant les juridictions compétentes pour les petits litiges (juge de proximité ou tribunal de commerce), ainsi qu’avec l’interprétation que donne actuellement la jurisprudence française de certains principes directeurs applicables devant toutes les juridictions.

20.  Si l’on laisse de côté les normes minimales pour le réexamen de la décision (art. 18, règlement no 861/2007), qui s’inspirent du règlement TEE, le décalage avec le droit français (art. 827 et s CPC, pour le juge de proximité, art. 853 et s, CPC, pour le tribunal de commerce) concerne moins la représentation des parties que le déroulement de la procédure. Le caractère non obligatoire du ministère d’avocat ne surprend certes pas pour ces litiges (art. 10, règlement no 861/2007) qui en sont également dispensés en droit interne (art. 827 et 853 CPC). En revanche, l’introduction de l’instance par le dépôt du formulaire de type A reproduit à l’annexe 1 du règlement s’écarte de l’introduction par voie d’assignation qui correspond à la procédure ordinaire devant le juge de proximité (art. 829 CPC) et à au moins un des modes ordinaires d’introduction de l’instance devant le tribunal de commerce (art. 854 CPC). Le caractère écrit de la procédure prévue par le règlement RPL, où l’audience n’est tenue que si le juge l’estime nécessaire ou si les parties le demandent (art. 5 du règlement no 861/2007) s’oppose nettement au caractère oral de la procédure devant le juge de proximité (art. 843 al. 1 CPC) et le tribunal de commerce (art. 871 a1. 1 CPC).

21.  La règle selon laquelle la juridiction détermine l’étendue des preuves indispensables à sa décision et ne doit recourir aux expertises et témoignages que s’ils sont strictement nécessaires (art. 9, règlement no 861/2007), s’écarte, pour les litiges commerciaux du principe de liberté de la preuve admis en droit français. Même si l’article 93 du règlement RPL (« la juridiction opte pour le moyen d’obtenir des preuves le plus simple et le moins contraignant ») a son équivalent dans le droit français des mesures d’instruction (art. 147 CPC : « le juge doit limiter le choix de la mesure à ce qui est suffisant pour la solution du litige, en s’attachant à retenir ce qui est le plus simple et le moins onéreux »), le standard de la « preuve suffisante » (et non de la « preuve indispensable ») doit se comprendre en droit français à la lumière des règles qui permettent d’établir par toutes les mesures légalement admissibles les faits dont dépend la solution du litige (art. 10 et 143 CPC) C’est donc bien un tout autre standard de preuve.

22.  Quant à l’article 12 du règlement RPL selon lequel la juridiction n’oblige pas les parties à assortir la demande d’une qualification juridique, il est sans doute proche de l’esprit originel du CPC français dont l’article 6 n’oblige les parties à alléguer que les faits propres à fonder leurs prétentions. En revanche, il contraste avec la jurisprudence de l’Assemblée plénière de la Cour de cassation qui exige, devant toutes les juridictions, que les parties concentrent dans la même instance tous les fondements juridiques rattachables au même objet de litige, et qui précise que le juge n’est pas tenu de substituer un fondement à celui invoqué par une partie (Cass. ass. plén. 7 juillet 2006, D. 2006, p. 2135, note L. Weiller ; 2 déc. 2007, JCP 2008, II, 2006, note L. Weiller).

23.  Le décalage de cultures judiciaires entre le règlement RPL et le droit français est donc suffisant pour qu’on en vienne à se demander si le principe posé par l’article 19 du règlement, selon lequel le règlement des petits litiges est régi par le droit procédural de l’État membre où se déroule la procédure, n’est pas en définitive dénué de portée. La culture judiciaire européenne ne réalise telle pas un renversement de perspective ?

C.  La culture judiciaire européenne, un renversement de perspective

24.  Le droit de l’espace judiciaire européen est orienté dans une perspective nouvelle au regard, à la fois, du droit international privé classique et du droit judiciaire privé classique. Ce changement de perspective est, bien sûr, de l’ordre de la technique juridique, mais il semble suffisamment important pour qu’on puisse y déceler un véritable changement de culture juridique et judiciaire.

25.  C’est tout d’abord le principe de confiance mutuelle qui, par rapport au droit international privé classique des conflits de juridictions, a conduit à la petite « révolution culturelle » des règlements TEE et IPE. Jusque là, l’exécution d’une décision étrangère sur le territoire d’un État d’accueil supposait soit une véritable procédure locale d’exequatur, soit, à tout la moins, une reconnaissance, pour reprendre la terminologie des règlements Bruxelles I et II bis. Bien que d’après les textes la reconnaissance ne nécessite aucune procédure (art. 33, Règlement Bruxelles I, (CE no 44/2001, 22 décembre 2000 ; art. 21 du Règlement Bruxelles II bis, (CE) 2201/2003 du 27 novembre 2003), cette reconnaissance fonctionne encore comme un exequatur allégé.

26.  Au contraire une décision certifiée comme titre exécutoire européen, ou une injonction de payer européenne délivrée dans un État membre et devenue exécutoire, doivent « être traité(s) aux fins de l’exécution, comme (s’ils) avai(ent) été rendu(s) dans l’État membre dans lequel l’exécution est demandée », selon une formule que l’on retrouve à l’identique dans le considérant no 8 du règlement TEE et le considérant no 27 du règlement IPE. La décision relative à une créance incontestée doit encore être certifiée pour devenir TEE, mais cette certification, sur demande adressée à tout moment à la juridiction d’origine (art. 6 du règlement (CE) 805/2004, 21 avril 2004) n’est en rien un exequatur. Quant à l’IPE, elle est délivrée directement par la juridiction compétente de l’État requis, pour être exécutoire dans tous les États membres (art. 19 du règlement (CE) 1896/2006 du 12 décembre 2006).

27.  Outre cette petite révolution du droit international privé, les règlements TEE, IPE, RPL nous emmènent également assez loin de ce qui est la culture contentieuse traditionnelle du droit judiciaire privé français, une culture dans laquelle la mission principale du juge consiste à trancher les litiges qui lui sont soumis au moyen d’une action en justice visant à faire examiner par lui des prétentions dont il vérifie aussi bien l’intérêt à agir que le bien fondé. Or dans ces règlements, une partie de ce qui relevait du contrôle juridictionnel des prétentions est transféré au greffier : c’est en pratique lui qui va certifier le TEE, le considérant no 16 du règlement IPE indique que le rejet des demandes manifestement non fondées ou irrecevables « ne devrait pas nécessairement être effectué par un juge » et son article 8 prévoit que l’examen des demandes pourra être effectué au moyen d’une procédure automatisée. Outre l’apparition d’une « juridiction du greffier », ces règlements promeuvent une procédure reposant sur des formulaires dont les modèles sont donnés par les annexes des règlements et dont le moins qu’on puisse dire est que la longueur et la lourdeur ne les rend pas faciles d’accès pour un plaideur ordinaire. Certes la juridiction doit normalement mettre le demandeur en mesure de compléter le formulaire, indique l’article 4 du règlement RPL, dont l’article 11 ajoute que « les États membres veillent à ce que les parties puissent bénéficier d’une aide pratique pour remplir les formulaires ». Cependant, ces efforts ne sont pas demandés lorsque la demande apparaît manifestement infondée ou irrecevable : elle est alors purement et simplement rejetée (art. 44 du règlement RPL ; art. 11 du règlement IPE).

28.  Il y a là, largement de quoi rebuter bon nombre de plaideurs et il se pourrait que certaines au moins des explications de l’insuccès de ces instruments ne soient pas à chercher beaucoup plus loin. Si la culture de la confiance mutuelle aboutit à une justice de guichets et de formulaires, on peut s’interroger, non sans une certaine appréhension, sur la culture judiciaire commune vers laquelle on se dirige.

III. Vers quelle culture commune se dirige-t-on ?

29.  Il ne suffit assurément pas de ramener la culture judiciaire européenne à une culture de la confiance mutuelle, il faut encore rappeler que la confiance mutuelle a, pour ainsi dire un prix, que balancent les gains que l’on en retire, mais que la confiance mutuelle laisse aussi subsister, quoi qu’on fasse, certaines données irréductibles.

A.  Le prix de la confiance mutuelle

30.  Il n’est pas superflu de remarquer que, même si la culture judiciaire est, au premier chef, celle des professionnels de la justice, elle participe également à la vie des citoyens de l’Union européenne et intéresse donc aussi bien les plaideurs que les juges et les auxiliaires de justice. Or, force est de constater que la procédure civile française (l’observation ne serait probablement pas fausse non plus au delà de nos frontières !) a développé chez les litigants, en tout cas chez bon nombre d’entre eux, ce qu’on pourrait appeler une « culture de la dispute », consistant notamment à se pourvoir systématiquement de toutes voies de droit, fût-ce à perte de procès. Le justiciable français est, ainsi, passablement chatouilleux lorsqu’on touche à son droit d’exercer les voies de recours. En France même, cette tendance exagérément « processive » est de celles que l’on voudrait inverser, en repensant la voie de l’appel6Comp. C. BLERY et L. RASCHEL, « Rapport Magendie : propositions pour un nouvel office des parties et du juge », Procédures, août septembre 2008, Alerte no 28, p. 2..

31.  Dans l’espace judiciaire européen, les voies de droit contre les décisions circulant d’un État membre à l’autre sont réduites à ce qui est strictement nécessaire pour que les citoyens ne puissent pas se plaindre d’une atteinte disproportionnée à leur droit au procès équitable ou au recours juridictionnel effectif. L’interdiction du réexamen au fond de la décision dans l’État membre où à lieu son exécution (art. 212 du règlement TEE ; art. 223 du règlement IPE ; art. 222 du règlement RPL) ne saurait surprendre puisque c’est d’ores et déjà une constante que l’on retrouve à l’identique dans tous les règlements relatifs à l’espace judiciaire européen (Règlement Bruxelles I, art. 36 ; Règlement Bruxelles II bis, art. 26) ainsi que dans la Convention de Lugano du 30 octobre 2007 (art. 36). On a déjà signalé la suppression de l’exequatur par les règlements TEE, IPE et RPL, ainsi que les normes minimales qu’ils édictent quant aux cas exceptionnels dans lesquels le défendeur peut demander le réexamen, dans l’État membre d’origine, de la décision susceptible d’être certifiée TEE, de la décision accordant l’IPE ou de la décision rendue dans le cadre de la procédure européenne de règlement des petits litiges (Règlement TEE, art. 19 ; Règlement IPE, art. 20 ; Règlement RPL, art. l8). L’IPE ouvre par ailleurs droit, auprès de la juridiction d’origine et eu égard au caractère non contradictoire de la délivrance de 1’injonction, à la classique opposition du défendeur que nous connaissons aussi en droit français et qui, en matière d’IPE, est présentée au, moyen d’un formulaire spécifique et régie par des dispositions particulières (Règlement IPE, art 46 et 17).

32.  Quant aux recours ouverts, sur le territoire de l’État membre où l’exécution est poursuivie, pour obtenir la suspension, la limitation ou le refus de l’exécution, ils sont également strictement limités (v. pour la suspension ou la limitation de l’exécution, Règlement TEE, art. 23 ; Règlement IPE, art. 23 ; Règlement RPE, art. 23). Le refus d’exécution (art. 21, règlement TEE ; art. 22 Règlement IPE et du règlement RPL) ne peut être opposé que si le TEE, l’IPE ou la décision de RPL est incompatible avec une décision rendue antérieurement dans un État membre ou un pays tiers entre les mêmes parties dans la même cause. Encore faut-il que cette incompatibilité n’ait pas pu être invoquée au cours de la procédure dans l’État membre d’origine7V. sur tous ces points, M. DOUCHY-OUDOT, « La force exécutoire à dimension européenne », Procédures, août-sept. 2008, Dossier sur Le titre exécutoire et le recouvrement des créances, Étude no 4, p. l4 et s, spéc. p. 1718, no 27 à 31..

33.  Autrement dit, le refus d’exécution ne peut pas être opposé pour incompatibilité avec l’ordre public de l’État d’exécution. La traditionnelle exception d’ordre public, qui reste le premier motif de non reconnaissance sous l’empire des règlements Bruxelles I (art. 34, 1) et Bruxelles Il bis (art. 22, a) disparaît purement et simplement des règlements TEE, IPE et RPL, ce qui est un autre exemple de « révolution » par rapport aux conceptions classiques du droit international privé8V. C. NOURISSAT, « Le règlement (CE) no 805/2004 du Parlement européen et du Conseil du 21 avril 2004 portant création d’in titre exécutoire européen pour les créances incontestées », Procédures, aoûtsept. 2005, étude no 10, p. 6 et s, spéc. p. 8.. Des possibilités de refus d’exécution aussi limitées sont indéniablement conçues, non seulement pour empêcher des contestations abusives (v. M. Douchy-Oudot, art. précité, spéc. p. l7, no 28) mais pour inciter les citoyens européens à sortir de ce que nous avons appelé la « culture de la dispute », même si la dispute n’est nullement abusive au regard de l’ordre public de l’État d’exécution.

34.  Dans la culture judiciaire française traditionnelle, cela serait probablement perçu comme un véritable déni de droit : la « révolution culturelle » demandée aux justiciables est donc profonde, mais la confiance mutuelle est à ce prix.

B.  Les gains de la confiance mutuelle

35.  On peut évaluer les gains apportés par la confiance mutuelle en faisant apparaître, dans les règlements étudiés, l’articulation entre les règles communautaires, éclairées par des notions autonomes distinctes de celles connues dans les États membres sous les mêmes vocables, et les règles dont les règlements abandonnent la définition aux droits internes des États membres concernés.

36.  Certes le système d’articulation des règles communautaires avec les règles nationales fait songer au paradoxe du demi verre d’eau dont chacun sait que, selon l’observateur, il peut être vu comme à moitié vide ou à moitié plein… La définition, par voie de règlements communautaires, de notions autonomes, donne à des vocables qui paraissent familiers en droit interne, des contenus qui se révèlent inhabituels. Ce sont de « faux amis », auxquels les juristes accoutumés aux catégories juridiques nationales reprochent toujours, avec plus ou moins d’acrimonie, d’en déranger la cohérence, tantôt pour restreindre exagérément le sens des mots, tantôt au contraire pour l’élargir plus que de raison.

37.  Ainsi pourra-t-on reprocher à la notion de créance « incontestée » au sens des règlements TEE et IPE, de correspondre à un trop petit nombre de situations (créance expressément ou tacitement reconnue par le débiteur) alors que la créance jugée « incontestable » par la juridiction compétente aurait été plus proche de certaines notions du droit français puisqu’elle aurait représenté un degré objectivement élevé de certitude de la créance, situé sur une échelle où l’on aurait trouvé l’obligation « non sérieusement contestable » (art. 809 CPC) et la créance « paraissant fondée en son principe » (art. 67, loi du 9 juillet 1991).

38.  À l’inverse, les juristes français pourraient trouver trop générale et trop floue la notion de médiateur retenue par la directive no 2008/52/CE, qui vise tout tiers nommé pour mener à bien un processus de médiation, quelle que soit son appellation dans le droit de l’État membre concerné. Cela inclut-il les conciliateurs ou bien le considérant 11 de la directive a-t-il voulu laisser ceux là de côté, en indiquant que la directive ne devrait pas s’appliquer aux « processus dans lesquels des personnes ou des instances émettent une recommandation formelle, contraignante ou non, quant à la solution du litige »9Cf. C. NOURISSAT, « Directive no 2008/52/CE du Parlement européen et du Conseil du 21 mai 2008 sur certains aspects de la média tion en matière civile et commerciale », Procédures, nov. 2008, p. 8 et s, spéc. p. 9, no 5. ? Dans le doute, le juriste attaché aux catégories de son droit interne reprochera aux catégories du droit communautaire leur manque d’élégance et de limpidité, élégance et limpidité passant pour des qualités insignes de la culture juridique française.

39.  Pourtant, si l’on considère les choses du point de vue du modèle de réalisation du droit communautaire dont s’inspirent les textes considérés, on apprécie différemment la plus value apportée par la culture de confiance mutuelle. On perçoit en effet que la pointe de gloriole ou d’arrogance qui pouvait agacer naguère dans un certain discours sur la primauté du droit communautaire a été, sinon émoussée, du moins arrondie. L’espace judiciaire européen ne se constitue pas ou plus seulement a coup de textes que les droits nationaux devraient intégrer « ne varietur » dans leurs moindres détails. Une partie au moins de la réglementation des procédures applicables, voire certaines règles de fond, sont renvoyées aux droits nationaux.

40.  Ainsi la directive « médiation » ne s’applique-t-elle que pour les droits et obligations dont les parties peuvent disposer en vertu de la législation pertinente applicable (C. Nourissat, art. précité, Procédures, nov. 2008, p. 9, no 6).

41.  Ainsi encore le TEE n’est-il qu’une variété de titre exécutoire, l’article 20 du règlement TEE laissant à législation de l’État membre d’exécution le soin de régir les procédures d’exécution elles-mêmes. On a parfois le sentiment que, par delà les apparences, la compétence des lois de procédure des États membres est, à vrai dire, assez résiduelle. Par exemple, pour régir la procédure d’opposition à l’IPE, l’article 17 du règlement du 12 décembre 2006 précise que si l’opposition a été formée dans le délai prévu à l’article 16, « la procédure se poursuit devant les juridictions compétentes de l’État membre d’origine conformément aux règles de la procédure civile ordinaires », mais la forme et le délai d’opposition n’en demeurent pas moins régies par le droit communautaire. De même, le droit judiciaire privé national ne s’applique-t-il aux procédures RPL que sur les points non réglés par le texte communautaire, en vertu de l’article 19 du règlement du 11 juillet 2007.

42.  Une fois encore, tout est donc question de point de vue. Les uns se plaindront de ce que le droit communautaire ne laisse que la portion congrue aux spécificités procédurales des États membres, les autres se féliciteront de ce que les États membres réussissent à préserver leurs « prés carrés ». Le fait est en tout cas que la confiance mutuelle ne conduit pas au nivellement mais laisse subsister certaines données irréductibles.

C.  Les données irréductibles malgré la confiance mutuelle

43.  Les langues demeurent les véhicules de la diversité des droits et des cultures et, si les effets de cette diversité peuvent être atténués par le droit communautaire, il reste, pour longtemps encore sans doute, impuissant à les neutraliser complètement. Pour essayer de montrer cela par une image, disons que la tour de Babel est toujours debout, mais que les instruments communautaires facilitent la circulation à l’intérieur de la tour… Le nouveau règlement sur la signification et la notification des actes (CE) no 1393/2007 du 13 novembre 2007 ne supprime pas les difficultés pratiques liées à la traduction des actes judiciaires et extrajudiciaires mais limite seulement ces difficultés en ne permettant au destinataire de l’acte de le refuser que s’il n’est pas établi dans une des langues indiquées à l’article 8 du règlement, c’est-à-dire une langue comprise par le destinataire ou la (ou l’une des) langue(s) officielle(s) de l’État requis.

44.  Par ailleurs, le « droit de langue » dans le règlement no 1393/2007 n’échappe pas à une certaine complexité en ce qui concerne d’une part le formulaire qui accompagne l’acte à transmettre, d’autre part l’attestation de signification ou de notification. Le formulaire de demande de transmission d’acte doit être complété dans la ou l’une des langues officielles de l’État requis ou dans une langue dont l’État requis aura indiqué qu’il peut l’accepter. De façon symétrique, le formulaire d’attestation de transmission doit être complété dans la ou l’une des langues officielles de l’État d’origine ou dans une langue qu’il accepte (Règlement no 1393/2007, art. 4 et 10).

45.  Ainsi, selon qu’il s’agit de l’acte lui-même ou des formulaires, il existe en quelque sorte des catégories de « langues juridiquement recevables » qui diffèrent : langue comprise par le destinataire ou langue(s) officielle(s) de 1’ État requis, pour l’acte à transmettre ; langue(s) officielle(s) de l’État requis ou de l’État d’origine ou langues « acceptées » par eux, pour les formulaires. Les langues de communication des actes sont certes en nombre limité, c’est la tour de Babel en modèle réduit, mais c’est tout de même la tour de Babel et celui qui requiert la transmission de l’acte doit veiller à bien s’y orienter, d’autant que les frais de traduction lui incombent selon l’article 5 du règlement.

46.  La CJCE est si consciente de l’étendue des difficultés de traduction qu’elle vient au secours du requérant en déniant au destinataire le droit de refuser l’acte lorsqu’il s’accompagne d’annexes non traduites dans l’une des langues visées par l’article 8 du règlement, mais contient « seulement » des preuves qui, estime la Cour, ne sont pas « indispensables » pour comprendre l’objet et la cause de la demande10CJCE, 8 mai 2008, C14/07, Weiss und Partner, Procédures, juillet 2008, comm. no 207, obs. C. NOURISSAT.. C’est la tour de Babel réduite, mais au risque de porter atteinte aux droits de la défense.

47.  Qu’il y ait une vraie reconnaissance du pluralisme des droits, des langues et des cultures de l’Union à travers les textes régissant l’espace judiciaire européen et que la culture judiciaire commune ne soit pas une culture unique ou uniforme est donc indéniable. Est-ce pour le meilleur ou pour le pire ou pour l’un et l’autre à la fois ? Il n’est pas défendu de poser la question. Il serait fort présomptueux de vouloir y répondre.

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