La narration judiciaire des faits et le raisonnement sur les cas en droit canadien
Mathieu DEVINAT
Université de Sherbrooke
Abstract
Judicial opinions can be characterised as the typical locus of expression of a legal reasoning based on facts. In Canadian Law, as well as in Common Law jurisdictions, judges write their opinions by combining two stories or narratives : the factual and the legal. « What happened » is as important as « what is the applicable law ». This style of writing judgements helps to explain a number of practices. The first is a tendency of reading legal opinions as if they rested on the facts of a case, and therefore delimiting their scope accordingly. Another consequence is to give the impression that the story described in the legal decision is « complete ». This paper explores and confronts these two methodological practices found in Canadian Law.
Introduction
La décision judiciaire est probablement le lieu le plus typique où s’exprime un raisonnement sur un cas, entendu ici comme l’ensemble des faits perçus comme pertinents à la résolution d’un litige1Le raisonnement sur le « cas » s’oppose à celui fondé sur la formule qui exprime la règle, qu’elle soit législative ou jurisprudentielle. Dans la terminologie juridique anglaise, le terme « case » est foncièrement polysémique. Dans le Black’s Law Dictionary il est défini de la manière suivante : « A general term for an action, cause, suit, or controversy, at law or in equity ; a question contested before a court of justice ; an aggregate of facts which furnishes occasion for the exercise of the jurisdiction of a court of justice » (Black’s Law Dictionary, 6e éd., St-Paul, West Publishing, 1990).. En droit canadien, comme dans plusieurs systèmes nationaux, le jugement comporte ainsi un raisonnement juridique contextualisé par une trame narrative détaillée des faits à l’origine du litige, censée exprimer le « cas » qui en est à la source. En associant les dimensions factuelles et juridiques des questions qui leurs sont soumises, les juges soulignent, de manière plus ou moins explicite, les dimensions forcément complémentaires des faits et du droit dans leur raisonnement. Cette pratique de rédaction des jugements n’est pas le résultat d’une règle imposée2La description des faits ou du contexte factuel dans les décisions judiciaires est parfois requise pour certaines cours de justice états-uniennes, voir : S. Almog, « As I Read, I Weep – In Praise of Judicial Narrative », (2001) 26 Oklahoma City University Law Review 471, spec. p. 477., mais d’une tradition qui engendre plusieurs conséquences, notamment sur la détermination de leur portée en droit, d’une part, et sur la compréhension du cas à l’origine du litige, d’autre part.
En ce qui a trait à l’interprétation des jugements et des arrêts, il est généralement reconnu que la description des faits contribue à la détermination de leur portée, particulièrement dans le contexte de la common law3Si l’influence de la trame narrative des décisions judiciaires est plus grande dans un contexte de common law qu’en droit civil, il est possible que le style de rédaction des jugements en soit l’une des causes. En droit civil québécois, la technique de rédaction des jugements reproduit celui de la common law et il est probable que ce style engendre des réactions similaires dans le processus de compréhension des décisions. Le caractère « mixte » du style de rédaction des jugements en droit civil québécois a été décrit par juge Jean-Louis Baudouin de la manière suivante : « [l]e Québec suit, à cet égard, le modèle de la common law où le juge signe une opinion personnalisée et a droit à la dissidence. Même si droit civil français et droit civil québécois sont frères de lait, l’expression judiciaire de leur normativité se révèle radicalement différente. » (J.-L. Baudouin, « L’art de juger en droit civil : réflexion sur le cas du Québec », [2016] 57 Cahiers de droit 327, spec. p. 330).. Dans cette tradition juridique, la common law rule dispose d’une portée qui est en quelque sorte dépendante des faits du litige qui l’a fait naître. En ce sens, la narration des faits contribue à la formation du droit (I). Cette description des faits engendre aussi une autre conséquence, non pas sur le droit, mais sur la conception du cas lui-même. Une erreur communément commise par les juristes est de présumer que la présentation des faits par le juge constitue une description complète du cas qui est à l’origine d’un litige. Malgré son caractère parfois simpliste, la réduction du cas à la seule réalité décrite dans la narration des faits par les juges constitue un raccourci fréquemment emprunté : la narration judiciaire est parfois un prisme déformant du cas (II).
I. La narration judiciaire des faits : facteur d’évolution du droit
La description des faits joue un rôle indéniable dans la réception des décisions judiciaires auprès de la communauté juridique de common law, plus particulièrement dans le cadre du processus d’interprétation des règles jurisprudentielles qu’elles comportent. Sur ce plan, on pourrait distinguer entre les décisions judiciaires qui tranchent une question strictement à partir d’une question de « pure » common law de celles qui doivent trancher des questions d’interprétation des lois.
Pour les premières, les faits décrits par le juge servent de points de repères de la portée de la règle de common law. Quel que soit le niveau d’abstraction des propositions juridiques formulées dans une décision, celles-ci seront lues, comprises et interprétées comme se rapportant aux faits qui seront ultérieurement considérés comme pertinents dans le raisonnement du juge, et cela, dans le processus de détermination de la ratio decidendi4Selon le professeur Neil MacCormick, la pertinence des faits dans la détermination de la portée des décisions vaut pour les différents modèles de raisonnement appliqués aux précédents, voir :N. MacCormick, « The Significance of Precedent », dans G. Bradfeld et als. (dir.), Acta Juridica, Juta & Co., 1998, 174, spéc. p. 181. ou simplement en raisonnant par analogie à l’égard d’un précédent obligatoire. À cet égard, la Cour suprême du Canada (ci-après « CSC ») a repris à son compte le passage fameux tiré de Quinn v. Leathem5Quinn c. Leathem, [1901] A.C. 495 (H.L.), p. 506. :
« [traduction] chaque jugement doit être interprété tel qu’il s’applique aux faits particuliers qui ont été établis, ou que l’on présume avoir été établis, car la plupart des énoncés qui y figurent ne se veulent pas des exposés de l’ensemble du droit, mais sont régis et nuancés par les faits particuliers de l’affaire dans laquelle ils se trouvent »6R. c. Henry, [2005] 3 RCS 609, 2005 CSC 76 (CanLII). Par. 53.
Les faits servent ainsi de contrepoids à la généralité des affirmations contenues dans les décisions judiciaires. En ce sens, la narrativité des décisions a un impact sur leur normativité.
Le style judiciaire canadien favorise indéniablement cette lecture des décisions : il est manifeste que les faits font l’objet d’une description détaillée et qu’ils occupent une place importante dans le raisonnement judiciaire. Même lorsque la question est tranchée par les plus hautes juridictions, les juges tiennent compte de la situation particulière en litige et ils limitent volontiers la portée d’une formule en y faisant référence. Comme l’a écrit le professeur Lücke : « [traduction] [les faits] forment une terre ferme et sûre : lorsque les juges s’aventurent dans une mer d’abstractions, ils essaient de garder en vue le rivage »7« [Version originale] [facts] are like safe, dry ground : when judges venture on the sea of abstraction, they try at least to remain within sight of the coast » : H. K. Lücke, « The Common law : Judicial Impartiality and Judge-Made Law », (1982) 98 LQR. 31, spéc. p. 60.. Que ce soit lorsque le juriste tente de cerner la ratio decidendi en rapport avec les faits pertinents (material facts) ou lorsqu’il limite l’étendue de la portée obligatoire d’une décision, au moyen de la technique des distinctions, la situation concrète sur laquelle a porté le jugement sert généralement de point de repère. Cette directive méthodologique connaît plusieurs formulations, mais on peut retenir celle du juge Duff de la Cour suprême du Canada :
« [traduction] en règle générale, il n’est pas légitime d’utiliser un jugement de façon à en séparer les expressions particulières de leur contexte et, sans tenir compte du point de droit abordé ou les faits de la cause, d’utiliser ces expressions comme si elles s’appliquaient à d’autres décisions »8« [Version originale] as a general rule, it is not a legitimate use of a judgment to separate particular expressions from their context and, without regard to the point at issue or the facts of the case, to treat those expressions as governing the decision in other cases » : Canadian Pacific Ry. v. Anderson, [1936] SCR 200, spéc. p. 204.
En associant aussi intimement la description des faits à la question de la détermination de la portée normative d’une décision, les juristes révèlent le rapport étroit, quasi symbiotique, que le contexte factuel du litige entretient avec le raisonnement judiciaire. L’un nourrit l’autre9Voir, sur cette question : W. Twinn ing, « Narrative and Generalizations in Argumentation About Questions of Fact », (1999) 40 South Texas Law Review 351. L’auteur souligne l’interpénétration du droit et des faits, de la manière suivante : « every lawyer knows distinguishing between “questions of law” and “questions of fact” is problematic, contingent, and often unsustainable ». On peut ainsi constater que le raisonnement sur les cas se reflète dans une méthodologie de rédaction et d’interprétation des décisions judiciaires qui en révèle le caractère central.
Le rôle des faits dans l’interprétation des décisions judiciaires n’est pas exactement le même lorsque les précédents fixent le sens des lois. En effet, certains arrêts de la CSC et des cours d’appel établissent l’interprétation qu’il convient de donner à une disposition législative et il est bien établi que le principe du stare decisis leur accorde une portée obligatoire, au même titre que les autres décisions10Il convient de préciser qu’une décision établissant le sens d’une disposition législative n’est cependant pas considérée comme obligatoire pour l’interprétation d’une autre disposition législative, même si elle comporte la même formulation : R. Cross , Statutory Interpretation, London, Butterworths, 1976, p. 42 et 168. Pour une étude récente de la question, voir : L. Solan, « Precedent in Statutory Interpretation », (2016) 94 North Carolina Law Review 1165. La description des faits à l’origine du litige peut-elle avoir un impact sur l’interprétation de ces décisions, notamment dans la détermination de leur portée ? A priori, la question doit recevoir une réponse négative11Sur ce sujet, voir : B. Diggory, Bennion on statutory interpretation, 7e éd., Londres, Lexis-Nexis, 2017, p. 405 et suiv, en raison de la méthodologie juridique qui encadre le processus d’interprétation. En droit canadien, les juges tiennent compte d’un certain nombre de considérations lorsqu’ils interprètent un texte législatif, dont sa formulation, la place de la loi à l’intérieur du « système juridique » et des autres lois, son historique, sa raison d’être, et l’impact social, économique et politique de son application, etc.12Pour une description de ces méthodes, voir : P.-A. Côté, avec la collaboration de S. Beaulac et M. Devinat, Interprétation des lois, 4e éd., Montréal, Thémis, 2009.. Les conséquences d’une interprétation sur le cas en litige dans le processus d’interprétation sont rarement sinon presque jamais évoquées, probablement parce que les faits d’une espèce ne sont généralement pas considérés comme pertinents pour établir le sens d’une disposition législative13Il est vrai que « les meilleurs juges sont soucieux des conséquences concrètes de leurs décisions » (R. Tremb lay, L’essentiel de l’interprétation des lois, Cowansville, Yvon Blais, 2004, p. 92) et que l’influence de « l’application d’une loi rétroagit sur son interprétation » (P.-A. Côté, précité, note 13, p. 18). En revanche, il est rare que ces considérations soient ouvertement évoquées dans une décision judiciaire.
Néanmoins, le réflexe de lecture consistant à tenir compte des faits décrits dans une décision de common law pour en établir la portée se reproduit parfois même lorsque ces faits semblent indépendants du raisonnement des juges. La référence à la décision Syndicat Northcrest c. Amselem14Syndicat Northcrest c. Amselem, [2004] 2 RCS 551, 2004 CSC 47 (ci-après « Amselem »). de la CSC par la Cour d’appel de la Saskatchewan en fournit un exemple. Rendue en 2004, l’affaire Amselem porte sur la légalité d’un règlement d’une déclaration de copropriété qui interdit de construire une cabane sur un balcon d’une copropriété divise. Certains copropriétaires, juifs orthodoxes, ont contesté ce règlement au motif qu’il portait atteinte à l’exercice de leur foi, contrevenant ainsi à leur liberté religieuse protégée par la Charte des droits et libertés de la personne. Dans ce contexte, le fait qu’« [a]ucun des [copropriétaires] n’avait lu la déclaration de copropriété avant d’acheter son 15Charte des droits et libertés de la personne, RLRQ c. C-12.appartement respectif ou d’y emménager »16Amselem, par. 9 devrait être considéré comme étant indifférent au raisonnement des juges majoritaires. Malgré son caractère a priori non pertinent, ce détail sera relevé dans une affaire subséquente, de manière à introduire une distinction avec le cas abordé. On peut ainsi lire, dans Good Spirit School Division No. 204 v Christ the Teacher Roman Catholic Separate School Division No. 212172017 SKQB 109 (CanLII). : «I agree with CTT’s looking to Syndicat Northcrest v Amselem, 2004 SCC 47 (CanLII), [2004] 2 SCR 551, [Amselem] as illustrative of this principle. However, what must be remembered in Amselem is that, unlike this case which involves the funding of Catholic schools, the impugned by-law in Amselem was neutral in its effect. In Amselem, Jewish purchasers of certain condominium units failed to thoroughly read the declaration of co-ownership which prohibited certain balcony structures – a clearly neutral provision enacted before Mr. Amselem purchased his unit. (Nos soulignements) »
Cet extrait permet de montrer que la description des faits peut servir de repère dans la détermination de la portée d’une décision judiciaire, même s’ils ne semblent pas déterminants dans le raisonnement des juges. Ce que reflète également cette lecture de la décision Amselem, c’est probablement l’influence persistante de la narration des faits sur la compréhension des décisions jurisprudentielles.
II. La narration judiciaire des faits : prisme déformant du cas
Le professeur Pascal Ancel a décrit le caractère réducteur du recours à la jurisprudence pour la connaissance de la pratique du droit18« Une des tendances fâcheuses du juriste dogmatique est de prétendre découvrir les pratiques à travers les normes. La tendance est particulièrement forte pour les pratiques judiciaires, qu’on pense souvent connaître à partir de la partie émergée qu’on appelle la “jurisprudence” » : P. Ancel, « Le droit in vivo ou plaidoyer d’un membre de la “doctrine” pour la recherche empirique », dans Mélanges en l’honneur de Philippe Jestaz, Paris, Dalloz, 2006, 1, spéc. p. 4.. Un même commentaire pourrait être formulé à l’égard de la détermination du cas : une erreur communément commise à l’égard de la compréhension des arrêts est de conclure qu’ils décrivent complètement le cas qui en est à l’origine. Or, le juge, comme l’historien ou le journaliste, doit reproduire les faits en les triant, les simplifiant et en les résumant19Pour un rapprochement entre l’épistémologie en histoire et en droit, voir : M. Devinat, « Réflexion sur l’apport de l’ouvrage Comment on écrit l’histoire sur la formation à la recherche en droit », (2011) 52 Cahiers de droit 659.. Outre cette difficulté, la notion de « cas » sur lequel peut porter un raisonnement est difficile à délimiter. Le « cas » n’existant pas par lui-même, il est le résultat d’une sélection d’information effectuée par le juriste, qui rassemble les faits d’un litige qui lui paraissent pertinents20Sur le caractère éthique et la dimension politique de la manière avec laquelle les juges procèdent à l’agrégation des faits, voir : J. Boyd White, Justice as Translation : An Essay in Cultural and Legal Criticism, University of Chicago Press, Chicago, 1990, particulièrement aux pages 215 et suiv.. Pour cette raison, on peut distinguer plusieurs façons d’envisager un « cas ». Sans vouloir introduire une typologie rigoureuse, on pourrait distinguer tour à tour le « cas vécu », par les parties à un litige notamment, le « cas plaidé », qui serait rattaché à la stratégie des procureurs et qui peut varier selon que la cause se trouve en 1re instance ou en appel, et enfin le « cas rapporté » par les juges que l’on peut dégager de la lecture des différentes opinions.
Le décalage entre la narration des faits dans une décision judiciaire et les différentes points de vue avec lesquels on peut concevoir les litiges constitue une réalité qui échappe souvent aux lecteurs des décisions jurisprudentielles21Il s’agit d’ailleurs d’une question qui fait l’objet d’une discussion dans un séminaire de méthodologie de la recherche que nous animons depuis plusieurs années, celui du Séminaire sur les problématiques juridiques (DRT 773) offert aux étudiants qui poursuivent le programme de maîtrise (recherche) à la Faculté de droit de l’Université de Sherbrooke Afin d’illustrer cette diversité dans la manière de concevoir un cas, nous pouvons prendre pour exemple une décision judiciaire de la CSC, l’affaire Euro-Excellence Inc. c. Kraft Canada Inc.22EuroExcellence Inc. c. Kraft Canada Inc., [2007] 3 RCS 21, 2007 CSC 37 (ci-après « Euro-Excellence »)., qui a fait l’objet d’une description et d’un commentaire critique par le procureur d’Euro-Excellence, le professeur Pierre-Emmanuel Moyse23P.-E. Moyse, « Kraft Canada c. Euro-Excellence : L’insoutenable légèreté du droit », (2008) 53 Revue de droit de McGill 741 (ci-après « L’insoutenable légèreté du droit »). La description qui suit s’appuie largement sur cet article, ainsi que sur de nombreux échanges avec le professeur Moyse. Dans son commentaire, le professeur Moyse dresse un portrait du caractère multidimensionnel de la situation juridique de son client et il montre comment celle-ci a évolué selon les différentes étapes du processus judiciaire, de la Cour fédérale à la CSC. À ce sujet, il écrit :
« Des arguments vont être abandonnés, d’autres rectifiés. En première instance et en Cour d’appel par exemple, nous avions soulevé certains éléments concernant l’originalité des logos, nous avions contesté les titres de la demanderesse. Ces moyens ne seront pas repris en Cour suprême du Canada. Des branches entières d’arguments sont ainsi élaguées. D’autres encore apparaissent tardivement. Ce sera le cas pour les développements en droit contractuel qui ont été présentés par le Conseil canadien du commerce de détail en Cour suprême du Canada. »24 L’insoutenable légèreté du droit, p. 744.
C’est à partir de l’exemple de l’affaire Euro-Excellence que nous abordons le rapport entre la description des faits tels qu’on la trouve dans une décision judiciaire et la détermination du cas à l’origine d’un litige. Afin de montrer la diversité des représentations du « cas », nous nous appuierons sur la description du processus judiciaire et de l’évolution de la cause relatée par le professeur Moyse (cas vécu), ainsi que des transcriptions des plaidoiries orales tenues à la CSC (cas plaidé), et enfin le cas décrit par les juges de la CSC dans leur jugement. Mais avant, il est utile de présenter le « cas » de l’affaire Euro-Excellence
A. Le cas « présenté »
L’affaire Euro-Excellence oppose un distributeur québécois de chocolat qui s’approvisionne en Europe et Kraft Canada, une filiale d’une entreprise multinationale qui produit les barres de chocolat. Par le jeu de l’article 27(2) de la Loi sur le droit d’auteur25Loi sur le droit d’auteur, LRC 1985, c C-42, art. 27(2) : « Constitue une violation du droit d’auteur l’accomplissement de tout acte ci-après en ce qui a trait à l’exemplaire d’une oeuvre, d’une fixation d’une prestation, d’un enregistrement sonore ou d’une fixation d’un signal de communication alors que la personne qui accomplit l’acte sait ou devrait savoir que la production de l’exemplaire constitue une violation de ce droit, ou en constituerait une si l’exemplaire avait été produit au Canada par la personne qui l’a produit : a) la vente ou la location ; »., on ne peut pas importer en vue de vendre une oeuvre qui ne pourrait pas être produite au Canada par celui qui l’a produite (aussi nommé le test du fabricant hypothétique26L’insoutenable légèreté du droit, p. 760.). En raison du contrat de licence entre Kraft Belgique (propriétaire de Côte d’or et de Toblerone) et Kraft Canada, qui attribuait à ce dernier le droit exclusif de reproduire l’image de l’éléphant et d’autres éléments graphiques que l’on trouve sur les barres, Kraft Belgique ne pouvait plus reproduire l’oeuvre au Canada. En d’autres termes, le contrat de licence permettait de remplir les exigences du test du fabriquant hypothétique et de provoquer l’application de l’article 27(2) de la Loi sur le droit d’auteur avec pour conséquence que tout importateur de l’oeuvre (ex. image de l’éléphant sur les produits Côte d’Or) se trouvant sur les tablettes de chocolat, en vue de les vendre, était susceptible de commettre un acte de contrefaçon. Quelques jours après signé le contrat de licence, Kraft Canada a entrepris un recours en injonction, contre Euro-Excellence, l’enjoignant à cesser toute distribution des produits Côte d’Or et Toblerone tant que les oeuvres protégées n’étaient pas masquées par une étiquette.
B. Le cas « vécu »
Du point de vue d’Euro-Excellence, le cas vécu ne se résume pas à une quelconque atteinte à des droits d’auteurs27L’insoutenable légèreté du droit, p. 745 : « Elle est une affaire d’importation et non a priori de droit d’auteur ». L’obligation de masquer les oeuvres sur la totalité des stocks de chocolat visées par l’ordonnance d’injonction, imposée par la Cour fédérale, constituait un défi technique dont la réalisation réduisait substantiellement sa marge bénéficiaire et créait un manque à gagner important. À plus long terme, elle était susceptible d’entraîner un dépôt de bilan pour l’entreprise. Ainsi, la procédure judiciaire initiée par Kraft Canada prenait l’allure – pour Euro-Excellence – d’une manoeuvre dolosive entreprise par un concurrent qui avait pour seul but de s’attaquer au marché d’importation et de distribution de chocolat en éliminant l’un de ses compétiteurs28Aspect qui est souligné par le professeur Moyse : « La cause est également conjoncturelle et est un bon indicateur de l’évolution de la forme corporative et de son organisation à l’échelle internationale. Elle symbolise l’inévitable ascendant des entreprises multinationales sur ce qui peut composer le terroir commercial composé d’entreprises familiales ou de petites et moyennes entreprises. On y reconnaît les traits pathologiques de la concentration commerciale. » (L’insoutenable légèreté du droit, p. 748).. Malgré la réalité de ces dimensions du conflit entre les deux parties, elles n’apparaissent pas dans la décision finale rendue par la CSC, et seul le témoignage de son procureur permet d’en prendre connaissance et d’en mesurer l’ampleur.
C. Le cas « plaidé »
Plusieurs arguments ont été défendus devant les différentes instances judiciaires qui se sont prononcées dans ce dossier, chacun reposant sur une certaine compréhension du cas29L’insoutenable légèreté du droit, p. 744. Selon le professeur Moyse, le litige opposant son client à Kraft soulevait des enjeux reposant sur le droit des contrats, la théorie générale du droit, le droit constitutionnel, ainsi que le droit des marques de commerce. À la CSC, l’essentiel de l’argumentation d’Euro-Excellence consistait à prétendre que l’on était en présence d’un cas d’abus de droit ou de détournement de la Loi sur le droit d’auteur30Le professeur Moyse écrit : « S’il est tantôt inventeur, tantôt ingénieur, l’avocat est également régisseur du procès. Devant chaque nouvelle instance, à chaque partie, il replace ses pions et les positionne sur les voies du droit jusqu’au théâtre final, le procès. L’abus de droit fut notre champion. C’est sur lui que nous avions misé. Il ne sera pas gagnant mais on le retrouve à plusieurs endroits dans l’arrêt de la Cour. » (L’insoutenable légèreté du droit, p. 744).. Fondée sur les textes de Josserand et sur des précédents états-uniens, Me Moyse en a fait l’élément central de son argumentation ; et bien qu’une majorité de juges va trancher en sa faveur, cette thèse n’a reçu aucun appui auprès des juges ayant pris part à la décision.
L’étude des plaidoiries orales31Les audiences de la Cour suprême du Canada sont disponibles sur le site web de la CSC : https://www.scc-csc.ca/case-dossier/info/webcasts-webdiffusions-fra.aspx. Celle portant sur la décision Euro-Excellence nous a été communiquée par le professeur Moyse des intimés donnera lieu à des échanges avec les juges de la CSC qui révéleront aussi d’autres manières d’envisager le cas32Il y a une vaste littérature sur le rôle des plaidoiries orales et leur impact sur la décision des juges, plus particulièrement à la Cour suprême des États-Unis, voir : J. C. Phillips et E. L. Carter, « Source of Information or “Dog and Pony Show” ? Judicial Information Seeking During U.S. Supreme Court Oral Argument, 1963-1965 & 2004-2009 », (2010) 50 Santa Clara L. Rev. 79 ; T. Johns on et al., « The influence of oral arguments on the U.S. Supreme Court », (2006) 100 American Political Science Review p. 99-113 et des mêmes auteurs « Oral advocacy before the United States Supreme Court : does it affect the justices’ decisions ? » (2007) 85 Washington University Law Review p. 457-527 ; J. Yovel, « Invisible precedents : on the many lives of legal stories through law and popular culture », (2001) 50 Emory Law Journal, p. 1265 ; S. Levien Shullman, « The illusion of devil’s advocacy : how the justices of the supreme court foreshadow their decisions during oral argument », (2004) 6 J. App. Prac. & Process 271.. Pour les présenter, nous pouvons nous appuyer sur les différentes objections et interrogations soulevées par les juges pendant la plaidoirie du procureur de Kraft Canada33Me T. Lowman. La première intervention est celle du juge Rothstein qui a discuté de la possibilité de reconnaître une forme d’abus de procédure dans les démarches de Kraft Canada34« But isn’t what’s going on here what they call in the United-States an abuse of process ? That is leveraging a limited monopoly, what you have with your copyright to allow to have some extra control in another market, a chocolate bar market ? » (Transcriptions des plaidoiries du 16 janvier 2007).. La discussion qui va suivre montre que le juge Rothstein s’intéressait tout particulièrement à l’opinion du juge Posner dans une décision états-unienne35Voir Assessment Technologies of Wi., LLC v. WIREdata, 350 F3d 647 (7e circuit) (2003). qui aurait vraisemblablement permis de sanctionner la conduite de Kraft Canada. Malgré l’intérêt manifesté par le juge Rothstein pour cette jurisprudence, on en trouvera aucune référence dans ses motifs. À son tour, la juge en chef McLachlin a intercédé de manière musclée, demandant au procureur de Kraft Canada de répondre à une question à laquelle il semblait se dérober36« Is they a way to answer the question, it’s simply a very simple question, it was put twice, whether or not what justice Posner is saying about abuse of process is the same thing as what is happening here, yes or no ? I mean… How is abuse conceived in the United-States, I think that’s what we need to have the answer to, we’re seeking assistance from you as to what Justice Posner has in mind. » (Transcriptions des plaidoiries du 16 janvier 2007).. En dépit de son intervention, qui semblait trahir une appréciation critique de la position du procureur, elle tranchera en sa faveur en joignant les rangs avec la juge Abella. Enfin, le juge Bastarache a ouvertement remis en question l’objet réel des procédures entamées par Kraft Canada, en mettant en doute sa volonté de protéger les droits d’auteurs de son client37« So you want to protect an artistic work. This is the whole object of this lawsuit. You want us to believe that ? » (Transcriptions des plaidoiries du 16 janvier 2007).. Contrairement à la teneur de son intervention, ses motifs se fondent sur une analyse de la Loi sur les droits d’auteur, en introduisant une exception pour les oeuvres qui sont des accessoires des biens de consommation, et qui échapperaient ainsi à la protection de la loi.
D. Le cas « rapporté »
Les juges majoritaires et dissidents de la CSC ont abordé l’affaire Euro-Excellence à partir d’un domaine du droit précis, celui du droit d’auteur. Malgré cette convergence, la décision de la CSC dans l’affaire Euro-Excellence étonne, car elle regroupe quatre opinions contradictoires formulées par des juges qui, à la majorité, vont néanmoins trancher en faveur de l’appelante38On trouve ainsi l’opinion du juge Rothstein (avec les juges Deschamps et Binnie), celle du juge Fish (opinion concurrente avec celle de Rothstein) ; l’opinion du juge Bastarache (avec les juges Lebel et Charron) et l’opinion dissidente de la juge Abella (avec McLachlin). Parmi les juges majoritaires, on trouve deux opinions opposées qui vont rallier trois juges pour le premier, et quatre pour le second. Outre le fait qu’aucune des thèses défendues par les juges majoritaires n’exprime la ratio decidendi de l’arrêt39Selon le principe du stare decisis, une ratio decidendi doit recevoir l’appui d’une majorité de juges pour être considérée comme contraignante., la manière de présenter le cas varie sensiblement.
Pour le juge Bastarache, la question qui leur était posée était la suivante : « Une tablette de chocolat peut-elle faire l’objet d’un droit d’auteur en raison de la présence d’oeuvres protégées sur son emballage ? »40Euro-Excellence, par. 57.. C’est en s’appuyant sur le rôle joué par l’oeuvre (dans ce cas un éléphant) dans le contexte particulier du bien de consommation (une tablette de chocolat) qu’il va proposer une nouvelle interprétation de la Loi sur le droit d’auteur en affirmant que « [l]a protection offerte par le droit d’auteur ne saurait être appliquée aux intérêts économiques qui ne sont qu’accessoirement liés à l’oeuvre protégée par le droit d’auteur »41Euro-Excellence, par. 83. Le cas est ainsi analysé à travers le prisme de l’objet de la Loi sur le droit d’auteur et de son applicabilité à l’égard des biens de consommation. Le juge Rothstein, à son tour, prend appui sur une distinction qui n’a pas été plaidée par Me Moyse ni discutée pendant les plaidoiries, qui établit une distinction entre une licence exclusive et une cession du droit d’auteur. La dimension contractuelle du cas est ainsi placée à l’avant plan et tel qu’il l’écrit : « [l]’issue du présent pourvoi dépend de la nature et de la portée des droits que la Loi sur le droit d’auteur confère au licencié exclusif »42Euro-Excellence, par. 26. Envisagée sous cet angle, le « cas » Euro-Excellence repose sur la nature des droits conférés par une licence exclusive, par opposition à ceux qui sont transmis dans le cadre d’une cession du droit d’auteur43Euro-Excellence, par. 49 : « Pour justifier une action contre EuroExcellence fondée sur l’al. 27(2)e), Kraft Canada doit démontrer que les auteurs des oeuvres contestées — les sociétés mères Kraft — auraient violé le droit d’auteur s’ils avaient fabriqué les étiquettes de Toblerone et de Côte d’Or au Canada plutôt qu’en Europe. Les contrats de licence exclusive n’autorisent pas les sociétés mères Kraft à produire ou à reproduire au Canada les oeuvres protégées par le droit d’auteur. Toutefois, dans l’hypothèse où KFS produirait un exemplaire du logo de Toblerone au Canada, le seul recours dont disposerait Kraft Canada serait une action pour rupture de contrat. En tant que titulaires du droit d’auteur canadien sur les logos de Toblerone et de Côte d’Or, les sociétés mères Kraft ne peuvent pas violer leur propre droit d’auteur. »..
L’étude simultanée du « cas » Euro-excellence, tel qu’il a été « vécu », « plaidé » et finalement rapporté permet de mettre au jour la multitude de points de vue que l’on peut entretenir à l’égard d’une situation factuelle donnant lieu à un litige. Dans ce cas, on aurait pu raisonner à partir de sa dimension contractuelle, comme l’a fait le juge Rothstein, ou en focalisant sur la nature des biens en présence, comme le juge Bastarache, ou encore en insistant sur la volonté de nuire attribuée à l’une des parties, tel que l’a soutenu le professeur Moyse. En tout état de cause, l’affaire Euro-Exccellence permet de révéler différentes facettes des faits que l’on peut mettre en évidence lorsqu’on raisonne sur un cas.
CONCLUSION
La narration judiciaire est le résultat d’un processus qui fait intervenir un travail de sélection des faits et de rédaction qui est soumis à un certain nombre de contraintes. La première est celle décrite par le professeur Moyse : « [l]es écrits de nos juges sont […] tissés à même un canevas factuel et intellectuel préparé par les parties »44L’insoutenable légèreté du droit, p. 744.. En ce sens, les règles de preuves, de procédure ainsi que la stratégie des procureurs orientent tous à des degrés divers le contenu des faits dont prendront connaissance les juges. La seconde contrainte est liée à l’activité d’écriture, celle de la narration. En choisissant de formuler une « histoire » du cas, le juge doit au préalable choisir une intrigue ou une trame narrative qui révèle en quelque sorte sa manière de concevoir le « cas » qui lui a été soumis. La comparaison des opinions majoritaires et dissidentes permet de mettre au jour, souvent de manière éclairante, cette diversité45Pour une étude des désaccords qui se logent parfois dans la manière d’envisager les faits, voit : M. Devinat, « Réflexion sur la narration judiciaire dans les jugements de la Cour suprême du Canada », (2016) 5 Revue de la recherche juridique 1949-1957. Lorsqu’un juge rédige la trame des faits, son rôle ressemble à celui d’un historien qui met bout à bout des éléments d’information pour raconter des événements passés. Or, comme l’a écrit Paul Veyne, ce processus de détermination de l’intrigue est marqué par une certaine liberté car
« [l]es faits n’existent pas isolément, en ce sens que le tissu de l’histoire est ce que nous appellerons une intrigue, un mélange très humain et très peu “scientifique” de causes matérielles, de fins et de hasards ; une tranche de vie, en un mot, que l’historien découpe à son gré et où les faits ont leurs liaisons objectives et leur importance relative »46P. Veyne, Comment on écrit l’histoire, Paris, Éditions du Seuil, 1970, p. 46..
Par conséquent, la narration judiciaire des faits est plus qu’une simple exposition objective d’une situation factuelle à l’origine du litige. Ce que reflète la méthode d’interprétation des arrêts en common law, c’est la proximité entre le regard porté sur les faits par les juges et leur raisonnement sur le cas.