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Horatia MUIR WATT

Professeur des Universités à Science-Po Paris

Les excellents exposés entendus ce matin m’inspirent une réaction sur deux points, autour des notions et fonctions de la confiance mutuelle.

La première concerne la signification que tend à revêtir la « confiance mutuelle » dans la jurisprudence récente de la Cour de Luxembourg dans l’espace judiciaire commun. La Cour de justice, développant l’idée de confiance dans ses arrêts Gasser (CJCE, 9 décembre 2003, C-116/02), d’abord, et West Tankers (CJCE, 10 février 2009, C-185/07), ensuite, en fait un instrument de résolution des conflits de compétences. Ce n’est pas son rôle ! Ces deux arrêts concernent des situations où des procédures parallèles ont été engagées de façon stratégique, en violation d’une clause de choix de for (étatique ou arbitral). Dans l’arrêt Gasser, le for premier saisi garde la priorité qui lui revient normalement en cas de litispendance, même si le for second saisi est le juge élu. La justification donnée est celle de la confiance que doit faire le juge second saisi en l’appréciation du premier sur sa propre compétence – c’est-à-dire, ici, sur la validité de la clause de for invoquée à l’appui d’une exception d’incompétence. Dans l’arrêt West Tankers, il est affirmé qu’une décision relative à une clause d’arbitrage, a priori exclue du champ du Règlement, peut porter atteinte à la confiance mutuelle en empêchant les juges d’un État membre d’exercer leur compétence sur le fondement de cet instrument (point 29). On peut sans doute admettre que la confiance mutuelle joue un rôle régulateur, analogue à celui, très expansif, dévolu dans les systèmes civilistes (mais non dans la tradition de common law, où elle est perçue comme un « irritant » juridique) à la bonne foi, qui ne s’arrête ni à la lettre ni à frontière des arrangements contractuels privés – mais encore faudrait-il dans ce cas partir d’une politique cohérente relative à la fonction de ce principe. Or, l’utilisation de la confiance mutuelle semble avoir connu une dérive assez considérable dans la jurisprudence de la Cour. Que chaque État membre doive tenir les tribunaux des autres pour fongibles, ou fonctionnellement équivalentes, avec les siens propres dans le champ du droit européen est la condition même de la création d’un espace judiciaire commun ; la libre circulation des décisions rendues par les juges des États membres ne se justifierait pas autrement, pas plus que la répartition des litiges entre ces derniers de façon à faire du territoire des États membres un territoire unique. Mais depuis l’arrêt Gasser, la confiance mutuelle semble avoir acquis une nouvelle signification, enjoignant aux juges de tout État membre de se déférer à la compétence de n’importe quel autre juge antérieurement saisi, qui aurait seul la maîtrise de la décision sur sa propre compétence. La confiance mutuelle joue ainsi pour neutraliser une clause de choix de for, au motif que le juge saisi – n’importe lequel et même saisi de mauvaise foi – a nécessairement une priorité sur le juge élu, car (toujours selon le raisonnement suivi) rien ne justifie que le juge non élu soit moins digne de confiance que le juge élu… Mais non seulement la question de la confiance est invoquée ici à mauvais escient – quand on estime que le juge élu devrait avoir la priorité pour statuer sur sa propre compétence en cas de saisine parallèle d’un juge non élu, ce n’est pas un problème de confiance dans le système de justice de ce dernier, ni même (quoique la « torpille » de la procédure lente justifierait peut-être quelques doutes…) dans sa capacité à se déclarer rapidement incompétent – mais tout (confiance mutuelle, effet utile, promotion de la bonne foi, faveur
pour l’autonomie…) plaide au contraire en faveur de la priorité du juge élu. Et si le rayonnement de la confiance mutuelle signifie que les clauses d’arbitrage sont aspirées dans le champ du droit européen, rien ne disqualifie à leur égard non plus la pertinence de ces mêmes considérations.
Ma seconde observation est d’ordre comparatif. La reconnaissance mutuelle, extraite de la confiance mutuelle, est souvent rapprochée de la clause de Full Faith and Credit contenue dans la Constitution des États-Unis. Dans la même veine et de façon complémentaire, la notion de procès équitable, qui a d’importantes conséquences pour le fonctionnement de l’espace judiciaire commun, est souvent rapprochée de la clause de Due Process. Or, il faut bien avoir à l’esprit que les deux dispositions américaines citées ont une portée bien plus large dans le contexte fédéral des États-Unis, dépassant le seul cadre judiciaire. Bien entendu, Full Faith and Credit sert entre autres à assurer la circulation des jugements entre Sister States, tandis que Due Process peut être invoqué pour assurer les droits de la défense et plus largement l’équité du procès judiciaire. Mais les deux clauses vont théoriquement bien au-delà, pour constituer des instruments de discipline fédérale de l’exercice par les États fédérés de leurs compétences. Elles ont donc, entre autres, une portée en matière de conflit de lois, étant pour ainsi dire les deux faces de l’obligation des États fédérés de vivre-ensemble au sein d’une communauté d’États fédérale. La première exprime un devoir de coopération et est donc garante de solidarité et intégration. Elle commande ainsi aux États de faire confiance à tous les actes publics des autres, ce qui englobe les actes administratifs et législatifs. La seconde pose un devoir d’abstention et vise à protéger l’indépendance de chaque État fédéré contre l’intrusion des autres. Elle empêche un État d’empiéter sur la sphère légitime d’un autre, y compris en exerçant abusivement une compétence juridictionnelle ou législative. Ensemble, ces deux dispositions ont fondé la jurisprudence constitutionnelle de la Cour Suprême américaine, qui, subordonnant l’obligation d’un État de donner effet à la loi d’un autre à l’absence d’intérêt étatique ou « gouvernemental » à imposer sa propre régulation, devait donner lieu à la doctrine – profondément imprégnée de fédéralisme – de Brainerd Currie. Dans l’arrêt Alaska Packers, 1935, la Californie pouvait donc, sans enfreindre son obligation de Full Faith and Credit, imposer sa législation sociale (Workmen’s Compensation) dans le rapport qui liait un employé mexicain recruté localement et une entreprise de l’Alaska (en dépit de la clause attribuant compétence à la loi de l’Alaska dans le contrat de travail et de la localisation de l’exécution en Alaska) en raison des « liens, générateurs d’intérêt », qu’elle entretenait avec la situation litigieuse. Il est vrai que, ultérieurement, les exigences relatives à la qualité de tels liens se sont largement diluées. Néanmoins, on comprend bien qu’utilisée au niveau de la détermination de la loi applicable, l’obligation – fondée sur la confiance mutuelle – de reconnaître la loi de l’autre pourrait donner lieu à des situations grotesques si elle n’était assortie d’un frein sous forme d’une condition de rattachement. Sinon, pourquoi la Californie devrait-elle donner effet à la loi de l’Alaska, plutôt que l’inverse ? Le seul cas où Full Faith and Credit est de nature à commander directement le règlement de la loi applicable est celui où l’État concerné – la Californie dans l’exemple – n’aurait lui-même aucun lien générateur d’intérêt avec la situation litigieuse. C’est précisément la figure du « faux conflit » chez Currie. Il est intéressant que ce concept tend à s’introduire en
Europe sous diverses formes – dans la jurisprudence de la Cour de cassation relative à la loi étrangère ou encore dans l’article 4§3 du Règlement Rome II. On peut sans doute y voir l’expression d’un principe – fédéral – de non-interférence dans la sphère propre d’un autre État membre. De façon très intéressante, les règles de conflit de Rome II semblent aussi consacrer une certaine idée élargie de Due Process.
L’article 7 sur l’atteinte à l’environnement peut sans doute être interprété, au regard des considérants qui l’expliquent, comme imposent aux États une certaine discipline en ce qui concerne les externalités qu’ils imposent, en termes de laxisme écologique, sur les autres. C’est ainsi que la clause de Due process a pu être comprise aux États-Unis comme une obligation de tenir compte, à l’occasion des effets transfrontières de la loi, des intérêts des communautés voisines affectées qui n’ont pas pu s’exprimer dans le processus politique de décision. C’est dire que d’une certaine façon, là où le droit constitutionnel américain a imposé des freins, à vrai dire un peu flous, le droit de l’Union européenne a, en intégrant les mêmes principes, élaboré des règles de conflit à teneur fédéraliste. C’est une interprétation sans doute assez inédite, mais c’est souligner tout l’intérêt de la réflexion comparative et transversale qu’encourage ce colloque, à partir de la notion de confiance mutuelle !

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