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Le cas, entité hybride

Cahiers N°32 – RRJ - 2018-5

Torsions de concepts juridiques et classification des concepts-rustines en histoire du droit et en droit comparé

Stefan GOLTZBERG

Chercheur qualifié FNRS, Centre de théorie politique & Centre Perelman de philosophie
du droit, Université Libre de Bruxelles

Abstract

Moscovitz’s differentiation of the casuistic conception (case by case reasoning) and the casuistic formulation (a formulation of rules by way of concrete terms) accounts for a vast legal corpus that often goes unnoticed in scholarship, most especially the Jewish and Islamic law, but also the Roman law. The
very existence of the casuistic formulation puts in question the validity and centrality of the case/rule distinction. Accordingly, modern lawyers sought to devise codifications that would ideally contain neither an overlap nor a gap. As it seems not to be possible, scholars resort to a typology of «repair patches»
(rustines) (assimilation, presumption, fiction, etc.) in order to avoid overlaps between these theoretical notions. I argue that the study of the casuistically formulated law of the Talmud can help overcome the disappointing rule/case distinction by asking about the usefulness of each legal concept (pragmatism).

INTRODUCTION

Que la règle s’applique au cas et que l’on ait pris l’habitude de distinguer la règle du cas, il n’y a là rien de nouveau ni de problématique1Je tiens à remercier Noémie Benchimol, Thomas Hochmann, Emeric Nicolas et Qide Studiö pour leur(s) relecture(s) attentive(s).. Aristote passe pour un des premiers à avoir étudié philosophiquement le lien entre la règle et le cas : « Toute loi est générale, et il y a des cas sur lesquels il n’est pas possible de prononcer généralement avec une parfaite justesse »2Aristote ne dispose pas d’un terme désignant le cas mais les traductions rendent son propos par le couple règle/cas.. (Éthique à Nicomaque, V, 1137b). Cette distinction entre la règle et le cas, largement reprise par les juristes en histoire du droit et en droit comparé, tend à séparer hermétiquement la règle d’un côté et le cas de l’autre. Si la philosophie du droit d’Aristote était sensible aux dangers d’une application aveugle de la règle, la réception de la philosophie aristotélicienne a pour sa part contribué à associer à l’opposition entre cas et règle une autre opposition typiquement aristotélicienne entre la forme et la matière (opposition aussi appelée hylémorphisme). La règle devient alors la forme (idéalement abstraite) et s’oppose au cas qui est la matière (particulière)3Serge Boarni met en évidence le fait que la notion de cas n’est pas définie dans les ouvrages de théologie morale et en propose une nouvelle définition. S. Boarni, Introduction à la casuistique, L’Harmattan, Paris, 2007, p. 12 et p. 29-40. Il faut souligner que cet auteur étudie surtout la casuis tique au sens de la littérature des cas en théologie morale. Nous nous intéresserons pour notre part davantage à la question de la casuistique juridique. Cette opposition contribue à forger une grille de lecture où le cas sera toujours du côté du particulier et la règle toujours du côté de l’universel, donc de l’abstraction. Si cette opposition peut rendre compte de certaines cultures juridiques – les codifications modernes – elle empêche en revanche de comprendre les cultures casuistiques antérieures ou contemporaines.
Ce texte propose de mettre en question le tracé de certaines lignes du cahier de l’étudiant en droit et des juristes en général. Elles sont ce cadre inamovible qui nous permet de lire et d’écrire. Pour filer une autre métaphore, nous suggérons un décentrement de notre approche du droit. Ce décentrement suppose la mise en question de trois présupposés répandus, qui régissent en amont notre compréhension du droit :
1. L’idée selon laquelle la règle et le cas constituent les deux notions phares à partir desquelles il convient de comprendre le droit. Le cas serait l’input de la règle, ce sur quoi on applique la règle.
2. L’idée selon laquelle le concept juridique a par essence pour vocation à s’appliquer sans heurts littéralement, aux cas, du moins aux cas faciles – la torsion que subissent parfois les concepts juridiques étant le signe d’un échec, un mal nécessaire, ce que nous appellerons une rustine.
3. L’idée selon laquelle le juriste doit soigneusement classer les rustines de manière à éviter tout recoupement entre elles.
Ces présupposés sont liés entre eux et nous obligent à penser l’histoire du droit comme étant fléchée et se déroulant nécessairement en deux temps principaux, un premier temps où le juge statue au cas par cas (au sens où il ne suit pas des règles préétablies) et un second temps où le juge applique des règles aux cas. L’idée d’un tel passage nécessaire est une vue de l’esprit, un bond que ne fait pas tant l’histoire du droit elle-même que celui qui mutile l’histoire du droit de ses plus belles pages, notamment celles qu’a écrites la casuistique (dans un sens que nous définirons). En effet, la casuistique ne se réduit ni à l’anarchie du cas par cas ni à l’application des règles aux cas ; dans une de ses significations les plus intéressantes, la casuistique occupe une très grande place dans l’évolution du droit, dont le cas par cas et l’application des règles au cas ne sont que des épiphénomènes.
Le premier présupposé (l’opposition entre la règle et le cas) sera traité sous le signe de (I) l’opposition entre la règle et le cas. Le deuxième présupposé (l’application sans heurt est l’idéal de la législation et la torsion des concepts juridiques est un mal nécessaire) sera abordé à la lumière de (II) la distinction entre les deux types de casuistiques. Le troisième présupposé (la nécessité de classer 2039ces rustines dans des catégories étanches) sera mis en lien avec (III) la frustration du projet de codification.
La conclusion du texte proposera de remplacer l’approche actuelle consistant à expliquer la casuistique à l’aune de l’opposition entre règle et cas par une approche revitalisante : regarder notre droit contemporain à la lumière de la casuistique, jauger notre droit à l’aune des cultures casuistiques d’où il est, du reste, issu.

I. L’opposition entre le cas et la règle dans la théorie des sources du droit

Depuis Aristote, il est fréquent de concevoir le raisonnement juridique au travers de l’application de la règle au cas. Le terme de « casuistique » est d’ailleurs parfois utilisé pour parler de cette application et des difficultés qui y sont associées. Cette opposition entre le cas et la règle a la vertu de la pédagogie et de la simplicité. Elle permet même d’éclairer certaines questions, certes, mais elle pose néanmoins un problème dans la mesure où elle empêche le chercheur de percevoir d’immenses pans de l’histoire du droit et du droit comparé (donc du droit tout court) : la casuistique comprise non pas comme l’application de la règle au cas, mais comme la formulation même de la loi ou de la doctrine.
Il est nécessaire à ce stade d’opérer un passage par la théorie des sources du droit (la loi, la coutume, la jurisprudence, et la doctrine4Certains auteurs, comme Jean Carbonnier, distinguent les sources formelles « véritables » que sont la loi et la coutume de ce qu’il convient d’appeler des « autorités », comme la jurisprudence ou la doctrine. J. CarbonnNNier, Droit civil. Introduction, les Personnes, Puf, « Thémis », Paris, [1955], 1982, p. 117-191. Plus généralement, voir S. Goltzberg, Les sources du droit, Puf, « Que Sais-je ? », 2e édition, 2018.). La distinction entre la règle et le cas situe classiquement le cas dans la jurisprudence, le cas faisant dès lors face à la règle, laquelle est typiquement législative. Pour autant, le cas n’est pas forcément l’apanage de la jurisprudence : la loi – comme la doctrine ou la coutume – peut s’exprimer sous la forme de cas, c’est-à-dire sous une forme narrative, très stylisée mais pas forcément abstraite. La théorie des sources du droit puise dans l’opposition entre la matière et la forme : la loi serait la forme s’appliquant à la matière du cas. On attribue parfois à Aristote la paternité de la casuistique. Il semble au contraire que le succès que rencontre l’opposition (dichotomique ou non) entre la règle et le cas nous décourage de penser la casuistique, du moins les casuistiques romaine, islamique, talmudique, et même la casuistique de la common law. L’opposition entre règle – relevant de la source législative – et cas – cas d’espèce, donc provenant de la jurisprudence – donne lieu à une vision du monde et en particulier une vision du droit bipolaire où apparaît un large espace entre la règle et le cas, espace qu’il conviendra de combler à l’aide de notions comme les principes5J. van Meerbeek, « Les principes généraux du droit de l’Union européenne », (Collectif), Les sources du droit revisitées, Anthemis, Bruxelles, 2012, p. 161-205., les standards6S. Rials, Le juge administratif français et la technique du standard : essai sur le traitement juridictionnel de l’idée de normalité, LGDJ, Paris, 1980 ; C. Sunstein, Legal Reasoning and Political Conflict, OUP, New York et Oxford, [1986], 1996., et autres notions intermédiaires. L’opposition entre la règle et le cas pose les termes de l’exploration de toutes les nuances entre deux couleurs mais n’est pas de nature à guider le chercheur en dehors de cette opposition : la palette chromatique ne s’épuise pas dans cette opposition, toute nuancée qu’elle soit. Citons Jérémie van Meerbeeck : « Contrairement à une croyance assez répandue, les juristes romains ont surtout privilégié une science juridique centrée sur les cas concrets plutôt que sur la formulation des grands principes »7J. van Meerbeeck, « Penser par cas… Et par principes », Revue interdisciplinaire d’études juridiques, 2014/73, p. 78.. Il reconduit cette opposition entre le cas qu’il appelle concret et la formulation des grands principes ; selon nous le cas n’est pas nécessairement un cas concret et peut être ce qui est formulé. François Ost pour sa part énonce à propos de la spécificité du cas : « Tenons pour acquis que le raisonnement juridique s’analyse comme un jugement pratique en situation »8F. Ost, « Penser par cas : la littérature comme laboratoire expérimental de la démarche juridique », Revue interdisciplinaire d’études juridiques, 2014/73, p. 101.. Selon lui, le cas est donc nécessairement du côté du contexte situationnel : le cas s’oppose donc bel et bien à la règle. D’ailleurs le mauvais raisonneur – incarné par l’Ours de la fable de La Fontaine – raisonne mal « parce qu’il part de la règle et non du cas »9Ibid. p. 102. À nouveau, cas et règle se présentent comme une opposition, mieux : comme une bipolarisation.
Nous entendons remettre en question cette bipolarisation entre penser par règles et penser par cas10Ce n’est donc pas le caractère dichotomique que nous critiquons puisqu’aucun auteur n’y souscrit (ce serait un argument de l’homme de paille), mais l’idée même que tout se joue dans cette opposition entre le cas et la règle, parce que notre droit moderne a émergé d’un autre paradigme qui ne se situe pas sur ce continuum. Ce paradigme est la casuistique de formulation.

II. Deux types de casuistiques et le statut de la torsion

Le présupposé selon lequel la vocation de la loi est de s’appliquer sans heurts, sans interprétation, littéralement, sans forcer le texte tandis que la torsion des concepts est un mal nécessaire11Laurence Usunier évoque les notions de « torsion » et de « contorsion » en droit international privé. En particulier, elle aborde les distorsions de la qualification et du rattachement dans des différends impliquant des contrats-cadres de distribution. Le choix et l’appellation de ces notions n’est pas anodin et témoigne du fait que, comme l’indique Usunier, le droit international privé est conçu depuis le début du XXe siècle comme la projection sur le plan international des règles substantielles du droit privé interne. Cette projection n’étant pas idéale, elle donne lieu à des torsions et des distorsions. L. Usunier, « Torsions et contorsions des situations contractuelles en droit international privé », Revue trimestrielle de droit civil, 2014, p. 848-854. est ici étudié et mis en lumière par l’opposition entre deux types de casuistiques : casuistique de conception et casuistique de formulation12L. Moscovitz, Talmudic Reasoning. From Casuistics to Conceptualization, Mohr Siebeck, Tübingen, 2002. Moscovitz est un spécialiste du droit talmudique et du droit romain. La distinction entre les deux types de casuistique n’empêche pas qu’une culture oscille, selon les périodes et les circonstances, entre ces deux paradigmes.
Selon la casuistique de conception, le juge tranche les litiges au cas par cas : tel le sorcier ou le sage du village (pour citer des images d’Épinal), aux portes de la ville, le juge tranche car il connaît le bien et le mal, il dit le droit et rend la justice. Le fait de juger au cas par cas ne rend pas nécessairement les décisions imprévisibles ou injustes. Certains contextes familiaux, par exemple, nous accoutument à l’idée que l’on juge quelqu’un pour des actions qu’il a commises sans que des règles aient été promulguées ou même énoncées. La casuistique de formulation quant à elle emprunte la présentation du « cas par cas » : c’est la loi elle-même qui est énoncée sous forme de cas, mais le juge ne procède pas pour autant au cas par cas. Au contraire, il utilise les règles ou les principes qui sous-tendent la formulation casuistique et qui sont exprimés tantôt par exemplification, tantôt sous forme explicite de règle ou de principe.
Nous pouvons souligner deux aspects typiques de la casuistique de formulation : (A) l’usage de la structure hypothétique et (B) l’usage des catégories exemplificatrices (échantillonage).

A. Structure hypothétique

L’historien du droit David Daube relève une évolution très intéressante en droit romain : le passage de formulation en « Si… alors » à la formulation impersonnelle « Quiconque… » ou « Tout fait quelconque »13D. Daube, Forms of Roman Legislation, OUP, 1956, p. 4-6, cité dans S. Goltzberg, Les sources du droit, p. 89-92, formulation que l’on retrouve dans l’article 1240 du code civil : « Tout fait quelconque de l’homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer ». La casuistique de formulation exploite bien souvent la structure hypothétique. De très nombreuses lois talmudiques consignées dans la Mishna empruntent cette forme, tantôt au passé ([Si] le tribunal a enseigné de transgresser… Mishna ‘orayot 1.1.) tantôt au présent (Deux tiennent une cape, l’un dit « C’est moi qui l’ai trouvée », l’autre dit « C’est moi qui l’ai trouvée », Mishna Baba metsi‘a 1.1.).

B. Échantillonnage

Prenons un exemple qui mette en lumière le fonctionnement de l’échantillonnage dans la casuistique de formulation. La responsabilité du fait des animaux est énoncée dans l’article 1243 du code civil dans les termes les plus abstraits possible : « Le propriétaire d’un animal, ou celui qui s’en sert, pendant qu’il est à son usage, est responsable du dommage que l’animal a causé, soit que l’animal fût sous sa garde, soit qu’il fût égaré ou échappé ». Par contraste, la responsabilité du fait des animaux est exprimée en droit talmudique au travers des différents types de dommages et surtout, chaque type de dommage est désigné par une partie du corps de l’animal14A. Steins altz, Reference Guide to the Talmud, 2e édition, Koren, Jérusalem, 2014, p. 323-326. On trouve cette classification notamment dans le traité Baba Kamma :
– La corne (qeren) est le dommage (difficilement prévisible) réalisé avec l’intention de détruire : un coup de corne donné à un autre animal.
– La patte (regel) est le dommage (facilement prévisible) causé de manière inintentionnelle dans le cours du déplacement normal de l’animal, par exemple en écrasant des biens.
– La dent (shen) est le dommage (facilement prévisible) d’un animal qui en tire un certain profit, comme lorsqu’il broute de l’herbe ou qu’il se frotte le dos contre un muret.
Ainsi, si le droit punit le dommage causé intentionnellement par un animal (avec l’intention de détruire), ce qu’on appelle en droit talmudique « corne » (qeren), peu importe désormais en outre que l’animal ait donné un coup de corne ou de patte : l’essentiel est qu’il l’ait fait intentionnellement. Il arrivera donc paradoxalement que le juge qualifie le type d’action de « corne » alors que la bête l’a réalisée avec la patte (ou inversement). Il est important de souligner qu’il n’est pas nécessaire de justifier cette torsion ni même de parler de torsion. Le caractère non problématique des torsions indique l’absence du présupposé selon lequel la loi aurait pour vocation à s’appliquer sans heurts, littéralement, sans interprétation : sans torsion. La casuistique de formulation admet comme une évidence que la loi parle d’une corne et que cela puisse s’appliquer à tout comportement exemplifiant les caractéristiques du type de dommage appelé « corne ». La loi est formulée de manière casuistique et généralisante. Les concepts connaissent une expansion15M. Buzaglo, The logic of concept expansion, Cambridge University Press, Cambridge, 2002. Buzaglo entend remettre en question l’idée de Frege selon laquelle les concepts sont remplacés mais ne sont pas étendus. La question se pose en logique (souvent formalisée en langage artificiel), mais également, à plus forte raison, en langue naturelle (français, néerlandais, etc.). naturelle, une dilatation inhérente à chaque notion : le dommage de corne sera de nature à s’appliquer à tout comportement que nous décririons abstraitement aujourd’hui comme intentionnellement causant un dommage. Les concepts de la casuistique de formulation sont donc généraux sans être abstraits16Le droit romain savant médiéval connaîtra, contrairement au droit romain antique, des concepts de concepts : « although there were concepts in Roman law, there was no concept of concept », H. J. Berman, Law and Revolution. The Formation of the Western Legal Tradition, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1983, p. 150. L’auteur écrit que le droit romain exhumé au Moyen Âge possédait quant à lui des concepts de concepts. Il va jusqu’à faire du droit romain médiéval le prototype des sciences modernes, p. 151. La casuistique de formulation peut être un droit savant – tel est le cas du droit talmudique – il n’en reste pas moins que la formulation de la loi est d’un autre ordre que dans le droit codifié. En effet, tandis que le droit codifié vise à s’exprimer sans détour et littéralement, la casuistique de formulation procède par cas exprimant la règle. Ce point mérite approfondissement. Le cas dont nous parlons à présent n’est donc pas le cas d’espèce, le cas de la jurisprudence, mais la forme que revêt la règle : celle-ci est formulée sous la forme de cas. On peut certes ensuite dégager la règle abstraite mais la loi en tant que telle se contente parfois de l’exprimer sous cette forme casuelle. Le cas est alors un échantillon de la règle abstraite. Mais un échantillon17André Jolles, auteur néerlandais puis allemand du début du XXe siècle, historien de l’art et de la littérature, distingue l’échantillon et l’exemple. Il cite à ce propos un texte de Kant repris par Grimm : l’échantillon serait un « cas particulier d’une règle pratique », tandis que l’exemple ne serait que « le particulier présenté comme contenu selon des concepts dans le général et comme représentation purement théorique du concept », Formes simples, traduit de l’allemand par Antoine Marie Buguet, [1930], Seuil, « Poétique », Paris, 1972, p. 141-143, cela possède la propriété de ce dont il est un échantillon. À la différence du simple d’échantillonnage commercial – où l’on sait bien que telle étoffe, par exemple, est un échantillon de la couleur (ou de la matière) d’un tissu, l’échantillonnage dans la casuistique de formulation ne dit pas nécessairement de quoi il est un échantillon. La voie de la référence par excellence est l’exemplification18N. Goodman, Languages of Art. An Approach to a Theory of Symbols, Hackett Publishing Company, Inc., Indianapolis/Cambridge, 1976. Sur ces notions, voir J. Morizot, La Philosophie de l’art de Nelson Goodman, Jacqueline Chambon, Nîmes, 1996. : la corne exemplifie le dommage intentionnel.
Nous pouvons à présent distinguer trois types de rôles que jouent les cas – dans les deux types de casuistiques que nous avons distinguées ainsi que dans le droit moderne :
1. Dans la casuistique de conception, le cas relève de la jurisprudence, il est un des exemples d’une règle qui souvent n’est pas formulée. Parler de « jurisprudence » induit cependant en erreur, puisqu’il n’y a pas conservation des décisions de justice. Les cas sont donc simplement les occasions pour le juge de trancher les litiges.
2. Dans la casuistique de formulation, le cas ne relève plus seulement de la source du droit appelée jurisprudence, puisque c’est la loi elle-même – et la doctrine – qui s’exprime sous forme de cas. Le cas exemplifie alors la règle abstraite : il contient par excellence, de manière paradigmatique, la caractéristique que l’on peut en dégager pour l’appliquer aux cas d’espèce. Il est ici nécessaire d’introduire quelques concepts empruntés à l’œuvre de Nelson Goodman, logicien et philosophe de l’art américain, auteur de Langages of art. Goodman distingue plusieurs voies de la référence : dénotation, exemplification et expression.
* La dénotation consiste pour un signe à renvoyer vers un objet (ou une notion) sans qu’il soit nécessaire pour ce signe de posséder une propriété particulière. L’expression « rouge écarlate » renvoie à une couleur mais ce mot ne contient pas de propriété chromatique particulière : l’expression « rouge écarlate » n’est en effet pas – ou pas nécessairement – rouge écarlate.
* L’exemplification, en revanche, se caractérise par le fait que l’objet qui exemplifie n’est pas simplement un signe (un mot, par exemple), mais possède la propriété à laquelle il est fait référence. Un échantillon de tissu rouge écarlate réfère par exemplification à ce type de rouge parce qu’il est rouge écarlate. Pour résumer, l’expression « rouge écarlate » n’exemplifie pas le rouge écarlate (sauf si cet article est imprimé dans cette couleur), mais dénote simplement le rouge écarlate.
* L’expression est selon Goodman une exemplification métaphorique : admettons que nous tombions tous d’accord sur le fait qu’un tableau soit triste. Il n’est pas triste au sens où je suis triste lorsque je pense à tous les malheurs du monde ; il est triste métaphoriquement. Il exprime la tristesse au sens où il exemplifie métaphoriquement la tristesse. Pour exprimer la tristesse, il doit posséder la propriété d’être triste, et ce métaphoriquement19Morizot refuse de définir l’expression comme un sous-ensemble strict de l’exemplification. Selon ce spécialiste de Goodman, un objet exprime une propriété lorsqu’il la possède métaphoriquement. Exemplification et expression doivent donc selon lui être décrit sur un plan d’égalité et non selon un rapport d’inclusion. Nous souscrivons à ce propos. Ce n’est donc que pour des raisons pédagogiques que nous avons défini l’expression comme une exemplification métaphorique. Voir J. Morizot, La Philosophie de l’art de Nelson Goodman, Jacqueline Chambon, Nîmes, 1996, p. 102-104..
Nous avons donc au moins trois voies de la référence : dénotation, exemplification et expression, toutes présentes dans la casuistique de formulation. Or, l’opposition entre dénotation et exemplification est assez féconde pour distinguer le rôle que joue le cas dans les différentes cultures juridiques.
3. Il en va tout autrement du droit moderne, qui a tenté de mettre au point une codification qui représente les délits adéquatement, sans détour : par dénotation et non par exemplification (ni expression). Le juge échappe alors aux deux paradigmes principaux qui précèdent la codification : le traitement au cas par cas de la casuistique de conception et les contorsions inhérentes à la casuistique de formulation.
Résumons :
– La casuistique de conception voit dans les cas des exemples d’une règle qui n’est d’ailleurs pas (ou pas nécessairement) formulée. La notion de rules of thumb20codification : le traitement au cas par cas de la casuistique de conception et les contorsions inhérentes à la casuistique de formulation. Résumons : –– La casuistique de conception voit dans les cas des exemples d’une règle qui n’est d’ailleurs pas (ou pas nécessairement) formulée. La notion de rules of thumb20 est ici parlante : contrairement aux règles typiques du droit, ce sont des règles approximatives, pas nécessairement verbalisées. Tout conflit entre deux règles de ce genre est résolu en contexte, nul besoin de procédure qui permette de résoudre à l’avance les conflits de règles. –– La casuistique de formulation voit dans les cas des exemplifications (et parfois des expressions) des règles et des principes. Ceux-ci sont parfois exprimés et les règles sous forme de cas sont souvent tout ce dont le juriste dispose. –– Un droit codifié est composé de règles abstraites qui par dénotation s’appliquent à des cas. C’est la qualification qui permet la dénotation. Certes, il arrive que le code civil cite des exemples, mais d’une manière générale, les objets visés le sont par des objets abstraits et purement dénotatifs (faute, dommage, parent, etc.). La codification moderne, à la manière des sciences modernes, entend nommer les choses par leur nom (familièrement : appeler un chat un chat) et limiter la marge de manoeuvre du juge, lequel a pour mission d’appliquer la règle au cas d’espèce. Une telle taxonomie ne saurait désormais s’embarrasser des contorsions inhérentes aux cultures casuistiques. Pourtant, l’article 4 du code civil oblige le juge à trancher le litige (« Le juge qui refusera de juger, sous prétexte du silence, de l’obscurité ou de l’insuffisance de la loi, pourra être poursuivi comme coupable de déni de justice »). Cette obligation redonne pour ainsi dire au juge une marge de manoeuvre dans l’interprétation des lois : le juge récupère le droit (et a l’obligation) de tordre les concepts pour trancher le litige lorsque ceux-ci résistent à une application littérale. L’idée selon laquelle dans une situation idéale le juge applique la règle sans torsion est donc mise en balance avec la permission qui est ici parlante : contrairement aux règles typiques du droit, ce sont des règles approximatives, pas nécessairement verbalisées. Tout conflit entre deux règles de ce genre est résolu en contexte, nul besoin de procédure qui permette de résoudre à l’avance les conflits de règles.
– La casuistique de formulation voit dans les cas des exemplifications (et parfois des expressions) des règles et des principes. Ceux-ci sont parfois exprimés et les règles sous forme de cas sont souvent tout ce dont le juriste dispose.
– Un droit codifié est composé de règles abstraites qui par dénotation s’appliquent à des cas. C’est la qualification qui permet la dénotation. Certes, il arrive que le code civil cite des exemples, mais d’une manière générale, les objets visés le sont par des objets abstraits et purement dénotatifs (faute, dommage, parent, etc.).
La codification moderne, à la manière des sciences modernes, entend nommer les choses par leur nom (familièrement : appeler un chat un chat) et limiter la marge de manœuvre du juge, lequel a pour mission d’appliquer la règle au cas d’espèce.
Une telle taxonomie ne saurait désormais s’embarrasser des contorsions inhérentes aux cultures casuistiques. Pourtant, l’article 4 du code civil oblige le juge à trancher le litige (« Le juge qui refusera de juger, sous prétexte du silence, de l’obscurité ou de l’insuffisance de la loi, pourra être poursuivi comme coupable de déni de justice »). Cette obligation redonne pour ainsi dire au juge une marge de manœuvre dans l’interprétation des lois : le juge récupère le droit (et a l’obligation) de tordre les concepts pour trancher le litige lorsque ceux-ci résistent à une application littérale. L’idée selon laquelle dans une situation idéale le juge applique la règle sans torsion est donc mise en balance avec la permission qui est faite au juge de tordre les concepts dès lors que le cas ne se prête pas à une subsomption automatique, sans heurts.
Le projet, politique, de la codification connaît un démenti dans la multitude d’applications non littérales ou non automatiques des catégories juridiques ; on ne compte plus les torsions de concepts. Pour autant, le métarécit d’un code clair et complet persiste, dans une certaine mesure. Comment se manifeste cette persistance ? Par l’existence d’une série de concepts autorisant les torsions, concepts que l’on peut appeler des concepts-rustines : ils visent à colmater les trous qui émaillent la chambre à air de la législation. Parmi ces concepts-rustines, citons l’analogie, la fiction et l’assimilation, auxquelles s’ajoute la présomption irréfragable, lorsque celle-ci vise à autoriser une application qui serait autrement inacceptable.

III. Classification des concepts-rustines

Nous avons établi au point précédent que l’incapacité pour les catégories juridiques de s’appliquer sans heurts donnait lieu à la multiplication de torsions sous la forme de concepts-rustines. Une nouvelle question se pose : quel rapport entretiennent ces concepts entre eux ? Quelle différence y a-t-il entre une fiction et une présomption irréfragable ? Entre une fiction et une assimilation ? Entre une assimilation et une présomption irréfragable ? On voudrait à toute force – dans l’esprit arborescent de la codification – que ces notions ne se superposent pas : les branches de l’arbre de Porphyre ne s’entremêlent pas. Raison pour laquelle tant de chercheurs insistent sur l’opposition entre fiction (nécessairement fausse) et présomption (nécessairement probable). René Dekkers, auteur important de l’école de Bruxelles en philosophie du droit et spécialiste notamment de droit romain, distingue deux types d’assimilations : l’assimilation exacte et l’assimilation fictive21R. Dekkers, La fiction juridique. Étude de droit romain et de droit comparé, Librairie du Recueil Sirey, Paris, 1935 ; E. Nicolas, Le principe d’assimilation des investisseurs aux consommateurs sur les marchés financiers. Contribution à une théorie de l’assimilation juridique, Thèse de doctorat, Orléans, 2010., la première étant une approximation tandis que la seconde est une catégorisation sciemment fausse. Dekkers s’efforce non sans talent à indiquer ce qui sépare ces deux types d’assimilations. Malheureusement, il n’apporte que peu d’exemples pour étayer ce propos – et pour cause, puisque la différence est quelque peu théorique. Tout se passe comme si la classification même des concepts-rustines poursuivait le projet de la codification : exhaustivité et non recoupement22S. Goltzberg, « De quoi la fiction indique-t-elle l’absence ? », in A.-B. Caire (éd.), Actes de colloque : Les fictions en droit, Centre Michel de l’Hospital, 2015, p. 103-118..
Remarquons que la culture casuistique ne dispose pas – ou beaucoup moins – de telles notions pour décrire les torsions. Précisons : elle ne donne pas forcément de nom à ces phénomènes que nous appelons « rustines ». Elle contient certes ce que nous décririons comme des analogies, des lectures extensives, restrictives, analogiques, des assimilations, des présomptions irréfragables ou des fictions mais elle n’en fait pas cas (sans jeu de mot). La littérature talmudique présente même un autre phénomène de torsion, pour lequel nous n’avons pas de nom et que le Talmud ne thématise pas explicitement. Le texte biblique énonce, par exemple, la loi dite du talion – « oeil pour oeil, dent pour dent ». La lecture talmudique consiste à comprendre la loi du talion comme signifiant autre chose que ce que le texte semble signifier. En l’occurrence, la littérature talmudique remplace le sens de ces mots par un autre : la compensation de l’œil crevé ne passera pas par le prélèvement de l’oeil de celui qui avait crevé le premier œil, mais sera financière : le calcul se basera sur l’évaluation du préjudice. Le commentateur du Talmud David Weiss Halivni appelle cela la méthode du reading inD. Weiss Halivni, Peshat & Derash. Plain and Applied Meaning in Rabbinic Exegesis, OUP, Oxford/New York, 1991.23D. Weiss Halivni, Peshat & Derash. Plain and Applied Meaning in Rabbinic Exegesis, OUP, Oxford/New York, 1991. (« plaquer sur »). Il n’existe pas de mot en français pour désigner cette méthode, nous proposons : lecture substitutive, puisque le lecteur remplace la signification du texte par une autre signification24S. Goltzberg, Le droit comparé, Puf, « Que Sais-je ? », Paris, 2018, p. 113..
Ce troisième présupposé découlait en quelque sorte des deux premiers : parce que la règle s’oppose au cas comme la forme à la matière, il revenait au législateur de forger des catégories transparentes, qui puissent s’appliquer sans heurts. Dans le cas malheureux où le concept juridique ne représentait pas exactement l’objet décrit, il était alors accepté de tordre ce concept. Une fois établies ces torsions, le juriste pourrait décrire scientifiquement ces concepts-rustines et – voici le dernier présupposé – montrer combien ils relèvent de torsions distinctes : une assimilation n’est pas une fiction et celle-ci n’est pas une présomption irréfragable. Mais les efforts pour mettre au point des descriptions de ces concepts-rustines posent deux problèmes majeurs : ces distinctions ne résistent pas à l’examen et de toute manière l’utilité de la démarche n’est pas établie.

Conclusions

L’examen et la réfutation de ces trois présupposés nous ont conduit à distinguer trois manières de traiter des cas. Ces trois paradigmes sont les suivants :
1. Casuistique de conception ;
2. Casuistique de formulation ;
3. Codification.
Dans (1), le juge compare des cas parfois hétérogènes, mais ne conceptualise pas les catégories juridiques. On relève dans (2) et (3) des torsions, des applications contre-nature, mais elles reçoivent un traitement doctrinal à part uniquement en (3).
Il est aussi intéressant de relever dans chaque culture juridique quelles questions se posent que de se demander pourquoi certaines questions ne sont pas posées. Ainsi, la philosophie de la codification – pour le coup la doctrine française depuis au moins deux siècles – se pose des questions que le droit talmudique ne soulève pas : quelle est la différence entre fiction et présomption, entre analogie et assimilation ? En d’autres termes : quelles sont les définitions de chaque torsion, de chaque rustine, et qu’est-ce qui les sépare ? Le droit moderne, à son tour, ne se pose pas la question talmudique par excellence : may nafka mina ? « Qu’est-ce que ça change ? ». Cette question se pose dans la littérature talmudique lorsqu’une distinction conceptuelle est présentée et évaluée. Ce n’est pas seulement du point de vue conceptuel qu’elle est examinée mais aussi et surtout du point de vue pragmatique : quel est l’effet d’une telle distinction ? Quel cas recevra un traitement différent selon que l’on utilise tel ou tel concept ? En d’autres termes, le rasoir d’Occam ne porte pas dans le Talmud sur l’ontologie mais sur la valeur ajoutée de toute distinction conceptuelle : sont refusées les distinctions conceptuelles qui n’ont pas d’effet juridique ou qui ne permettent pas de faire la différence entre deux situations.
Nous proposons de prendre un peu de recul et de nous demander s’il est indispensable de définir de manière étanche les concepts-rustines. En d’autres termes, que gagne au juste le juriste à ce que les assimilations, analogies, présomptions et fictions ne se recoupent pas dans leurs définitions ?
Nous avons suggéré que le désir de classer les concepts-rustines émane du projet de codification reposant lui-même sur la combinaison des trois présupposés. Les concepts juridiques n’ayant pas accompli leur mission de s’appliquer sans heurts, la doctrine a cru devoir codifier et classifier les concepts-rustines. Mais une fois de plus, le projet de classification échoue. Loin de nier tout intérêt à un tel projet, nous pouvons du moins poser la question de sa viabilité.

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