Le traitement du cas dans la tradition du Réalisme juridique américain
François-Xavier LICARI
Université de Lorraine, Institut François Gény (EA 7301)
Abstract
American law and American legal education rest on the case : the case as a source of law and the case as a cardinal tool for legal pedagogy (case method and casebooks). American Legal Realism brought many insights and propositions to reshape the way to apprehend the law and to teach it. This article aims at showing the richness of the Realist literature on these topics.
INTRODUCTION
Le cas dans le vocabulaire juridique français est l’affaire soumise au juge1G. Cornu (dir.), Vocabulaire Juridique, PUF, 6e éd., 2004, v° Cas. Le mot case revêt un sens à peu près équivalent dans la terminologie juridique américaine, quoique plus large2Black’s Law Dictionary online, v° Case, https://thelawdictionary.org/case/ : « A general term for an action, cause, suit, or controversy, at law or in equity ; a question contested before a court of justice ; an aggregate of facts which furnishes occasion for the exercise of the jurisdiction of a court of justice ».. Le case y est à la fois le litige et l’issue de ce litige, incarnée dans une décision de justice. Le cas ou case est donc aussi un type de document3La définition suivante saisit bien les divers aspects du mot case : « A case is a written memorandum of a dispute or controversy between persons, telling with varying degrees of completeness and of accuracy, what happened, what each of the parties did about it, what some supposedly impartial judge or other tribunal did in the way of bringing the dispute or controversy to an end, and the avowed reasons of the judge or tribunal for doing what was done » (W. Twining & D. Miers, How to Do Things with Rules, Cambridge University Press, 5e éd., 2010, p. 268).. C’est de lui que nous parlons, lorsque nous disons que nous lisons, citons ou interprétons un cas. Le cas est un élément constitutif de la tradition juridique américaine, ce qui la distingue de la tradition civiliste4Mais il convient de rappeler que la matrice casuistique est médiévale et que celle-ci a produit diverses expériences en Europe – en Angleterre, en Allemagne, en Italie, en France – avant d’atteindre les côtes des États-Unis. Sous l’influence des Lumières, le droit, en Europe continentale, est devenu une science nomothétique : F. Ranieri, « Kasuistik und Regelbildung bei der Rechtsfindung im europäischen Ius Commune des 16.–17. Jahrhunderts », in G. Essen/N. Jansen (Hg.), Dogmatisierungsprozesse in Recht und Religion, Mohr Siebeck, 2011, p. 153 ; F. Treggiari, « Quelle casuistique ? La méthode des cas dans l’histoire de l’enseignement juridique », Historia et ius, 2017/11, paper 24, http://www.historiaetius.eu/uploads/5/9/4/8/5948821/treggiari_11.pdf ; une partie de la doctrine s’interroge sur la valeur de la casuistique : V. Larrosa, « La casuistique et l’enseignement du droit », in Ph. Raimb ault et M. Hécquard-Théron (dir.), La pédagogie au service du droit, Presses universitaires de l’Université Toulouse 1/LGDJ/Lextenso, 2011, p. 57 : http://books.openedition.org/putc/427 ; M. Teller, « Le cas, une philosophie ? », in J.-J. Sueur et S. Fahri (dir.), Pratique(s)et enseignement du droit, LGDJ, 2016, p. 235 ; une autre milite pour sa reviviscence : F. Rouvière, « Apologie de la casuistique juridique », Recueil Dalloz 2017, p. 118.
La controverse est toujours assez vive sur ce qu’a été le Réalisme5Le « Réalisme » juridique américain se trouve aux antipodes du « réalisme » au sens philosophique du terme. En philosophie, le réalisme désigne la position qui affirme l’existence d’une réalité extérieure indépendante de notre esprit. Le réalisme affirme à la fois l’existence et l’indépendance du monde. Le réalisme en philosophie connaît un renouveau certain et de nombreuses variantes : J. Benoist, L’adresse du réel, Vrin, 2017. Dans Réalisme américain, il faut comprendre « réalisme » dans son sens courant d’« expression fidèle et franche de la réalité ». Le Réalisme juridique américain est donc un nominalisme scientifique. L’ambiguïté du terme réalisme a fait regretter à Jerome N. Frank d’avoir adopté le terme forgé par Karl N. Llewellyn. Frank préféra finalement le label de « scepticisme constructif » juridique6Nous parlerons bien de réalisme juridique et non de réalisme en littérature ou en peinture ; sur les traits communs entre le premier et le second, v. cependant J. D. Hopkins , « The Developement of Realism in Law and Literature During the Period 1883-1933 : The Cultural Resemblance », 4 Pace Law Review 29 (1983). américain7Le Réalisme juridique américain doit être distingué du Réalisme juridique scandinave d’Alf Ross, Axel Hägerström, Karl Olivercrona et Vilhelm Lunstedt qui est principalement concerné par le statut ontologique du droit et qui, contrairement à la version américaine du Réalisme, s’intéresse peu au raisonnement et à l’argumentation juridiques : v. S. Stromhölm et H.-H. Vogel, Le « réalisme scandinave » dans la philosophie du droit, LGDJ, 1975 ; H. L. A. Hart, « Scandinavian Realism », Essays in Jurisprudence and Philosphy, Clarendon Press, 1983, p. 161 ; G. S. Alexander, « Comparing the Two Legal Realisms : American and Scandinavian », 50 American Journal of Comparative Law 131 (2002) ; H. Pihlajamäki, « Against Metaphysics in Law : The Historical Background of American and Scandinavian Legal Realism Compared », 52 American Journal of Comparative Law 469 (2004) ; E. Millard, « Réalisme scandinave, réalisme américain – Essai de caractérisation », 24 Revus – Journal for Constitutional Theory and Philosophy of Law 81 (2014). Il doit être aussi distingué du réalisme juridique de Léon Duguit avec lequel il présente toutefois des liens certains, notamment sa méthode sociologique et expérimentale, qui consiste à « constater les faits, n’affirmer comme vrai que ce l’on constate par l’observation directe et bannir du domaine juridique tous les concepts a priori, objets de croyance métaphysique ou religieuse, qui prêtent à des développements littéraires, mais qui n’ont rien de scientifique » (« Préface » à la deuxième édition du Traité de droit constitutionnel). Pour une introduction, v. A. Piot, Droit naturel et réalisme – Essai critique sut quelques doctrines françaises contemporaines, LGDJ, 1930 ; P. Raynaud, « Léon Duguit et le droit naturel », Revue d’histoire des facultés de droit et de la culture juridique, du monde des juristes et du livre juridique, SHFD/ Librairie générale de droit et de jurisprudence, 1987, p. 169 ; J.-P. Chazal, « Léon Duguit et François Gény, Controverse sur la rénovation de la science juridique », Revue interdisciplinaire d’études juridiques, volume 65, 2010, p. 85. Toutefois, Léon Duguit critiqua vigoureusement le pragmatisme juridique, qui est à la source du Réalisme juridique américain, dans une série de conférences longtemps restées inédites : Le pragmatisme juridique, La Mémoire du Droit, 2008. Duguit n’avait cependant qu’une connaissance restreinte du pragmatisme juridique et sa position à son égard est assez ambiguë. V. S. Gilbert, « Actualité éditoriale de Léon Duguit : “Le pragmatisme juridique” », in F. Melleray (dir.), Autour de Léon Duguit, Bruylant, 2011, p. 291. et ce contre quoi il s’est battu. Nous ne ferons que proposer une esquisse8Les études sur le Réalisme juridique américain sont extrêmement abondantes. Nous ne citerons que celles qui nous paraissent essentielles pour une solide introduction à la matière. Les notes de bas de page qui suivent contiennent des références complémentaires. V. not. : F. V. Cahill Jr., Judicial Legislation : A Study in American Legal Theory, Ronald Press, 1952, p. 97-148 ; J. W. JohnsNSon, American Legal Culture, 1908-1940, Greenwood Press, 1981 ; R. StevensNS, Law School – Legal Education in Americaboufrom the 1850s to the 1980s, University of North Carolina Press, 1983, p. 155-171 ; L. Kalman, Legal Realism at Yale 1927-1960, University of North Carolina Press, 1986 ; M. J. Horwitz, The Transformation of American Law 1870-1960 : The Crisis of Legal Orthodoxy, OUP, 1992, p. 169-246 ; J. H. Schlegel, American Legal Realism and Empirical Social Science, University of North Carolina Press, 1995 ; N. E. H. Hull, Roscoe Pound and Karl Llewellyn – Searching for an American Jurisprudence, University of Chicago Press, 1997 ; F. Michaut, La recherche d’un nouveau paradigme de la décision judiciaire à travers un siècle de doctrine américaine, L’Harmattan, 2000 ; N. Duxbury, Patterns of American Jurisprudence, Clarendon Press, 1997, p. 9-161 ; W. Twining, Karl Llewellyn and the Realist Movement, 2e éd., Cambridge University Press, 2012 ; W. D de Been, Legal Realism Regained – Saving Realism from Critical Acclaim, Stanford University Press, 2008 ; W. W. Fisher III, « Legal Theory and Legal Education », in M. GrossbSSBerg & C. Tomlins (eds.), The Cambridge History of Law in America, Vol. III, Cambridge University Press, 2008, p. 73 ; J. ZarembMBy, Legal Realism and American Law, Bloomsbury, 2013 ; W. Twining, « Legal R/realism and Jurisprudence : Ten Theses », in E. Mertz, S. Macaulay & T. W. Mitchell (eds.), The New Legal Realism, Volume I, Cambridge University Press, 2016, p. 121 ; F. Schauer, Penser en juriste – Nouvelle introduction au raisonnement juridique, trad. S. Goltzberg, Dalloz, 2018, p. 129-151.. Pendant l’entre-deux-guerres, un réseau de juges et d’universitaires américains a développé une approche renouvelée du droit, de la fonction du juge et de la formation des juristes. Ce réseau est connu sous le nom de Réalisme juridique américain. Le Réalisme juridique américain ne peut être appréhendé que si l’on a à l’esprit ce contre quoi il s’est élevé. On a pu appeler l’objet de leur attaque le « formalisme »9V. not. M. G. White, La pensée sociale en Amérique – La révolte contre le formalisme, trad. M. Lévi, PUF, 1963. La « révolte contre le formalisme » toucha non seulement le droit, mais aussi la philosophie et l’économie. Pour un auteur, le « formalisme » serait un « homme de paille » ou un « épouvantail rhétorique » et tout ce qu’ont dit les Réalistes aurait déjà été dit une génération plus tôt : B. Z. Tamanaha, Beyond the Formalist-Realist Divide, Princeton University Press, 2010. Il n’est pas possible de discuter cette thèse minutieusement argumentée dans le cadre limité de cet article. Cependant, si nous avions été convaincus, nous ne l’aurions pas écrit. Il est cependant exact que ce qu’il faut entendre par « formalisme » n’est pas clair. Pour une introduction à la question, v. M. Stone, « Formalism », in J. Coleman & S. Shapiro (eds.), The Oxford Handbook of Jurisprudence and Philosophy of Law, OUP, 2002, p. 66 ; F. Schauer, « Formalism : Legal, Constitutional, Judicial », in K. E. Whittington, R. Daniel Kelemen & G. A. Caldeira (eds.), Oxford Handbook of Law and Politics, OUP, 2008, p. 428, la « science juridique mécanique »10R. Pound, « Mechanical Jurisprudence », 8 Columbia Law Review 605 (1908), le « conceptualisme »11V. not. T. C. Grey, « Langdell’s Orthodoxy », 45 University of Pittsburgh Law Review 1, spéc. 9-10 ; le conceptualisme est une des plaies qui a frappé (et frappe toujours) non seulement le droit américain, mais aussi le droit allemand et le droit français. À titre d’introduction, v. P.-E. Audit, La « naissance » des créances – Approche critique du conceptualisme juridique, Dalloz, 2015, n° 360-406., ou encore, probablement plus justement, « la pensée juridique classique »12W. M. Wiecek, The Lost World of Classical Legal Thought : Law and Ideology in America, 1886-1937, OUP, 1998. Ce classicisme avait été formulé pendant le dernier tiers du xixe siècle et prédomina jusque dans les années 1930. Sa manifestation la plus voyante fut une série d’arrêts de la Cour suprême qui consolidèrent la position des syndicats d’employeurs au détriment des employés et de leurs syndicats. Ce mouvement culmina avec le fameux arrêt Lochner qui invalida une loi limitant les heures d’ouverture des boulangeries au nom de la liberté contractuelle13Lochner v. New York, 198 US (1905) ; le texte de l’arrêt est intégralement traduit : E. Zoller, Les grands arrêts de la Cour suprême des États-Unis, Dalloz, 2010, p. 141 et s. L’arrêt est un des plus cités et des plus controversés de la Cour suprême. La décision ne peut être comprise sans la connaissance du contexte social, idéologique et historique du début du xxe siècle étatsunien : P. Kens , Lochner v. New York : Economic Regulation on Trial, University Press of Kansas, 1998. La vision orthodoxe de l’arrêt Lochner comme une décision rendue par des juges conservateurs et activistes mus par l’idéologie du laissez-faire a été remise en cause par certains auteurs. On a pu montrer que Lochner s’intégrait dans la jurisprudence constante de la Cour interdisant la « législation de classe » : H. Gilman, The Rise and Demise of Lochner Era Police Powers Jurisprudence, Duke University Press, 1993 ; pour une analyse résolument révisionniste du « mythe » Lochner, v. D. E. Berns tein, Rehabilitating Lochner : Defending Individual Rights against Progressive Reform, University of Chicago Press, 2011. En somme, l’idéologie qui dominait les tribunaux était le « Laissez-Faire »14Sur le caractère paradoxal et anachronique de cette domination, v. M. Lerner, « The Triumph of Laissez-Faire », in A. M. Schlesinger Jr. et M. White (eds.), Paths of American Thought, Houghton Mifflin, 1963, p. 147.. Si Lochner incarne le classicisme juridique au niveau judiciaire, on peut dire que Christopher Columbus Langdell l’incarne au niveau académique : le droit conçu comme géométrie et comme un recueil de principes clairs et immuables15T. C. Grey, « Langdell’s Orthodoxy », 45 University of Pittsburgh Law Review 1(1983). Cette vue de Langdell doit être en grande partie révisée à la lumière de la biographie intellectuelle offerte par B. A. Kimb all, The Inception of Modern Professional Education – C. C. Langdell, 1826-1906, University of North Carolina Press, 2009. Adoptant aussi une vue révisionniste de Christopher Langdell, v. W. P. LaPiana, Logic & Experience : The Origin of Modern American Legal Education, OUP, 1994.. Nous reviendrons plus loin sur l’orthodoxie langdellienne. Une autre manifestation du classicisme juridique était la tendance à se référer aux précédents de manière systématique sans référence à la politique juridique (policy) ou à la justice, contrairement à ce qui était la tendance jusqu’à la fin du xixe siècle. Pour reprendre une terminologie forgée par Karl Llewellyn, les tribunaux américains étaient passés du « Grand Style » au « Style Formel »16Sur cette dichotomie idéale-typique, v. infra note 87.. Les causes de ce classicisme ne sont pas claires17Sur les différentes causes avancées par les auteurs, v. la synthèse proposée par W. W. Fisher III, M. J. Horwitz et T. A. Reed (eds.), American Legal Realism, OUP, 1993, p. xii et sa domination ne fut jamais totale : un certain nombre de tribunaux continuèrent à motiver leurs décisions à la manière qui avait cours au début du xixe siècle18H. N. Scheiber, « Instrumentalism and Property Rights : A Reconsideration of American ‘Styles of Judicial Reasoning’ in the Nineteenth Century », 1975 Wisconsin Law Review 1. et toutes les lois sociales ne furent pas déclarées inconstitutionnelles par les tribunaux19M. Les Benedict, « Laissez-Faire and Liberty : A Re-Evaluation of the Meaning and Origins Of Laissez-Faire Constitutionalism », 3 Law and History Review 293 (1985).. Enfin, du côté de l’université, le caractère anachronique et pernicieux du classicisme juridique fut dénoncé par Roscoe Pound et le mouvement de la Sociological Jurisprudence20À titre d’introduction : G. Edward White, « From Sociological Jurisprudence to Realism : Jurisprudence and Social Change in Early Twentieth-Century America », 58 Virginia Law Review 999 (1972) ; A. Hunt, The Sociological Movement in Law, MacMillan Press, 1978, p. 11-36 ; J. Herget American Jurisprudence 1870-1970 – A History, Rice University Press, 1990, p. 147-193 ; D. M. Rabb an, Law’s History – American Legal Thought and the Transatlantic Turn to History, Cambridge University Press, 2013, p. 423-470.. Mais à partir des années 1920, la critique s’amplifia parmi les jeunes universitaires, mais pas seulement21Jerome Frank, par exemple, fut un juge, un membre de l’administration Roosevelt, et n’enseigna que très sporadiquement : R. J. Glenn on, The Iconoclast As Reformer – Jerome Frank’s Impact on American Law, Cornell University Press, 1985.. La critique se dirigea contre Roscoe Pound, accusé à juste titre de n’avoir jamais mis en oeuvre son programme ; contre le curriculum immuable des universités les plus importantes, Harvard, Yale et Columbia, contre le dogmatisme de Langdell et de ses épigones. Ces universitaires étaient plus conscients du développement des autres disciplines que ne l’étaient leurs aînés. Même si la connaissance qu’ils en avaient n’était pas toujours d’une grande rigueur22N. E. H. Hull désigne les Réalistes comme un « réseau » de « bricoleurs » : « Networks & Bricolage : A Prolegomenon to A History of Twentieth-Century American Academic Jurisprudence », 35 American Journal of Legal History 307 (1991)., ils trouvèrent dans la philosophie, notamment dans le pragmatisme, dans la linguistique, dans la sociologie, dans la géométrie non euclidienne, dans la psychologie ou encore dans l’anthropologie un ensemble d’outils propres à démonter les axiomes et théorèmes du droit, à remettre en cause la valeur du raisonnement inductif ou déductif, ou encore et surtout à interroger le rôle véritable du juge et de la règle de droit, précédent ou loi, dans la résolution des litiges. Particulièrement, « ce que font les juges » devint l’objet de toutes les attentions et toutes les recherches.
Enfin, si nous utilisons le terme de « tradition »23À notre connaissance, un seul auteur a désigné le Réalisme juridique américain comme une « tradition », sans toutefois expliquer le choix de ce mot : E. V. Rostow, « The Realist Tradition in American Law », in A. M. Schlesinger Jr. et M. White (eds.), Paths of American Thought, Houghton Mifflin, 1963, p. 203., c’est afin d’employer un vocable assez neutre et moins chargé idéologiquement que ceux qui ont pu être utilisés par le passé2424Tout le monde s’accorde ou presque pour dire que le Réalisme juridique n’est pas une « école », mais encore faudrait-il savoir ce qu’est une « école » de pensée en droit (sur la question de la manie du classement des courants de pensée en « écoles », v. notre article : « “Ecolifier” : un exercice pour les “jurisprudes” ? », à paraître ; mais peu s’accordent sur ce qu’est le Réalisme et sur qui sont ses membres. La réponse la plus intéressante à la première question nous semble avoir été apportée par N. E. H. Hull (v. supra notes 8 et 22). La seconde ne paraît pas fondamentale pour notre étude., mais aussi pour marquer qu’il existe une continuité entre les différents courants critiques du droit antérieur au Réalisme et le Réalisme juridique américain lui-même. Il est en effet possible de remonter aussi loin qu’aux philosophes sophistes de l’Antiquité25Par leur relativisme, leur critique du droit, leur appréhension de celui-ci en termes de conflits d’intérêts, mais aussi par leur scepticisme, les sophistes, notamment Protagoras et Thrasymaque, préfigurent la sociologie du droit et le Réalisme juridique : A. C. Papachristos, « Droit et philosophie : la société juridique des sophistes », L’année sociologique, Vol. 25 (1974), p. 441.
Il reste à expliciter le lien entre le case et le Réalisme juridique américain. Si l’on peut dire, en simplifiant un peu, que le Réalisme juridique américain s’est construit contre l’orthodoxie langdellienne, l’intérêt du sujet apparaît dans toute sa lumière. En effet, deux piliers de la tradition juridique américaine, la méthode des cas (case metod) et le recueil de cas (casebook) sont des inventions de Langdell. La méthode des cas et le casebook se concentrent précisément sur les arrêts valant comme précédent, le cas comme source du droit. S’attaquer à Langdell passait nécessairement par un assaut contre son héritage ou au moins par sa critique serrée. Ce faisant, les Réalistes, Jerome Frank en tête26J. Frank, « Why Not a Clinical Lawyer-School ? », 81 University of Pennsylvania Law Review and American Law Register 907 (1933), passim ; « A Plea for Lawyer-Schools » 56 The Yale Law Journal 1303 (1947), spéc. p. 1313 ; K. Llewellyn, The Common Law Tradition, 1960, p. 38 et s. ; p. 360, reprirent le flambeau de leur mentor, Oliver Wendell Holmes Jr. Ce dernier lança l’assaut dans son compte rendu de la seconde édition du casebook de Langdell (Cases on Contracts, 1879). Cette recension parut anonymement dans l’American Law Review. Holmes concentra son analyse sur le Summary annexé au casebook, qui synthétisait les principes du droit des contrats que Langdell avait dégagés de l’analyse des arrêts qu’il avait sélectionnés. Holmes commence certes par un éloge appuyé du travail de Langdell. On y voit selon lui « la main d’un grand maître » ; il souligne en outre que :
« l’on ne peut trouver dans la littérature juridique de ce pays un tel tour de force d’un intellect patient et profond élaborant une théorie originale à partir d’une masse de détails et développant une cohérence à partir de ce qui semblait un chaos d’atomes en conflit »27O W. Holmes Jr., « Review of A Selection of Cases on the Law of Contracts by C. C. Langdell », 14 American Law Review, 234 (1880).
Toutefois, Holmes relève que cette annexe est « également extraordinaire dans ses mérites comme dans ses limites ». Le Summary, toujours selon Holmes, révèle :
« le point faible dans la tournure d’esprit de M. Langdell. L’idéal juridique de M. Langdell, la fin de tous ses efforts, est l’elegantia juris ou l’intégrité logique du système comme système. Il est peut-être le plus grand théologien vivant […]. Si M. Langdell pouvait être soupçonné de s’être préoccupé d’Hegel, nous pourrions le qualifier d’hégélien déguisé, tant il est entièrement intéressé par la connexion formelle entre les choses ».
Cette pique est restée dans l’histoire et a donné le ton à tous les contempteurs de Langdell, Réalistes ou non28V. par ex. G. Gilmore, The Ages of American Law [1977], 2e éd., with a new foreword and final chapter by Philipp Bobbit, Yale University Press, 2014, p. 37 : « Si Langdell n’avait pas existé, nous aurions dû l’inventer. Langdell semble avoir été un homme essentiellement stupide qui, tôt dans sa vie, se cogna à une grande idée, à laquelle il se cramponna par la suite avec toute la ténacité d’un génie. L’idée de Langdell correspondait aux nécessités ressenties de l’époque. Toute absurde, toute nuisible, toute profondément enracinée dans l’erreur qu’elle ait pu être, l’idée de Langdell modela notre pensée juridique pour cinquante ans ».. Peu importe que cette appréciation ait été caricaturale ; peu importe même que l’attitude de Holmes vis-à-vis de Langdell ait été plus nuancée ainsi que le révèlent ses autres écrits29B. A. Kimb all, The Inception of Modern Professional Education – C. C. Langdell, 1826-1906, The University of North Carolina Press, 2009, p. 98 et s.. La formule a fait mouche et sert aujourd’hui encore de prémisses aux critiques du système langdellien30V. encore récemment, H. A. Lloyd, « Raising the Bar, Razing Langdell », 51 Wake Forest Law Review 231 (2016).. Ainsi, même un historien aussi remarquable que Lawrence Friedman continue à soutenir que la science langdellienne était « comme une astronomie sans étoile ou une géologie sans pierre »31L. M. Friedman, A History of American Law, 3e éd., Simon & Schuster, 2005, p. 472. De plus, comme cela a été dit plus haut, le Réalisme juridique américain s’est fondé par une critique de la formation des juristes et par un appel appuyé à la réforme de l’enseignement des law schools32V. par ex. F. Frankfurter, « The Law and the Law Schools », 1 American Bar Association Journal 532 (1915), spéc. p. 538 et s. ; H. Fiske Stone, « Some Phases of Legal Education in America », 58 American Law Review 747 (1924), spéc. p. 752-754.. Il était donc logique que les Réalistes s’attaquassent au cas conçu comme source essentielle du droit américain (I), à la « méthode des cas » (case method) comme pivot de la pédagogie facultaire (II), enfin, aux casebooks ou « livres de cas » comme support pédagogique primordial des étudiants et des enseignants (III).
I. Le cas comme source du droit: le système du précédent
Nous esquisserons brièvement le modèle classique (A), avant de nous intéresser à la critique préréaliste et à la critique réaliste (C).
A. Le modèle classique
En premier lieu, il est bien connu que le doit américain, à l’instar du droit anglais, est un droit d’essence prétorienne et donc casuistique, un case law33La définition donnée par le Black’s Law Dictionary, v° Case law, est particulièrement éclairante dans sa simplicité : « A professional name for the aggregate of reported cases as forming a body of jurisprudence ; or for the law of a particular subject as evidenced or formed by the adjudged cases ; in distinction to statutes and other sources of law ». Le droit américain constitué comme case law est un héritage du droit anglais L’approche casuistique anglaise puise ses racines dans droit canon et le droit continental (civil law) : T. J. McSweeney, « English Justices and Roman Jurists : The Civilian Learning Behind England’s First Case Law », 84 Temple Law Review 827 (2012)., un droit des cas concrets34Comme l’écrit Karl N. Llewellyn, chef de file du Réalisme juridique américain, dans son ouvrage devenu canonique : « Nous avons appris que le cas concret, l’accumulation des cas concrets, la mémoire présente, vitale, d’une multitude de cas concrets, est nécessaire afin de faire produire quelque sens que ce soit à une proposition générale, qu’il s’agisse d’une règle de droit ou de toute autre règle » (The Bramble Bush – The Classic Lectures on the Law and the Law School, with an Introduction and notes by Steve Sheppard, OUP, 2008, p. 4. Le titre original était : The Bramble Bush : Some Lectures on Law and its Study, 1930. Llewellyn changea lui-même le titre pour l’édition de 1951 : The Bramble Bush : On our Law and its Study. Lorsque nous citons l’ouvrage, nous nous référons à la réédition précitée ; Karl Llewellyn a consacré un ouvrage comparatif et critique au système prétorien américain ; l’ouvrage initialement écrit en allemand (Präjudizienrecht und Rechtsprechung in Amerika, 1933) a été traduit en anglais par Michael Ansaldi : The Case Law System in America, University of Chicago Press, 1989. Ainsi, Oliver Wendell Holmes Jr., dans un article où il s’inquiétait du mésusage du droit civil35À prendre ici au sens de « droit continental » par opposition au common law. par certains auteurs de common law, a pu écrire :
« Nous doutons qu’il soit sage de faire du droit civil une partie des cours devant être étudiés par des débutants qui ont l’intention de pratiquer dans un barreau de common law. Il y a des raisons de suspecter que cela tende à encourager une confiance dangereuse dans ce que M. Choate aurait appelé des généralités scintillantes, ainsi qu’une répugnance pour une analyse exhaustive d’un cas particulier, avec laquelle le common law commence et finit »36O W. Holmes Jr., « Misunderstandings of the Civil Law », 44 Harvard Law Review 759 (1931), spéc. p. 763-764. Cet article parut initialement in 6 American Law Review 37 (1871)..
Certes, depuis le New Deal, le droit légiféré a acquis aux États-Unis une place éminente, voire dominante, au point que pour désigner ce renversement de tendance, Guido Calabresi a forgé le néologisme de « statutorification » (« légification »)37G. Calabresi, A Common law for the Age of Statutes, Harvard University Press, 1982, p. 1. L’évolution du droit anglais est similaire : J. Krynen, Le théâtre juridique – Une histoire de la construction du droit, Gallimard/NRF, 2018, p. 39-53.. La différence demeure cependant entre le common law, d’essence casuistique, et le droit continental, droit légiféré et codifié38Chaque système a ses mérites. Pour une analyse très fine de ceux-ci : R. C. Van Caenegem, Judges, Legislators and Professors, Cambridge University Press, 1987, p. 127-168.. Le système du précédent ou stare decisis, qui constitue un des rouages principaux de la fabrique du droit et du raisonnement juridique américain39Pour une perspective historique et critique : C. W. Collier, « Precedent and Legal Authority : A Critical History », 1988 Wisconsin Law Review 771, repose sur l’analogie entre deux cas ou plus, celui qui a déjà été jugé et celui qui se présente devant le juge chargé d’en décider. Le cas passé est donc une source du droit40V. N. Duxbury, The Nature and Authority of Precedent, Cambridge University Press, 2008, p. 1-14.. Ce qu’écrivit Edward Levi il y a environ soixante-dix ans n’a en rien perdu de sa pertinence :
« Le modèle de base du raisonnement juridique est le raisonnement par l’exemple. C’est un procédé en trois étapes incarné dans la doctrine du précédent selon laquelle la proposition décrivant le premier cas est transformée en règle de droit et ensuite appliquée à une situation similaire. Les étapes sont celles-ci : une similarité entre les deux cas est identifiée ; ensuite, la règle de droit inhérente au premier cas est annoncée ; ensuite, la règle de droit est appliquée au second cas »41E. H. Levi, An Introduction to Legal Reasoning, Chicago University Press, 1949, p. 1-2. Pour la pagination, nous nous référons à la réédition de l’ouvrage, The University of Chicago Press, With a Foreword by Frederick Schauer, 2013. Une partie de la doctrine américaine soutient toutefois que le raisonnement par précédent diffère de manière importante du raisonnement par analogie. V. par ex. F. Schauer, « Why Precedent in Law (and Elswhere) is Not Totally (or Even Substantially) About Analogy », 8 Perspectives on Psychological Science 454 (2008) ; Penser en juriste, trad. S. Goltzberg, Dalloz, 2018, p. 47 et s. Pour un état de la doctrine et une argumentation en faveur de l’analogie : K. Stevens , « Reasoning by Precedent – Between Rules and Analogies », 24 Legal Theory 216 (2018)..
Selon la méthode « classique », on tire du cas jugé un ou plusieurs principes par induction. En d’autres termes, une fois identifié le cas qui fait autorité du fait d’une analogie entre la situation précédemment jugée avec la situation qui doit l’être, la règle énoncée par le précédent servira de majeure dans le syllogisme qui sera mis en oeuvre pour résoudre le cas d’espèce qui lui sera la mineure du syllogisme42Il s’agit de ce que l’on pourrait appeler l’« usage spécial » d’un précédent, à savoir indiquer la ou les règles particulières applicables à un problème défini. Mais le précédent a aussi un « usage général », qui est de suggérer les catégories juridiques permettant d’isoler et de déterminer un problème. Aucun de ces deux usages n’est entièrement séparable d’une situation donnée (v. E. Norman Garlan, Legal Realism and Justice, Columbia University Press, 1941, p. 29, n. 24).. Telle est la « théorie officielle » qui fera l’objet d’une dénonciation par Oliver Wendell Holmes Jr.43O W. Holmes Jr., The Common Law, Little Brown and Co., 1881, p. 35 : « The official theory is that each new decision follows syllogistically from existing precedents ». Nous nous référons au reprint électronique suivant : The (annotated) Common Law, with Foreword and Explanatory Notes by Steven Alan Childress, Quid Pro Law Books, 2010. Sur la critique de Holmes, plus générale, sur la logique du droit et dans le raisonnement juridique, v. S. Brewer, « Traversing Holmes’s Path toward a Jurisprudence of Logical Form », in S. J. Burton (ed.), The Path of the Law and Its Influence – The Legacy of Oliver Wendell Holmes Jr., Cambridge University Press, 2000, p. 94 ; T. C. Grey, « Holmes on the Logic of the Law », ibid., p. 133., reprise et amplifiée par les Réalistes44V. par ex. J. Frank, « Mr. Justice Holmes and Non-Euclidean Legal Thinking », 17 Cornell Law Quarterly 568, spéc. p. 571. Avant de l’analyser, nous verrons qu’elle se trouve déjà chez certains auteurs préréalistes.
B. La critique préréaliste
En premier lieu, on notera la critique de John Henry Wigmore, disciple d’Oliver Wendell Holmes Jr.45Oliver Wendell Holmes Jr. exerça une influence intellectuelle majeure sur la pensée de Wigmore. Il fut son mentor puis son ami. On a pu écrire que Wigmore développa dans ses écrits les idées formulées par Holmes : A. Porwancher, « The Justice and the Dean : Oliver Wendell Holmes, Jr. and John Henry Wigmore », 37 Journal of Supreme Court History 266 (2012)., que l’on qualifiera d’auteur moderniste ou préréaliste46Ecrire que John H. Wigmore était un « moderniste » ou un « péréaliste » peut surprendre. Il est généralement classé dans le « camp » des « formalistes » (v. par ex. M. RheinsNStein, « Karl Nickerson Llewellyn (1893-1962) », 27 Rabels Zeitschrift für Ausländisches und Internationales Privatrecht 601 (1962), spéc. p. 602 ; W. Twining, Theories of Evidence : Bentham and Wigmore, Weifdenfeld & Nicholson, 1985, p. 141-142 et 229-230 ; A. Riles, « Encountering Amateurism : John Henry Wigmore and the Uses of American Formalism », in A. Riles (ed.), Rethinking the Masters of Comparative Law, Hart Publishing, 2001, p. 94, spéc. p. 97 ; v. toutefois le jugement plus nuancé de N. E. H. Hull, Roscoe Pound and Karl Llewellyn – Searching for an American Jurisprudence, University of Chicago Press, 1997, p. 80). Cependant, une récente biographie intellectuelle du Doyen Wigmore invite à réviser radicalement cette vue : A. Porwancher, John Henry Wigmore and the Rules of Evidence – The Hidden Origins of Modern Law, University of Missouri Press, 2016. Selon l’auteur, tout concourt à voir dans le Doyen Wigmore un représentant majeur de la pensée juridique moderne. En témoignent tout d’abord les influences intellectuelles qu’il a subies : James Bradley Thayer, Oliver Wendell Holmes Jr. et Jeremy Bentham. Ensuite, en attestent aussi le traité qui a fait passer Wigmore à la postérité (A Treatise on the System of Evidence in Trials at Common Law, 4 vol., Little Brown, 1904-1905) et qui reflète une vue moderne des relations entre le droit et la société : pour Wigmore le droit est intégré à la société et non pas indépendant de celle-ci. En conséquence, son traité présente plusieurs caractéristiques principales : l’individu est situé dans le contexte de la collectivité et ses intérêts doivent être mis en balance avec ceux de celle-ci ; il est fait constamment appel aux sciences sociales extérieures au droit ; la conception générale de la matière est relationniste et non essentialiste. Ainsi, dans sa systématisation critique du droit de la preuve de common law, l’auteur a recours à l’histoire, à l’économie, aux sciences religieuses, aux sources extra-légales comme la littérature (Shakespeare, Dickens, etc.), à la science moderne (notamment dans le cadre de l’expertise en matière de preuve) pour éclairer sa pensée et nourrir les solutions qu’il propose. Sa conception de la fonction du juge reflète elle aussi son adhésion aux courants de la pensée juridique moderne : les juges doivent abandonner l’illusion de l’universalisme et préférer la casuistique ; ils doivent bénéficier d’un certain pouvoir discrétionnaire, peser les intérêts en présence (« balancing test ») plutôt que de s’abandonner aux illusions du syllogisme judiciaire ; le conséquentialisme doit guider le juge et non pas l’esthétique ou la géométrie juridiques ; le logicisme doit être rejeté au profit de l’expérience et du pragmatisme. Les louanges exprimées à l’égard de l’oeuvre de Wigmore par les principaux représentants de la pensée juridique moderne, qu’il s’agisse de proto-réalistes (Holmes, Cardozo), du fondateur de la sociological jurisprudence (Pound) ou de leaders ou de sympathisants du Réalisme juridique (Morris R. Cohen, Felix S. Cohen, Max Radin, Herman Oliphant, Hessel E. Yntema, Jerome Frank) confirment le positionnement anti-formaliste de Wigmore. L’auteur convainc le lecteur en appuyant essentiellement sa démonstration sur une analyse approfondie du magnum opus de Wigmore consacré au droit de la preuve et sur ses travaux de droit comparé. D’autres travaux de Wigmore que son biographe n’a pas exploités confirment sa thèse. Nous renvoyons notamment à un article fondamental sur la réforme de la case method (v. infra note 134) et un autre où Wigmore exprime son adhésion à la libre recherche scientifique de François Gény (v. page suivante et la note 49). Enfin, on notera qu’une partie de l’oeuvre de Wigmore est désormais accessible en français : J. Wigmore / O. L leclerc, Un jalon vers une « science de la preuve » : la représentation graphique des raisonnements probatoires, Dalloz, 2019. Wigmore s’interroge sur les fonctions législative et judiciaire et plus particulièrement sur les moyens de trouver un équilibre entre la rigidité du droit et sa flexibilité nécessaire, afin que le droit ne soit pas seulement droit mais aussi justice47J. H. Wigmore, « Problems of the Law’s Mechanism in America », 4 Virginia Law Review 337 (1917), spéc. p. 343-346.. Selon lui, une des sources du problème est le principe du stare decisis qui n’a jamais eu la vertu qu’on lui attribue généralement, celle d’assurer la certitude dans l’application du droit. Le droit américain est incertain et étouffé par une masse de précédents, véritable « gouvernement des vivants par les morts ». Un juge peut décider presque n’importe quelle question dans n’importe quel sens et trouvera toujours un support à sa décision dans un vaste stock de précédents48J. H. Wigmore, A Treatise on the System of Evidence in Trials at Common Law : Including the Statutes and Judicial Decisions of All Jurisdictions of the United States, Little Brown, 1904-1905, Vol. I, préface, p. IX. Wigmore cite les propos d’un président de l’American Bar Association. Selon Wigmore, ce n’est pas la règle du précédent en elle-même qui est mauvaise, mais la rigidité avec laquelle elle est souvent mise en oeuvre. Pour que le droit progresse vers plus de justice, les juges américains devraient s’inspirer de leurs collègues continentaux et de la notion de jurisprudence constante : un juge continental ne suit un précédent que s’il satisfait aux exigences de la justice. Pour l’auteur, les juges doivent se voir reconnaître une certaine discrétion pour se libérer des lois ou des précédents inadaptés. Mais où trouveront-ils les substituts aux précédents qu’ils mettront de côté ? Ils les trouveront en mettant en oeuvre la méthode de la libre recherche scientifique49J. H. Wigmore, « Problems of the Law’s Mechanism in America », 4 Virginia Law Review 337 (1917), spéc. p. 345-346, passim. de François Gény50Sur l’influence de l’oeuvre de François Gény sur Pound, Cardozo et les Réalistes, v. D. Kenn edy et M.-C. Belleau, « François Gény aux États-Unis », in C. Thomass et, J. Vanderlinden et Ph. Jestaz (dir.), François Gény, mythe et réalités, Y. Blais/Dalloz/Bruylant, 2000, p. 295. et en raisonnant plus systématiquement qu’ils ne le font déjà en termes de public policy. L’auteur considère qu’il n’y a pas à craindre que les juges abusent de leurs pouvoirs ni que leurs choix soient plus mauvais que ceux que les législateurs font ordinairement.
Plus fondamentale est la critique de Joseph W. Bingham parmi les préréalistes51Karl N. Llewellyn salue Joseph Bingham comme le « premier Réaliste » : « Some Realism about Realism », 44 Harvard Law Review 1222 (1931), spéc. p. 1244 ; sur Bingham comme précurseur du Réalisme, v. aussi H. N. Scheiber, « Taking Legal Realism Offshore : The Contributions of Joseph Walter Bingham to American Jurisprudence and to the Reform of Modern Ocean Law », 26 Law & History Review 649 (2008), spéc. p. 653-660.. Bingham attaque le concept même de généralisation. La position de Joseph Bingham est rigoureusement nominaliste52Le « nominalisme scientifique » est une expression qui « englobe toutes les doctrines contemporaines qui substituent, dans la théorie des sciences, les idées de convention, de commodité, de réussite empirique, à celles de vérité et de connaissance du réel » (A. Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, PUF, 2002, v° Nominalisme, sens B).. Il va jusqu’à nier la possibilité que deux personnes aient la même idée. Pour lui, une idée est le reflet mental de quelque chose qui se trouve en dehors de l’esprit. Le même objet peut se réfléchir dans l’esprit de deux personnes au même moment, mais le résultat sera deux réflexions séparées ou idées. La même chose peut se dire à propos des idées induites par les mots. Une personne peut user de mots pour exprimer quelque chose dans son esprit et une seconde personne peut lire ou entendre ces mots. Les deux peuvent se trouver dans un même état mental, mais l’on ne peut pas dire qu’elles ont la même idée. Assurément, on ne peut pas dire non plus qu’une idée a une existence par elle-même. L’application de cette théorie conduit Bingham à affirmer que la généralisation ou le principe juridique n’a pas d’existence ou de force à part dans l’esprit du juge. Toujours d’après Bingham : 1) « Le droit n’est pas constitué de généralisations » ; 2) « Les règles et principes sont seulement des outils mentaux pour discuter et décider de problèmes juridiques » ; 3) « Les séquences de phénomènes juridiques sont toujours concrètes »53J. Bingham, « What is the Law », 11 Michigan Law Review 1 (I) et 109 (II) (1912), spéc. p. 121. La conséquence est que le juge n’est pas engagé dans une activité d’application de généralisations à des faits pour arriver à une conclusion, mais est au contraire « engagé dans un acte de gouvernement. Il fait le droit »54Ibid., p. 10. Bingham considérait que le temps était révolu où les gens accepteraient des décisions seulement basées sur un précédent. La solidité théorique ne pourrait plus justifier une décision injuste. Le juge ne pourrait plus se cacher ni cacher ses décisions impopulaires sous le manteau des doctrines juridiques55Ibid., p. 144.. Les justiciables ont compris que les généralisations et les doctrines n’offrent aucun moyen de contrôler le pouvoir de gouverner des juges. Non seulement les règles ne préviennent pas le biais individuel dans le processus de décision, mais elles l’encouragent, car elles fournissent un paravent aux « motifs réels ou à l’incapacité du juge »56Ibid., p. 113.. Le remède est de reconnaître la nature réelle de l’acte de juger. Ainsi, le juge sera forcé de justifier sa décision par des motifs ouverts à la discussion publique et à la critique. Libérer le juge du concept de généralisation est une méthode de prévention de l’arbitraire. Si Bingham presse la communauté des juristes de reconnaître la réalité de la législation judiciaire, c’est pour tenter de l’amenuiser. Pour lui, la fonction des tribunaux n’est pas de légiférer, mais de résoudre les litiges entre les parties.
Les Réalistes vont développer cette critique et attaquer la doctrine du précédent sous plusieurs angles.
C. La critique réaliste
La première critique des Réalistes peut être caractérisée comme celle de l’indétermination logique du précédent. Elle consiste à démontrer que de nombreux syllogismes avec de nombreuses prémisses (majeures) peuvent être logiquement induits de n’importe quel cas précédemment jugé et que chacune des ces prémisses peut prétendre légitimement et logiquement être la règle établie par le cas. Cette possibilité provient de ce que certains faits du cas peuvent être considérés comme inclus ou non dans la ratio decidendi et que ces faits peuvent être combinés à volonté ou presque. C’est ce qu’exprime Julius Stone, par exemple :
« […] il est possible de tirer autant de propositions générales d’une décision donnée qu’il y a de combinaisons possibles de faits distinguables dans celle-ci. En observant le cas, il est logiquement possible de dire lesquels doivent être pris comme base de la ratio decidendi. S’il y a dix faits, 1, 2, 3, etc., jusqu’à 10, autant de propositions générales expliqueront la décision qu’il y a de combinaisons possibles de ces faits. La question “quelle proposition unique un cas unique établit-il ?”, est, a-t-il été dit, “strictement inepte”, c’est-à-dire qu’elle échappe intrinsèquement à toute réponse »57J. Stone, The Province and Function of Law, Harvard University Press, 1946, p. 187. L’auteur cite H. Cairns , The Theory of Legal Science, 1941, p. 80..
La conséquence de l’argument réaliste est donc la suivante : si chaque cas décidé peut fournir la base logique d’une variété infinie de règles, le caractère clos et fini du système juridique disparaît. Le juge qui est appelé à trancher un litige et qui a devant lui une multitude de règles qui peuvent être toutes considérées comme faisant autorité pour le cas donné n’est tout simplement pas lié par un précédent. Libre de choisir parmi les règles à sa disposition, il peut et même doit exercer ce choix sur ce que les Réalistes ont appelé des motifs « éthiques »58V. par ex. J. Stone, op. cit., p. 189 ; F. Cohen, « The Ethical Basis of Legal Criticism », 41 Yale Law Journal 201, spéc. p. 217 (1931).. Selon les Réalistes, un juge est logiquement libre de légiférer sur la base d’éléments de politique juridique (policy), plutôt que sur la base de la logique ou du précédent. Max Radin illustre la critique réaliste à partir d’un cas concret59M. Radin, « Case Law and Stare Decisis : Concerning Präjudizienrecht in Amerika », 33 Columbia Law Review 199 (1933), spéc. p. 207 et s., un des grands arrêts du droit de la responsabilité délictuelle, MacPherson v. Buick Motor Co.60111 N.E. 1050 (N. Y. 1916). Pour une biographie intellectuelle de Benjamin Nathan Cardozo, v. R. A. Posn er, Cardozo – A Study in Reputation, The University of Chicago Press, 1990. V. aussi, G. Edward White, The American Judicial Tradition : Profiles of American Leading Judges, 3e éd., OUP, 2007, p. 205 et s., rendu par la Cour d’appel de New York et dont l’opinion majoritaire a été rédigée par le fameux juge Benjamin N. Cardozo61Cette décision demeure un des grands arrêts du droit de la responsabilité délictuelle et une des décisions les plus connues du juge Cardozo. Cette décision allait contre un précédent établi qui avait été récemment réaffirmé, selon lequel un fabricant ou un fournisseur n’était jamais responsable vis-à-vis d’un acheteur avec lequel il n’avait aucun lien. Cardozo atteint ce résultat en élevant une exception relative aux substances empoisonnées au statut de règle générale valant aussi pour des substances non empoisonnées. Ce résultat fut atteint par une manipulation habile de toute une série de précédents. Pour une analyse de l’évolution de la jurisprudence et du procédé mis en oeuvre par Cardozo, v. E. H. Levi, op. cit., supra note 41, p. 26 et s. ; p. 432 et s. ; sur l’apport du juge Cardozo au droit de la responsabilité délictuelle, v. G. E. White, Tort Law in America : An Intellectual History, OUP, 1985, p. 114 et s. et spéc. p. 120 et s. pour l’arrêt MacPherson. Dans cette affaire, le demandeur avait été blessé alors qu’il conduisait une voiture qu’il avait achetée à un concessionnaire, qui lui-même l’avait achetée au fabricant. La cause du dommage était une roue défectueuse vendue par un fournisseur au fabricant et dont le défaut était tel que, si le fabricant avait fait preuve de diligence, il l’aurait découvert. La cour d’appel de New York confirma le verdict du jury civil qui avait condamné le fabricant à indemniser la victime. Selon Radin, il est possible d’inférer quatre règles de ce cas. 1) Un fabricant est responsable vis-à-vis d’un utilisateur si son produit est évidemment et nécessairement dangereux ; 2) un fabricant est responsable vis-à-vis d’un utilisateur si son produit est potentiellement dangereux lorsqu’il est défectueux ; 3) un fabricant est responsable vis-à-vis d’un utilisateur si son produit est susceptible de causer un dommage ; 4) un fabricant est responsable vis-à-vis d’un utilisateur pour tout produit qu’il fabrique. Max Radin estime que chacune de ces règles entretient la même relation logique avec les faits et la décision du cas Buick. La raison pour laquelle il est possible de dériver quatre règles du cas Buick et non pas une seule est qu’il est loisible de caractériser les faits de quatre manières différentes au moins. En effet, bien qu’une voiture soit un produit qui est « évidemment et nécessairement dangereux », elle est aussi « potentiellement dangereuse ». De plus, l’automobile peut aussi être caractérisée comme un « produit susceptible de causer un dommage » ou comme un « produit fabriqué ». Selon la façon dont la voiture sera qualifiée, l’une ou l’autre de ces quatre règles pourra constituer la majeure d’un syllogisme, duquel, selon les faits, découlera la solution du nouveau cas. Chacune de ces règles ou généralisations, en conséquence, peut être désignée comme le précédent établi par le cas Buick. Comme l’écrit Radin, « en ce qui concerne la logique, la décision de retenir une généralisation particulière ne découle certainement pas » d’une décision passée62M. Radin, préc., p. 207.. « Un précédent unique, si contraignant soit-il, n’est que le début d’un processus de généralisation »63M. Radin, préc., p. 209..
La critique la plus fameuse est celle de Herman Oliphant (1884-1939), formulée dans un discours prononcé devant l’American Bar Association en 1927, alors qu’il était président de l’Association of American Law Schools64H. Oliphant, « A Return to Stare Decisis » (en deux parties), 14 American Bar Association Journal 71, 159 (1928). Ce discours a parfois été considéré comme le point de départ du mouvement réaliste : J. E. Herget & S. Wallace, « The German Free Law Movement as the Source of American Legal Realism », 73 Va. L. Rev. 399, 431 (1987). V. Llewellyn qui pense que de toute façon le juge peut faire à peu près ce qu’il veut avec un précédent : The Bramble Bush, p. 65 ; « Legal Tradition and Social Science Method – A Realist’s Critique », in Essays on Research in the Social Sciences, 1931, p. 108. Oliphant commence par donner un exemple similaire à celui de Max Radin. Il imagine un cas où une cour aurait jugé qu’un père ne devait pas être tenu pour responsable d’avoir incité sa fille à rompre ses fiançailles. Suivant Oliphant, le précédent établi par cette décision pourrait prendre la forme d’au moins quatre règles également soutenables : 1) Les pères ne sont pas responsables lorsqu’ils incitent leurs filles à rompre une promesse de fiançailles ; 2) les parents ne sont pas responsables lorsqu’ils incitent leurs filles à rompre une promesse de fiançailles ; 3) nul n’est responsable pour l’incitation à rompre une promesse de fiançailles ; 4) les parents ne sont pas responsables lorsqu’ils incitent leurs enfants à rompre un contrat, de quelque nature qu’il soit. Encore une fois, tout dépend de la manière dont les faits sont caractérisés : chacune de ces règles, et même d’autres qu’il est possible de formuler sans peine, peut servir de précédent établi par le cas, parce que chacune d’elles, en liaison avec la présentation des faits, implique logiquement le jugement concerné. Felix S. Cohen (1907-1953) formule l’argument réaliste sous une forme plus abstraite :
« La logique élémentaire enseigne que chaque décision de justice et chaque ensemble défini de décisions peuvent être subsumés sous un nombre infini de règles différentes […]. Chaque décision est un choix entre différentes règles qui concordent logiquement avec toutes les décisions passées, mais qui imposent logiquement des résultats contradictoires pour le cas présent »65F. S. Cohen, « The Ethical Basis of Legal Criticism », 41 Yale Law Journal 201 (1931), spéc. p. 216.
Toutefois, la critique d’Oliphant ne s’arrête pas là. Il inaugure le deuxième angle d’attaque de la critique réaliste. Il fustige aussi l’excès de généralisation qui règne dans la communauté des juristes, qui a eu pour effet de corrompre la doctrine du précédent. Contrairement à ce qui est parfois affirmé, Oliphant n’est pas hostile au principe du précédent66Ce que souligne à juste titre N. Duxbury, Patterns of American Jurisprudence, Clarendon Press, 1995, p. 140. Il regrette seulement sa dégénérescence et voudrait en quelque sorte revenir à sa pureté originelle. « Le principe du stare decisis a été, selon l’auteur, presque entièrement dépouillé de l’esprit du common law ». La cause en est le langdellisme qui a suscité une « retraite générale vers des abstractions supergénéralisées et dépassées ». L’argument d’Oliphant est simple : l’excès de généralisation a asphyxié la règle du précédent. Il est simple, mais surprend. Langdell et ses épigones ne se caractérisent-ils pas par un respect quasi sacré du stare decisis ? D’après Oliphant, le classicisme juridique commet l’erreur de concevoir la règle du précédent de manière trop étroite en ce qu’il suit des principes – stare dictis – et non des décisions – stare decisis. En effet, la science juridique langdellienne n’exige de l’étudiant en droit que de dégager la « doctrine » ou le « principe » d’un cas, sans considération des faits particuliers sur lesquels la décision se fonde. Ces deux critiques reposent sur l’idée qu’un conflit ne peut être pertinemment résolu sans la connaissance de son contexte et sans la connaissance du contexte des précédents qui font autorité67Sur la question du contexte dans l’édiction d’une règle par les juges et les dangers de l’abstraction, v. F. S. Cohen, « Transcendantal Nonsense and the Functional Approach », 35 Columbia Law Review 809 (1935). Cohen y dsicute un cas où la Cour d’appel de New York a édicté des critères pour la détermination du siège d’une société.. La tâche fondamentale à laquelle les Réalistes font face, c’est d’assurer un retour au stare decisis authentique. Pour cela il faut éduquer les futurs juristes à ne plus s’abandonner aux « rêveries théoriques ». Toujours selon Oliphant, il convient de faire du droit une « science des réalités » et non pas une « théologie des doctrines ». Cet objectif ne peut être atteint que par une « réorganisation radicale de la formation juridique ». Herman Oliphant la proposera dans un rapport de près de 200 pages resté fameux68H. Oliphant (ed.), Summary of the Studies on Legal Education by the Faculty of Law of Columbia University, 1928. Pour une analyse critique de ce rapport « stimulant », v. W. Twining, Karl Llewellyn and the Realist Movement, 2e éd., Cambridge University Press, 2012, p. 50 et s. Ce rapport fut suivi de peu d’effet à Columbia et dans les autres facultés de droit américaines où il circula pourtant. Sur les raisons de cet échec, v. R. Stevens , Law School : Legal Education in America from the 1850s to the 1980s, University of North Carolina Press, 1983, p. 138 et s. ; v. aussi N. Duxbury, op. cit., p. 84-85.. Ce rapport, fruit des discussions intenses au sein de la faculté de droit de Columbia au cours des années 1920, a pu être qualifié de « rien de moins que le programme de la Jurisprudence Sociologique appliqué à la formation juridique, et si l’auteur n’avait pas été connu, un lecteur aurait pu présumer que Roscoe Pound l’avait écrit »69J. Herget, American Jurisprudence 1870-1970 – A History, Rice University Press, 1990, p. 174.
Une autre idée-force du Réalisme est que, dans la mesure où les précédents existent, des conflits peuvent toujours être trouvés entre eux, et que ce sont précisément ces conflits qui requièrent que le juge légifère. Comme l’écrit Walter Wheeler Cook, il convient de se souvenir que « les principes juridiques chassent à deux »70W. Wheeler Cook, « Book Review » (The Paradoxes of Legal Science, by Benjamin N. Cardozo), 38 Yale Law Journal 405, 406 (1929).. Par cette image, l’auteur veut dire que lorsqu’un juriste se trouve face à un cas douteux, il découvrira que dans le passé des intérêts et des valeurs sociales conflictuels ont chacun fait l’objet, dans une certaine mesure, d’une reconnaissance de la part des tribunaux et que le résultat a été rationalisé (a posteriori) en terme de principe ou règles en conflit, chacun d’entre eux pouvant être aisément, et sans s’écarter des décisions antérieures, interprétés comme applicable à un cas nouveau. Une vue plus réaliste des choses consisterait à admettre qu’il ne s’agit pas de deux principes « universels » prêts à servir de prémisse à un syllogisme par lequel le cas pourrait être résolu. D’après Cook, il s’agit de se défaire une fois pour toutes de l’illusion logico-déductive pour reconnaître que l’application de telle « règle » ou tel « principe » ne peut être guidée que par les raisons concrètes qui conduisent à préférer l’une ou l’autre, les conséquences sociales ou économiques de la décision étant au coeur de ces raisons71W. Wheeler Cook, préc., p. 406-407.. Dans un article écrit à la fin de sa vie, Felix S. Cohen, l’une des figures majeures du Réalisme, reprend et développe l’idée que la logique n’est pour rien dans la réponse à la seule question qui mérite d’être posée : non pas si les juges doivent suivre un précédent, mais comment les juges doivent suivre un précédent, c’est-à-dire comment ils doivent interpréter les cas passés et identifier la similarité qui connecte les cas du passé à celui du présent72F. S. Cohen, « Field Theory and Judicial Logic », 59 Yale Law Journal 238 (1950), spéc. p. 244 et s. Cohen insiste sur le fait qu’il y a tant de paramètres (contexte politique, institutions et valeurs sociales, etc.) qui peuvent changer entre le moment où une décision est rendue et le moment où une situation comparable se présente devant les tribunaux, qu’un précédent n’a plus le même « poids » ni la même « forme » au moment où il pourrait être « appliqué ». Le seul guide possible pour déterminer si une décision peut résoudre une situation contemporaine est donc un jugement de valeur ou, si l’on préfère, un raisonnement en termes de policy73Sur l’intégration de la « public policy » dans le raisonnement juridique, v. F. S. Cohen, préc., p. 259 et s.. En résumé, l’erreur fondamentale de Langdell et de ses disciples est de se reposer sur le précédent, car ils présument que celui-ci apporte la sécurité juridique, alors qu’en réalité, disent les Réalistes, il tend à fabriquer de l’insécurité.
C’est aussi la pertinence même du prétendu syllogisme juridique comme mode de « raisonnement » qui a pu être critiquée, par Herman Oliphant74H. Oliphant, « The Relation of Current Economic and Social Problems to the Restatement of the Law », 10 Proceedings of the Academy of Political Science in the City of New York 323, spéc. p. 325-326 (1923) : « Il existe une supposition explicite ou tacite qu’il existe certains principes généraux d’une validité inhérente et éternelle, et que, en conséquence, un nouveau cas peut être correctement décidé en déduisant de quelque principe général une règle particulière applicable au cas d’espèce. L’irrecevabilité de la méthode est, bien entendu, fondamentale. Les faits révèlent que tous nos soi-disant principes généraux ne sont que des rationalisations expérimentales de nos expériences précédentes, et, en conséquence, ne peuvent contenir la solution nécessaire de nouveaux problèmes, qui, par définition, ne font pas partie de l’expérience rationalisée. Par le simple fait d’ériger le “principe général” en majeure du syllogisme et le nouveau problème en mineure de celui-ci, l’applicabilité du “principe général” est prédéterminé. Cette méthode n’est valable que pour établir les relations d’identité les plus évidentes. Elle est donc inutile et en conséquence vaine ». V. dans la même veine, soulignant l’inanité heuristique du syllogisme juridique : R. A. PosnSNer, The Problems of Jurisprudence, Harvard University Press, 1990, p. 38 et s. ou Walter W. Cook75W. W. Cook, « Scientific Method and the Law », 13 American Bar Association Journal 303 (1927), spéc. p. 307 : « […] la croyance naïve que les hommes pensent par syllogismes et qu’une nouvelle vérité à propos du monde peut être déduite de lois générales auxquelles on est arrivé par voie d’induction persiste dans la plupart des réflexions menées dans le champ des sciences sociales. Voilà un bien curieux paradoxe : lorsque les hommes sont confrontés à des situations bien plus complexes que celles trouvées dans les sciences physiques ou biologiques, comme c’est le cas en économie, en sociologie, en éthique ou en droit – des situations qui en conséquence sont plus difficiles à traiter par une technique scientifique –, ils deviennent plus insistants quant à l’existence préalable de principes fixes et universels ou de lois qui peuvent être découvertes, appliquées et suivies directement […]. Ils sont prompts à assimiler les problèmes de ces champs à ceux des mathématiques. Le résultat est qu’ils échouent à découvrir ce que sont leurs problèmes et, s’ils y parviennent, échouent à les traiter de manière adéquate ». Pour des développements similaires par le même auteur, v. aussi : « The Present Status of the “Lack of Mutuality” Rule », 36 Yale Law Journal 397 (1927) ; « The Logical and the Legal Bases of the Conflict of Laws », 33 Yale Law Journal 457 (1924).. On peut y trouver un développement de la pensée de Holmes, à nouveau76Sur la position critique d’Oliver Wendell Holmes Jr. vis-à-vis du syllogisme, inspirée notamment par John Stuart Mill, v. F. R. Kellog, Oliver Wendell Holmes Jr. and Legal Logic, The University of Chicago Press, 2018, p. 22-23, passim.
Une critique radicale vint de l’« enfant terrible » du Réalisme juridique américain, Jerome Frank. Elle fut exprimée dans Law and the Modern Mind (1930), à la fois le premier et le plus important de ses livres. Décrivant comme un « mythe » l’idée que le droit est fixe et prévisible, il attaqua la conception qu’avait Langdell du droit comme science inductive, ainsi que la théorie selon laquelle les juges découvrent un droit préexistant. Frank y démontre comment les juges opèrent une sélection entre les règles et les précédents en concours77Les idées exprimées par Frank dans son livre sont reprises et développées dans un important article : « What Courts Do in Fact », 24 Illinois Law Review 645-666 (1932) et 761-784 (1932).. Analysant un certain nombre de décisions de la Cour suprême en droit de la concurrence, Jerome Frank montre comment les règles ont changé alors que le vocabulaire de la Cour est resté le même. Les avocats et les juges, écrit-il, constituent une « profession de rationaliseurs » qui emploient des fictions pour déguiser le changement. Il relève que le raisonnement juridique a massivement emprunté à Platon et Aristote qui auraient pu, dit Frank non sans dédain, « se représenter la “hachité” de la hachette comme plus réelle que n’importe quelle hachette ». D’Aristote est venue la scolastique avec sa tendance à inférer d’un nom l’existence et à exalter les universaux aux dépens des particuliers. De la tradition aristotélicienne est venu le syllogisme ou la logique formelle, la méthode de raisonnement juridique soi-disant utilisée par les tribunaux. Cependant, explique Frank, un syllogisme offre une simple structure logique, pas les prémisses. Puisque c’est le tribunal qui sélectionne les prémisses, les juges peuvent décider les cas de n’importe qu’elle manière selon leur choix et camoufler leurs préférences derrière des syllogismes impeccables. Si la logique ne conduit pas à des résultats certains, alors comment les juges décident-ils les cas qui leur sont soumis ? Pour Frank, ils commencent par la solution désirée et cherchent ensuite les prémisses permettant de la concrétiser. En vue de parvenir au résultat souhaité, les juges procèdent à une rationalisation de leur décision en « trouvant » les faits et en sélectionnant les règles de droit qui la justifient78V. déjà, dans le même sens, M. R. Cohen, « The Process of Judicial Legislation », 48 The American Law Review 161 (1914), spéc. p. 172.. La faculté qu’ont les juges de manipuler les faits et le droit ne connaît aucune entrave. Mais si ce n’est pas un syllogisme fondé sur une règle établie par un précédent, qu’est-ce qui va entraîner le juge à atteindre une conclusion plutôt qu’une autre ? Les règles de droit ne sont pour Frank qu’une variable, et encore, pas la plus importante. Les valeurs, les opinions politiques ou économiques vont influer sur l’esprit du juge, mais ne sont souvent pas importantes lorsque les parties appartiennent à la même classe sociale. Suivant la pensée de Frank, ce qui est déterminant, c’est la personnalité du juge. Sa personnalité va être la source d’une intuition (« hunch »), et c’est cette intuition qui va inspirer la solution que le juge rationalisera ensuite. Cette idée qui deviendra un des leitmotive du Réalisme juridique américain avait été empruntée par Frank à Hutcheson, alors juge à la Cour d’appel fédérale pour le huitième circuit79J. C. Hutcheson Jr., « The Judgment Intuitive : The Function of the “Hunch” in Judicial Decision », 14 Cornell Law Quarterly 274 (1929). L’article avait fait l’objet d’une publication en France : J. Hutcheson, « Le jugement intuitif : la fonction du “hunch” dans la décision judiciaire », Recueil d’études sur les sources du droit en l’honneur de François Gény, T. 2, Recueil Sirey, 1934, p. 531 (en anglais et en français) ; l’article a récemment fait l’objet d’une nouvelle traduction (par Laure Bordonaba) : J. Hutcheson, « Le jugement intuitif : la fonction du “hunch” dans la décision judiciaire », Cahiers philosophiques 2016/4, n° 147, p. 95 ; v. aussi, en guise d’introduction, L. Bordonaba, « Le génie du juge », ibid., p. 89. Le juge Hutcheson rejoignait les réflexions d’un autre grand Réaliste, M. Radin, « The Theory of Judicial Decisions : or How Judge Think », 11 American Bar Association Journal 357 (1925). « Comment les juges pensent » est un thème central de la pensée réaliste et post-réaliste : v. not. R. A. Posn er, How Judges Think, Harvard University Press, 2008.. On notera au passage que c’est la seule thèse du Réalisme américain à avoir pénétré un manuel destiné aux étudiants français de premier cycle80G. Cornu, Droit civil (Introduction – Les personnes – les biens), 13e éd., 2007, Montchrestien, n° 198 : « D’un autre côté (mais peut-être est-ce l’essentiel), la connaissance des véritables correctifs du raisonnement logique n’apparaîtrait qu’avec celle du “processus décisionnel” du juge. Comment une solution s’impose-t-elle à son intime conviction ? On a souvent l’impression qu’elle procède, d’abord, d’une intuition et que cette justice intuitive se revêt, ensuite, d’une armure juridique ». Le Doyen Cornu cite l’article de Hutcheson aux Mélanges Gény en note de bas de page. Les confidences des juges – rares en France – confinent parfois au réalisme : « Dans l’ensemble, la décision judiciaire se présente comme un cocktail à base de sagesse avec une cuillérée de réactions passionnelles et un zeste de hasard. Quant on est jeune et intransigeant on s’en offusque. Avec l’âge et quand on a appris à douter que la sagesse gouverne tellement mieux les choses que les habitudes de pensée ou le destin, on en prend philosophiquement, et même volontiers, son parti » (R. Lindon, « Perfections et imperfections de la décision judiciaire », Recueil Dalloz Sirey, 1973, Chron., p. 143, spéc. p. 146). Rappelons que Raymond Lindon (1901-1992) fut notamment premier avocat général près la Cour de cassation..
Non sans quelque provocation, Karl Llewellyn déclara lors d’un colloque sur le statut du précédent que « les juges ne seraient pas nécessaires […] si les précédents étaient, en toute clarté, ce que nous prétendons qu’ils sont lorsque nous nous réunissons et faisons des discours d’après-dîner »81K. N. Llewellyn, « Cincinnati Conference on the Status of the Rule of Judicial Precedent, Morning Session », 14 University of Cincinnati Law Review 207 (1940), spéc. p. 213.. Par maints exemples tirés de la jurisprudence de la Cour d’appel de New York, Llewellyn dissèque tous les moyens habiles des juges pour modeler ou remodeler les précédents à leur convenance. Pour autant, Llewellyn ne nie pas leur importance, mais souligne seulement que pour mesurer leur exacte portée, pour comprendre comment ils fonctionnent réellement, il faut prendre en compte d’autres données, d’autres facteurs. Quels sont-ils ? Llewellyn livre des clés de compréhension dans une lettre qu’il adresse à l’organisateur du colloque quelques mois après et où il offre ses « impressions », une sorte de rapport de synthèse spontané82K. N. Llewellyn, « Impressions of the Conference », 14 University of Cincinnati Law Review 343 (1940), spéc. p. 350. Llewellyn ne nie pas que les précédents contraignent l’action des juges dans une certaine mesure et ce, même lorsque ceux-ci considèrent que le cas présent serait mieux jugé en décidant autrement qu’en suivant le précédent. Mais lorsqu’un pressant besoin de justice ou de politique sociale se fait sentir, ils peuvent opérer une distinction pour éviter ou amenuiser la portée d’à peu près n’importe quel précédent ou n’importe quelle série de précédents. Cela est possible parce qu’un précédent, en même temps qu’il est « suivi » ou « appliqué », peut être modelé ou remodelé par le juge afin de trancher dans un sens ou dans l’autre. Pour autant, ce modelage n’est pas arbitraire, et même, tout comme son absence, il est largement prévisible. La raison en est que les juges, lorsqu’ils procèdent au remodelage du précédent, se sentent, dans une large mesure, contraints. Pour Llewellyn, les juges attribuent cette contrainte aux « Règles comme elles se Présentent » (« Rules as they Stand ») et les traitent comme si elles ne permettaient qu’une réponse possible. Ces « Règles comme elles se Présentent » ne sont pas les précédents ou une série de précédents, mais une combinaison de conscience judiciaire, de bon sens judiciaire et des lignes de force du champ juridique particulier dans lequel le juge se meut et qui exercent une pression pour que le jugement aille dans une direction donnée et évite toute expansion ou qu’une autre direction soit prise. Toujours suivant Llewellyn, le juge, tout comme l’avocat, jauge la situation de la manière que le Droit la jauge ; il n’y a pas de règle ni de précédent à utiliser, le juge le fait, c’est tout. Le juge classe le cas en fonction de son sentiment du droit (« the feel of the law »). Son sentiment du droit va entraîner le jugement dans un sens et va empêcher le jugement de se mouvoir dans une autre direction techniquement possible. Quand le sentiment du droit et le bon sens sont en désaccord, les opinions des juges divergeront et la Cour essaiera de combiner les deux83K. N. Llewellyn, préc., p. 350-351. L’idée que, malgré la malléabilité des précédents, plusieurs facteurs rendent les décisions prévisibles sera développée dans un autre ouvrage que Llewellyn publiera vingt ans plus tard84The Common Law Tradition – Deciding Appeals, Little Brown, 1960. L’ouvrage a fait l’objet d’une republication électronique et sur papier (Quid Pro Quo Books, 2015).. L’argument du livre ne peut qu’être succinctement présenté dans les lignes qui suivent85Pour une analyse approfondie des thèses de l’ouvrage, v. W. Twining, Karl Llewellyn and the Realist Movement, 2e éd., Cambridge University Press, 2012, p. 203-269. Llewellyn part du constat que dans les années 1950, les juristes américains subissent une sérieuse crise de confiance – en grande partie provoquée par les Réalistes, il est vrai : ils croient que les décisions des cours d’appels sont arbitraires et imprévisibles. L’objet de The Common Law Tradition est de démontrer que les résultats des décisions des cours sont prévisibles, ou selon la terminologie de Llewellyn, « raisonnablement connaissables ». Ils le sont malgré le fait que les sources du droit, les lois ou les précédents sont suffisamment élastiques pour accorder une marge d’interprétation considérable aux cours d’appel et que les cours utilisent un large éventail de techniques pour interpréter ces sources, la plus connue étant le distinguishing86Parfois les juges reconnaissent candidement les possibilités infinies du distinguishing : Sheriff, Washoe County v. Hawkins, 752 P.2d 769 (1988) : « Reverting, nevertheless, to the usual methodology of jurisprudes who frequently distinguish the non-distinguishable, the instant case does present, in contrast to Oliver, a well-dressed decoy who was ostensibly unconscious ». On remarquera que le juge utilise le mot « jurisprude », néologisme sarcastique forgé par Llewellyn, et non pas le mot neutre, « jurisprudent ». Cette néologie se trouve consacrée par le Merriam-Webster. La définition retenue correspond parfaitement au sens que Llewellyn attribuait à son invention : « An individual who makes ostentatious show of learning in jurisprudence and the philosophy of law or who regards legal doctrine with undue solemnity or veneration » (https://www.merriam-webster.com/legal/jurisprude).. La plupart de ces techniques sont considérées comme légitimes, ce qui accroît encore la liberté des juges. Cependant, les décisions sont « raisonnablement connaissables » pour deux raisons principales : en premier lieu, il existe un certain nombre de « facteurs de stabilisation » qui tendent à promouvoir cette connaissabilité, en particulier, depuis le début des années 1950, une renaissance du « Grand Style » dans les jugements des cours d’appel87Pour Llewellyn, le « style » n’est pas tant le style littéraire des opinions judiciaires que la façon dont la pensée des juges est articulée dans celles-ci. Le « style » prédominant à une époque donnée est un des facteurs stabilisateurs de la jurisprudence d’une cour. Dans son ouvrage, Llewellyn postule l’existence de deux styles, le « Grand Style » (« Grand Style ») et le « Style Formel » (« Formal Style »). Le Grand Style est incarné dans les décisions des cours américaines des années 1840 et 1850 et dans les opinions de juges tels que Mansfield, Marshall, Kent Cowen ou encore Cardozo. C’est le « style de la raison ». Le Style Formel serait ensuite devenu prédominant. Ces deux styles sont des idéaux types dont les différences sont les suivantes : le Grand Style s’intéresse toujours au « principe » ou à la raison qui se trouve derrière la règle tandis que le Style Formel tend à mettre l’accent sur les purs préceptes. Ensuite, le Grand Style est caractérisé par son recours au « sens de la situation » (sur cette notion à la fois centrale et quelque peu obscure, v. W. Twining, op. cit., p. 216-227), alors que le Style Formel évite toute considération déclarée des faits sociaux et se réfugie dans la répétition des termes dans lesquels la règle appliquée a été cristallisée. Enfin, le Grand Style est préoccupé par l’enchaînement des règles et des décisions et par la fourniture d’une orientation pour le futur, bien plus que ne l’est le Style Formel. Or, le « Grand Style » promeut la transparence et donc la connaissabilité88The Common Law Tradition, préc., p. 36 et s., p. 71 et s., passim. Sur ces deux styles, voir l’analyse critique de William Twining, préc. supra, note 85, p. 210-215. Pour une analyse empirique du style de décisions des cours suprêmes de différents États des États-Unis sur une période de cent ans, v. L. M. F riedman, R. A . Kagan, B. C artwright et S. Wheeler, « State Supreme Courts : A Century of Style and Citation », 33 Stanford Law Review 773 (1981).. Llewellyn recommande donc que toutes les cours supérieures adoptent le Grand Style. Finalement, alors que Jerome Frank s’attaque au mythe de la certitude du droit, Karl Llewellyn s’attaque au mythe de son incertitude. Chacune de ces démythifications impose de voir le précédent sous un angle réaliste, tel qu’il est et non pas tel que la doctrine classique dit qu’il est. À la lumière de ces derniers développements, on voit bien la futilité de la critique selon laquelle les Réalistes voudraient réduire toute question de droit à une pure question particulière. L’équilibre se trouve sans doute dans une observation du juge Hamilton : « If holdings are to be read, not as general rules, but in the light of their particulars, the past may be invoked as experience rather than as compulsion »89W. H. Hamilton, « Preview of a Justice », 48 Yale Law Journal 819 (1939), spéc. p. 823.
Puisqu’en droit américain la source principale du droit est le précédent, il semble assez logique que le droit soit étudié à travers les cas : c’est la fameuse case method. Cette forteresse de la formation des juristes a elle aussi été ébranlée par les attaques des Réalistes.
II. La méthode des cas (case method) comme vecteur de la connaissance du droit
Pour appréhender correctement la critique préréaliste (A) et la critique réaliste (B), il convient de s’intéresser à la source de la case method, le modèle langdellien (A).
A. Le modèle langdellien
Aux États-Unis, le cas est primordial dans la formation des juristes. La méthode des cas (« case method » ou « case system »), appelée aussi « méthode socratique », est étroitement associée dans l’esprit des juristes à la tradition didactique des pays de common law, et plus particulièrement à celle des États-Unis90Pour une introduction, v. D. Fenn elly, « Penser par cas : A common law perspective », Revue Interdisciplinaire d’Etudes Juridiques, vol. 73, 2014, p. 155, spéc. p. 159 et s.. En France, la méthode socratique à l’américaine, ainsi que ses avantages et ses inconvénients, a fait depuis longtemps l’objet d’études91A. Jacquinot, « L’université Harvard », Revue internationale de l’enseignement, tome 1 (1881), p. 50 & Revue internationale de l’enseignement, tome 2 (1882), p. 23, p. 224, spéc. p. 319 et s. ; P. Lepaulle, « Le système du “case” et la méthode socratique dans les écoles de droit américaines », Revue internationale de l’enseignement, tome 74 (1920), p. 161 ; E. LambMBert, « Le rôle français d’un recueil de cas juridiques choisis », Revue internationale de l’enseignement, tome 78 (1924), p. 336 ; R. Valeur, L’enseignement du droit en France et États-Unis, préf. Edouard Lambert, Marcel Giard, 1928 ; E. LambMBert & M. J. WassSSerman, « The Case Method in Canada and the Possibilities of Its Adaptation to the Civil Law », 39 Yale Law Journal 1 (1929) ; A. Tunc, « L’enseignement du droit aux États-Unis et en France du point de vue de la méthode », Revue Internationale de Droit Comparé 1954, p. 515 ; M. Mercat-BrunsNS, « L’enseignement du droit aux États-Unis », Jurisprudence – Revue critique, tome 1 (2010), p. 113. ; l’intérêt qui lui est porté ne décroît pas et dépasse les frontières françaises92F. M. Toller, « Foundations for a Revival of the Case Method in Civil Law Education », 3 Journal of Civil Law Studies 21 (2010) ; F. R. van der Mensb rugghe, « Les “law schools” aux États-Unis : Edutopia ? », Revue de la Faculté de droit de l’université de Liège 2016, p. 445, spéc., p. 461 et s. Dans cet article, l’auteur reprend à son compte la violente critique du système qui a cours au sein des critical legal studies.. Il convient d’esquisser la généalogie et la substance de cette méthode, afin de mieux saisir la critique réaliste.
Un des leaders du Réalisme, Max Radin, a exprimé l’essence problématique de la méthode des cas de manière imagée :
« La méthode la plus utilisée, celle de la méthode des cas, résout le problème par l’ancienne méthode qui consiste à lancer les garçons dans la rivière dans le but de leur apprendre à nager. Ceux qui atteignaient la rive avaient de toute évidence appris à nager. Et de temps en temps, des professeurs de droit sentimentaux se sont gentiment demandés ce que sont devenus les autres »93M. Radin, « Book Review » (L. K. Garrison & W. Hurst, Law in Society : A Course Designed for Undergraduates and Beginning Law Students, 1940), 54 Harvard Law Review 1082 (1941)..
Le « père » de la méthode des cas est Christopher Columbus Langdell (1854-1906), doyen de la faculté de droit de Harvard de 1870 à 1895. En 1870, Langdell commença à enseigner le droit des contrats en fournissant à ses étudiants des arrêts qu’ils avaient à étudier avant le cours. Au lieu de délivrer un cours magistral à ses étudiants sur le droit des contrats, Langdell demandait à ses étudiants de résumer les cas, dans leurs aspects factuels et juridiques. Ensuite Langdell posait des questions sur les cas pour qu’ils en fassent ressortir les principes. Il s’agissait souvent de questions par lesquelles il modifiait certains éléments du cas et demandait aux étudiants d’expliquer ce qui changerait dans cette nouvelle hypothèse (« hypothetical questions »)94La postérité a conservé certains cas hypothétiques forgés par Langdell : v. B. Kimb all, op. cit., supra note 15, p. 141-143.. Comme certains auteurs ont pu le noter, en réalité la méthode des facultés américaines n’est pas celle de Socrate, ni dans ses buts ni dans son procédé. Elle correspond au contraire à la paideia du grand rival de celui-ci, Protagoras. L’éristique protagorique est analogue dans ses fins comme dans sa méthode à la pédagogie mise en oeuvre dans les law schools. Il serait donc plus juste de la nommer « méthode sophistique »95W. C. Heffernan, « Not Socrates, but Protagoras : The Sophistic Basis of Legal Education », 29 Buffalo Law Review 399 (1980). Cependant, même si on peut noter quelques ressemblances entre la méthode des facultés de droit américaines et la méthode de Socrate, notamment l’importance du questionnement, l’adjectif « socratique » se justifie surtout par la référence à l’enseignant et étudiant idéal qu’était Socrate : A. Mintz, « From Grade School to Law School : Socrates’ Legacy in Education », in S. Abel-Rappe & R. Kamtekar (ed.), A Companion to Socrates, Blackwell, 2006, p. 475, spéc. p. 485 ; sur les différences entre la « méthode socratique » des law schools et la méthode de Socrate, v. aussi P. E. Areeda, « The Socratic Method (SM) », 109 Harvard Law Review 911 (1996) ; P. M. Cicchino, « Love and the Socratic Method », 50 American University Law Review 533 (2001). Dans l’enseignement primaire et secondaire américain ou dans d’autres disciplines universitaires que le droit, la « méthode socratique » est aussi pratiquée, sous différentes formes. Elle est aussi très éloignée de la méthode de Socrate. Ces déclinaisons de la « méthode socratique » ont pour seul dénominateur commun de s’appuyer sur le dialogue comme outil pédagogique et de se distinguer ainsi du cours magistral ou d’autres méthodes pédagogiques passives du même type. L’invocation de la figure de Socrate revêt une fonction légitimante pour le corps professoral : J. Schneider, « Socrates and the Madness of Method : From Socratic to Sarcastic, a Diversity of Teaching Methods Claim a Relationship to the Ancient Greek Scholar. But Is There Really a Connection ? », Phi Delta Kappan, September 2012, p. 26 ; id., « Remembrance of Things Past : A History of the Socratic Method in the United States », 43 Curriculum Inquiry 613 (2013)..
Quoi qu’il en soit, Langdell et ses épigones appelèrent « socratique » la méthode du cas pour deux raisons. En premier lieu, les cas étaient enseignés par une série de questions dont le but étai96L’assaut le plus virulent provint de Duncan Kennedy, alors étudiant à Yale. Sa critique de la méthode socratique s’insère dans une critique plus vaste de l’institution universitaire : « How the Law School Fails : A Polemic », 1 Yale Review of Law and Social Action 71 (1970) ; D. Kenn edy, L’enseignement du droit et la reproduction des hiérarchies – Une polémique au tour du système (1982), Lux éditeur, 2010. Pour une critique de la critique : v. not. A. A. Stone, « Legal Education on the Couch », 85 Harvard Law Review 392 (1971), spéc. p. 407 et s. (jugeant caricaturales et totalement infondées au regard des données les plus récentes de la psychologie les thèses de Kennedy sur la violence et l’humiliation véhiculées par la méthode socratique) ; S. M. Sheppard, « The Ghost in the Law School : How Duncan Kennedy Caught the Hierarchy Zeitgeist but Missed the Point (2005) », 55 Journal of Legal Education 94 (2005) ; B. Melkevik, « Critiques d’un texte mythique : Réflexions sur “L’enseignement du droit et la reproduction des hiérarchies. Une polémique autour du système” de Duncan Kennedy » (2011) 1 Studia Universitatis Babes-Bolyai : Iurisprudentia 99.t l’extraction du contenu juridique du cas. En second lieu, le professeur et ses étudiants devaient travailler ensemble pour élucider les principes juridiques révélés par ces cas97Si C. C. Langdell a laissé peu d’écrits sur les aspects techniques de l’étude des cas, un de ses élèves, Eugene Wambaugh, a écrit un manuel extrêmement précis à destination des étudiants : The Study of Cases – A Course of Instruction in Reading and Stating Reported Cases, Composing Head-Notes and Briefs, Criticising and Comparing Authorities, and Compiling Digests, Little Brown, 1892. Eugène Wambaugh (1856-1940) fut l’un des « missionnaires » dépêchés par Harvard pour répandre la méthode des cas dans les facultés américaines. Wambaugh l’introduisit dans la faculté de droit de l’Université de l’Iowa ; v. aussi : J. Redlich, « The Common Law and the Case Method in American University Law Schools : A Report to the Carnegie Foundation for the Advancement of Teaching », Bulletin n° 8, New York, 1914. On consultera aussi avec profit le témoignage de J. H. Beale, « Professor Langdell : His Later Teaching Days », 20 Harvard Law Review 9 (1906). Langdell, devenu aveugle à la fin de sa vie, n’utilisait plus la case method. Il expliquait les principes qu’il avait dégagés des cas La case method reflète et incarne la conception qu’avait Langdell du droit. Selon le premier Doyen de la faculté de droit de l’Université de Harvard, le droit est une science dont le matériau est puisé dans les livres98C. C. Langdell, « Teaching Law as a Science », 21 American Law Review 123 (1887) : « […] il était indispensable d’établir au moins deux choses – que le droit est une science, et que tout le matériau disponible de cette science se trouve dans les livres imprimés ». Si tout est dans les livres, la bibliothèque devient le laboratoire de recherche du juriste : « Nous avons aussi constamment inculqué l’idée que la bibliothèque est l’atelier authentique des professeurs comme des étudiants ; elle est pour nous ce que les laboratories universitaires sont aux chimistes ou aux physiciens, le museum d’histoire naturelle aux zoologues, le jardin botanique aux botanistes » (ibid., p. 124). Sur la fortune de cette métaphore, v. R. A. Dann er, « Law Libraries and Laboratories : The Legacies of Langdell and His Metaphor », 107 Law Library Journal 7 (2015). :
« Le droit considéré comme une science, consiste en un certain nombre de principes et de théories. Chacune de ces théories est arrivée à son état actuel de manière progressive. En d’autres termes, c’est un développement s’étendant parfois sur plusieurs siècles. En général, ce développement peut être retracé à travers une série de cas ; le meilleur et le plus court moyen, si ce n’est le seul moyen, de maîtriser adéquatement la théorie est d’étudier les cas dans lesquels elle s’incarne. Mais les cas qui sont utiles et nécessaires à cette fin aujourd’hui se trouvent dans une proportion excessivement réduite par rapport à ceux qui se trouvent dans les recueils officiels. La vaste
majorité est inutile, et même pire qu’inutile, pour toute fin d’étude systématique. Le nombre de théories juridiques fondamentales est bien moindre que ce que l’on suppose communément ; les nombreux vêtements dans lesquels la même théorie apparaît constamment, ainsi que la large mesure dans laquelle les traités juridiques sont une répétition les uns des autres, étant la cause d’une telle mécompréhension. Si ces théories pouvaient être classées et arrangées de manière à ce que chacune soit à sa place exacte, et nulle part ailleurs, elles cesseraient d’être formidables par leur nombre »99C. C. Langdell, A Selection of Cases on the Law of Contract, 1871, p. vi-vii..
Le droit est une science, insiste Christopher C. Langdell. Mais qu’entend-il par là ? Et en quoi la méthode du cas est-elle scientifique100Sur ces questions, v. les développement éclairants de M. Speziale, « Langdell’s Concept of Law as Science : The Beginning of Anti-Formalism in American Legal Theory », 5 Vermont Law Review 1 (1980), spéc. p. 25 et s. ? Dire que le droit est une science, c’est d’abord dire qu’il est une matière intellectuelle digne d’être enseignée à l’université101Était en effet en jeu la place du droit à l’université. Étant donné le prestige grandissant des « sciences exactes » au sein des universités américaines, identifier le droit à la science plutôt qu’aux humanités ou à la théorie politique était certainement un choix stratégique : C. Woodard, « The Limits of Legal Realism : An Historical Perspective », 54 Virginia Law Review 689 (1968), spéc. p. 715-716, et non sur le tas, dans un cabinet d’avocat. Ici la « science » s’oppose à l’« artisanat » (handicraft) :
« Si le droit n’est pas une science, une université fera preuve de dignité en refusant de l’enseigner. Si ce n’est pas une science, c’est une espèce d’artisanat et il vaut mieux l’apprendre par voie d’apprentissage auprès de celui qui le pratique. Si c’est une science, on ne contestera guère qu’elle est l’une des sciences les plus grandes et les plus difficiles, et qu’elle a besoin de toute la lumière que peut lui donner le lieu d’enseignement le plus éclairé […] – alors une université, et une université seule, peut offrir toutes les qualités requises pour enseigner et apprendre le droit »102C. C. Langdell, « Teaching Law As a Science », 21 American Law Review 123-124 (1887) ; une décennie plus tard, Dicey se félicite que les professeurs de Harvard aient réussi, à travers tous les États-Unis, à « dissiper l’illusion opiniâtre que le droit est un artisanat » pouvant s’apprendre par apprentissage : A. V. Dicey, « The Teaching of Law at Harvard », 13 Harvard Law Review 422 (1900), spéc. p. 423-424 ; v. aussi la peinture du professeur idéal par Ames, un élève direct de Langdell, qui fut un des premiers professeurs de droit n’entretenant aucun lien avec la pratique : J. Barr Ames, « The Vocation of the Law Professor », 48 The American Law Register 129 (1900). Ames note qu’au moment où il écrit, trois quarts des professeurs ont aussi une activité d’avocat ou de juge. Il prévoit que la proportion sera inversée pour la prochaine génération.
La conception langdellienne de la science est en phase avec le climat intellectuel américain : une vision évolutionniste (darwinienne)/organiciste du droit domine aux États-Unis à partir de la fin du xixe siècle103Sur l’influence de Charles Darwin et de Herbert Spencer sur la pensée juridique américaine : H. Hovenkamp, The Opening of American Law – Neoclassical Legal Thought, 1870-1970, OUP, 2015, p. 22 et s. Sur le courant évolutionniste dans la science juridique américaine, v. aussi : J. Herget, American Jurisprudence 1870-1970 – A History, Rice University Press, 1990, p. 146. Sur Langdell comme darwinien, ibid., p. 37 ; K. M. Parker, Common Law, History, and Democracy in America, 1790-1900 – Legal Thought before Modernism, Cambridge University Press, 2011, p. 247-259. En cela, les conceptions de Langdell correspondaient à celles qui dominèrent la vie intellectuelle américaine dans le dernier quart du dix-neuvième siècle.. Le modèle scientifique est celui des sciences taxonomiques, comme la botanique et la géologie104H. Schweber, « Law and the Natural Sciences in Nineteenth-Century American Universities », Science in Context 12 (1999), p. 101, spéc. p. 113 et s.. En scientifique, le juriste doit examiner les données empiriques brutes que sont les décisions de justice. Les cas sont des « spécimens »105W. A. Keener, « Methods of Legal Education », 1 Yale Law Journal 144 (1892)., les décisions judiciaires sont des « expériences »106A. V. Dicey, préc. supra note 101, p. 224.. Ils doivent être examinés dans un laboratoire, la bibliothèque107V. supra note 97. La méthode est inductive, empirique108M. H. Hoeflich, « Law & Geometry : Legal Science from Leibniz to Langdell », 30 The American Journal of Legal History, 95 (1986), spéc. p. 119 et s. : les principes du droit doivent être identifiés par induction à partir de l’étude des arrêts et non en lisant les commentaires doctrinaux sur ces arrêts109W. A. Keener, « The Inductive Method in Legal Education », 28 American Law Review 709 (189. La case method n’est pas seulement un changement de méthode d’enseignement. C’est un véritable changement de paradigme : les cas regardés jusque-là comme de simples illustrations des règles de droit naturel sont désormais regardés comme en étant la source110F. Schauer, « Law’s Boundaries », 130 Harvard Law Review 2434 (2017), spéc. p. 2438-2440 ; cette rupture avec le paradigme dominant lui est vertement reprochée par J. P. Bishop, Common Law and Codification, or, The Common Law as a System of Reasoning, T. H. Flood, 1888. Joel Bishop avait foi en la possibilité d’extraire des principes intemporels de la masse des « immondices des cas ». Il fut un des critiques de la case method de Langdell affirmant, sur la base d’une allusion à la découverte d’Isaac Newton, que Langdell noyait ses étudiants sous des « douches de pommes » plutôt que de leur apprendre « les lois de la gravitation » (op. cit., p. 31). Sur la place du droit naturel dans la formation des juristes américains au xixe siècle, v. R. H. Helmholz, Natural Law in Court – A History of Legal Theory in Practice, Harvard University Press, 2015, p. 127-141 ; sur Bishop et sa référence à Dieu dans ses travaux, v. ibid., p. 141 ; sur Joel Bishop comme représentant de la pensée juridique classique (« classical legal thought »), v. l’étude approfondie de S. A. Siegel, « Joel Bishop’s Orthodoxy », 13 Law and History Review 215 (1995).. Ainsi, avec la méthode de Langdell, les sources primaires deviennent les textes de référence des étudiants pour qui l’interprétation devient le travail de base. Le déplacement de l’apprentissage passif de règles de droit vers une pratique active d’interprétation des sources participa de l’essor de ce que l’on appela ensuite « l’éducation progressiste » ou « nouvelle ». L’éducation nouvelle est un courant pédagogique prônant la participation active des élèves à leur propre formation. Les mots-clés sont « apprendre en faisant » (« learning by doing »), une pédagogie de l’expérience portée aux États-Unis par Francis Wayland Parker1111837-1902, pionnier de l’éducation progressiste aux États-Unis, il inspira les idées pédagogiques de John Dewey : R. Kellum, « The Influence of Francis Wayland Parker’s Pedagogy on the Pedagogy of John Dewey », 18 Journal of Thought 77 (1983)., John Dewey112À titre d’introduction, v. E. Rozier, « John Dewey, une pédagogie de l’expérience », La lettre de l’enfance et de l’adolescence, 2010/2-3 (n° 80-81), p. 28 ; G. Deledalle, John Dewey, PUF, 1995, p. 7-44, sur la théorie pédagogique de John Dewey. On notera que l’enseignement clinique prôné par Jerome Frank participe de la même idée : M. D. Berns tein, « Learning from Experience : Montaigne, Jerome Frank and the Clinical Habit of Mind », 25 Capital University Law Review 517 (1996). ou encore Charles W. Eliot (1834-1926), président de l’Université de Harvard durant quarante ans (1869-1909), à la fois inspirateur et principal soutien de Christopher Langdell113Eliot soutient Langdell face aux collègues qui critiquent la case method : Bruce Kimball, op. cit., p. 141-142 ; C. W. Eliot, « Langdell and the Law School », 33 Harvard Law Review 518 (1920). Charles William Eliot fut un des fers de lance du profond mouvement de modernisation et de professionnalisation des universités américaines qui eut lieu entre 1870 et 1910 : R. Hofstadter,« The Revolution in Higher Education », in A. M. Schlesinger Jr. et M. White (eds.), Paths of American Thought, Houghton Mifflin, 1963, p. 269.. En plus de la promotion de l’apprentissage par l’action, l’éducation nouvelle encouragea l’apprentissage par la collaboration. Tous ces ingrédients se retrouvent dans la méthode de Langdell, si bien que l’on a pu écrire que la méthode des cas est un enseignement de nature clinique114A. Chase, « Origins of Modern Legal Education : The Harvard Case Method Conceived as Clinical Instruction in Law », 5 Nova Law Journal 323 (1980)..
Le modèle langdellien va transformer progressivement mais radicalement la pédagogie des facultés de droit américaines115A. Chase, « The Birth of the Modern Law School », 23 American Journal of Legal History 329 (1979) ; B. A. Kimb all, « Christopher Langdell : The Case of an “Abomination” in Teaching Practice », Thought & Action, 2004, p. 23. Sur le modèle des universités allemandes, le droit sera enseigné de manière systématique116V. not. D. S. Clark, « Tracing the Roots of American Legal Education – A Nineteenth-Century German Connection », 51 Rabels Zeitschrift für Ausländisches und Internationales Privatrecht 313 (1987).. Le corps professoral, à l’origine essentiellement composé de praticiens (juges, avocats) enseignant à temps partiel, sera remplacé progressivement par des professeurs ayant peu ou pas de contact avec la pratique. L’intégralité de leur temps sera consacrée à l’enseignement et à la recherche. Cette professionnalisation des professeurs de droit est une des conséquences de la conception du droit comme science et non comme artisanat117Christopher Columbus Langdell exprima avec vigueur sa préférence pour une pure formation universitaire : « I wish to emphasize that the teacher of law should be a person who accompanies his pupils on a road which is new to them, but with which he is well acquainted from having often traveled it before. What qualifies a person therefore, to teach law, is not experience in the work of a lawyer’s office, not experience in dealing with men, not the experience in trial or argument of causes, – not experience, in short, of using law, but experience in learning law, not the experience of the Roman advocate, or of the Roman praetor, still less the Roman procurator, but the experience of the Roman jurisconsult » (« Teaching Law As a Science », 21 American Law Review 124 [1887]). Il recruta ses successeurs en conséquence, mais peut-être pas seulement118Sur ce phénomène et ses sources, notamment la volonté de créer un monopole sur le marché des facultés de droit, v. J. H. Schlegel, « Between the Harvard Founders and the American Legal Realists : The Professionalization of the American Law Professor », 35 Journal of Legal Education 311 (1985)..
Jusque-là, l’étude du droit avait connu trois méthodes119V. not. C. R. McManis, « The History of First Century American Legal Education : A Revisionist Perspective », 59 Washington University Law Quarterly 597 (1981) ; H. C. MacGill & R. Kent NewmWMyer, « Legal Education and Legal Thought », 1790-1920, in M. GrossbSSBerg & C. Tomlins (eds.), The Cambridge History of Law in America, Vol. II, Cambridge University Press, 2008, p. 36 : en premier lieu, la formation des juristes s’est faite presque essentiellement par apprentissage au sein d’un cabinet d’avocat ; lorsque les facultés de droit se sont reconstituées et développées après la guerre civile qui avait déchiré les États-Unis, la déficience de la méthode d’apprentissage fut dénoncée et la méthode dominante devint progressivement le cours magistral au sein de law schools visant à un enseignement à la fois scientifique et systématique du droit. La prépondérance du cours magistral s’explique par la rareté initiale des traités juridiques. Enfin, lorsque les traités et manuels se développèrent, les étudiants furent invités à travailler sur le traité écrit par leur enseignant ou par un autre. L’enseignant interrogeait ensuite les étudiants sur leurs lectures. L’apprentissage était en grande partie basé sur la mémoire. L’étude directe de la jurisprudence était rarissime. Le cours magistral était aussi utilisé comme complément des traités. Des procès fictifs (moot courts) avaient lieu régulièrement. Cette dernière méthode est restée dans l’histoire sous le nom de la « méthode de Dwight », du nom de celui qui l’a promue trente-trois ans durant au sein de la Columbia Law School et a étendu son influence au-delà, Theodore William Dwight (1822-1892)120Dwight fut Doyen de la Columbia Law School de 1858 à 1891. Son influence fut immense dans la renaissance de l’enseignement du droit après la Guerre de Sécession. Il oeuvra en faveur d’un enseignement académique du droit et pour l’abandon de l’apprentissage (v. R. StevensNS, Law School : Legal Education in America from the 1850s to the 1980s, The University of North Carolina Press, 2016, p. 23-28). Il décrivit sa méthode dans un article : T. W. Dwight, « Columbia College Law School, New York », 1 Green Bag 141 (1889). Ses admirateurs attachèrent son nom à une méthode qu’il avait apparemment apprise lorsqu’il étudia à Yale. Cf. H. W. Rogers, « Methods of Instruction in the Law Schools », Law Notes, 1911, p. 189 ; G. C. Austin, « The Dwight Method of legal Instruction », 9 Law Quarterly Review 171 (1893) ; T. Fenton Taylor, « The “Dwight Method” », 7 Harvard Law Review 203 (1893) ; G. Chase, « Dwight Method of Legal Instruction », 1 The Cornell Law Journal 74 (1894) ; id., « The Dwight Method of Legal Instruction » 15 The American Lawyer 419 (1907).. En somme, l’université était la source du savoir et l’étudiant était le récipient dans lequel ce savoir était déversé. Cette conception commença à changer avec l’invention de la méthode des cas et du casebook.
La méthode de Dwight et celles de Langdell furent concurrentes pendant quelques décennies, mais à la fin, la case method fut adoptée par toutes les law schools. L’adoption de la méthode du cas est considérée comme une innovation majeure et la marque indélébile du style des law schools américaines121Comme un auteur l’a noté, « une law school n’est tout simplement pas une law school sans la méthode socratique » : D. D. Garner, « Socratic Misogyny ? – Analyzing Feminist Criticisms of Socratic Teaching in Legal Education », Brigham Young University Law Review 1597 (2000).. Même un proto-réaliste comme Oliver Wendell Holmes Jr., fera l’éloge de la méthode langdellienne :
« It long has seemed to me a striking circumstance, that the ablest of agitators for codification, Sir James [Fitzjames] Stephen, and the agitator of the present mode of teaching, Mr. Langdell, start from the same premises to reach seemingly opposite conclusions. The number of legal principles is small, says in effect Sir James Stephen, therefore codify them ; the number of legal principles is small, says Mr. Langdell, therefore they may be taught through the cases which have developed and established them. […] But I am certain from my own experience that Mr. Langdell is right ; I am certain that when your object is not to make a bouquet of the law for the public, nor to prune and graft it through legislation, but to plant their roots where they will grow, in minds devoted henceforth to that one end, there is no way to be compared to Mr. Langdell’s way. Why, look at it simply in the light of human nature. Does not a man remember a concrete instance more vividly than a general principle ? And is not a principle more exactly and intimately grasped as the unexpressed major premise of the half-dozen examples which marks its extent and its limits that it can be in any abstract form of words ? Expressed or unexpressed, is it not better known when you have studied its embryology and the line of its growth than when you merely see it lying dead before you on the printed page ? »122O. Wendell Holmes Jr., « The Use and Meaning of Law Schools, and Their Methods of Instruction (Oration Before the Harvard Law School Association, at Cambridge, November 5, 1886, on the 250th Anniversary of Harvard University) », 20 The American Law Review 919 (1886), spéc. p. 922..
Holmes confesse avoir eu des doutes, mais son expérience de professeur au sein de Harvard les a vite levés : la méthode de Langdell est bien supérieure à celle de Dwight et bénéficie autant aux étudiants qu’à l’enseignant :
« I have referred to my own experience. During the short time that I had the honor of teaching in the school it fell to me, among other things, to instruct the first year men in torts. With some misgivings I plunged a class of beginners straight into Mr. Ames collection of cases, and we began to discuss them together in Mr. Langdell’s method. The result was better that I even hoped it would be. After a week or two, when the first confusing novelty was over, I found that my class examined the question proposed with an accuracy of view which they never could have learned from textbooks and which often exceeded that to be found in the textbooks. I, at least, if no one else, gained a good deal from our daily encounter »123Ibid., p. 923. V. aussi p. 919-920 : « Culture, in the sense of fruitless knowledge, I for one abhor. The mark of a master is that facts, which lay scattered in an inorganic mass, when he shoots through them the magnetic current of his thought, leap into an organic order, and live and bear fruit. But you cannot make a master by teaching. He makes himself by aid of his natural gifts »..
Son expérience de juge lui a aussi révélé que la méthode du cas forme de bons praticiens :
« My experience as a judge has confirmed the belief I formed as a professor. Of course, a young man cannot try or argue a case as well as one who has had years of experience […]. But I do think that in the thoroughness of their training, and the systematic character of their knowledge, the young men of the present day start better equipped when they begin their practical experience than it was possible for their predecessors to have been ».
Roscoe Pound, le père de la Sociological Jurisprudence, fera aussi l’éloge de la méthode socratique à la Langdell et l’introduira dans la faculté de droit du Nebraska dont il fut le Doyen de 1903 à 1910124N. E. H. Hull, Roscoe Pound & Karl Llewellyn – Searching for American Jurisprudence, The University of Chicago Press, 1997, p. 52, citant Roscoe Pound.
En somme, selon Holmes et Pound, la méthode des cas apprend aux étudiants à « penser en juriste ». C’est dire que la méthode des cas peut être vue comme « théorique » (c’est le reproche qui lui est généralement adressé), une méthode à induire des principes, ou « pratique » selon la perspective que l’on adopte125M. Spiegel, « Theory and Practice in Legal Education : An Essay on Clinical Legal Education », 34 UCLA Law Review 577 (1987), spéc. p. 581-586. L’auteur soutient de manière convaincante que le Réalisme juridique et l’enseignement clinique peuvent être aussi bien appréhendés comme « théoriques » ou « pratiques » selon la perspective adoptée.. Quant à la finalité de la méthode, on note une transition chez les disciples de Langdell : alors que celui-ci y voyait un moyen d’apprendre les principes juridiques fondamentaux, ceux-là y voient un instrument de formation de l’esprit juridique. Ainsi Keener considère que « par cette méthode, les capacités de raisonnement de l’étudiant sont constamment développées ». Ames, qui succéda en tant que Doyen de Harvard à Langdell, affirmait que la « méthode de Harvard » n’enseignait pas la connaissance du droit mais « la faculté de raisonnement juridique ».
Durant les décennies qui suivirent son introduction et sa conquête progressive des law schools, la méthode des cas ne cessa d’être critiquée en même temps que louée ; les propositions en vue de son amélioration ou de son remplacement par une autre méthode furent et sont toujours le leitmotiv des auteurs, professeurs ou étudiants en droit126V. not. S. E. Baldwin, « Teaching Law by Cases », 14 Harvard Law Review 258 (1900) ; C. F. Carusi, « A Criticism of the Case System », 2 American Law School Review 213 (1906-1911) ; C. D. Ashley, « The “Failure” of Professor Langdell », 2 American Law School Review 257 (1906-1911) ; S. Peterson, « A Defense of the Case System and a Criticism of Casebooks », 3 American Law School Review 249 (1913) ; Y. B. Smith, « The Study of Law by Cases – A Student’s Point of View », 3 American Law School Review 253 (1913) ; J. H. Drake, « Jurisprudence and the Study of Cases », 4 American Law School Review 500 (1920) ; A. Kocourek, « A Gap in Law School Training and a Way to Bridge It », 5 American Law School Review 334 (1924) ; C. F. Taeusch, « The Logic of the Case Method », 25 The Journal of Philosophy 253 (1928) ; O. S. Rundell, « Problems of the Case Method », 6 American Law School Review 698 (1930) ; E. M. Patterson, « The Case Method in American Legal Education : Its Origins and Objectives », 4 Journal of Legal Education 1 (1951) ; E. M. Morgan, « The Case Method », 4 Journal of Law and Education 379 (1952) ; J. Hall, « Teaching Law by Case Method and Lecture », 3 Journal of the Society of Public Teachers of Law 99 (1955) ; J. M. Dente, « A Century of Case Method : An Apologia », 50 Washington Law Review 93 (1974).. Les critiques étaient nombreuses : on lui reprochait par exemple son inaptitude à transmettre le savoir nécessaire aux étudiants dans un temps raisonnable ou encore son incapacité à traiter des problèmes juridiques ne faisant pas l’objet d’un contentieux127E. M. Patterson, « The Case Method in American Legal Education : Its Origins and Objectives », 4 Journal of Legal Education 1 (1951).. Dans les années 60, la contestation estudiantine y vit essentiellement un jeu de pouvoir de la part des professeurs et un moyen d’humilier les étudiants. La critique féministe128C. W. Hantzis, « Kingsfield and Kennedy : Reappraising the Male Models of Law School Teaching », 38 Journal of Legal Education 155 (1988) ; J. L. Rosato, « The Socratic Method and Women Law Students : Humanize, Don’t Feminize », 7 Southern California Review of Law and Women’s Studies 37 (1997) ; D. D. Garner, « Socratic Misogyny ? – Analyzing Feminist Criticisms of Socratic Teaching in Legal Education », Brigham Young University Law Review 1597 (2000) ; P. Proctor, « Towards Mythos and Mythology : Applying a Feminist Critique to Legal Education to Effectuate a Socialization of Both Sexes in Law School Classrooms », 10 Cardozo Women’s Law Journal 577 (2004) ; R. Shah & K. C. Kopko, « Feminist Pedagogy and the Socratic Method : Partners in the Classroom or a Disaster Waiting to Happen ? », 6 Higher Education Studies, 39 (2016) ; J. Suk Gersen, « The Socratic Method in the Age of Trauma », 130 Harvard Law Review 2320 (2016). et raciale129S. S. Kuo, « Culture Clash : Teaching Cultural Defenses in the Criminal Classroom », 48 St. Louis Law Journal 1297 (2004) ; à l’inverse, des auteurs soutiennent que la méthode socratique peut contribuer à aider les minorités raciales à combler le fossé culturel et éducatif qui les sépare de la majorité blanche (l’étude porte sur le système britannique) : D. Berger & C. Wild, « “Forgotten Lore”: Can the Socratic Method of Teaching Be Used to Reduce the Attainment Gap of Black, Asian and Minority Ethnic Students ? », 49 Higher Education Review 29 (2017). se sont plus récemment emparées du sujet pour dénoncer les discriminations dont la méthode socratique serait le véhicule. Les bienfaits et les méfaits de la méthode socratique sont l’objet d’une attention continue, mais le ton est aujourd’hui moins polémique et plus technique130Pour une revue de la littérature récente, v. C. A. Lins Christie, « What Critiques Have Been Made of the Socratic Method in Legal Education ? », European Journal of Law Reform 340 (2010). Pour les années 2010 et suivantes on retiendra les contributions suivantes : M. Hlinak, « The Socratic Method 2.0 », 31 Journal of Legal Studies Education, 1 (2014) (l’auteur soutient que la méthode socratique peut être utilisée fructueusement dans les différents modes d’enseignement à distance) ; E. Ryan, X. Shuay, Y. Ye et al., « When Socrates Meets Confucius : Teaching Creative and Critical Thinking Across Cultures Through Multilevel Socratic Method », 92 Nebraska Law Review 289 (2013) ; J. R. AbramsMS, « Reframing the Socratic Method », 64 Journal of Legal Education 562 (2015) (l’auteur montre que la méthode socratique demeure mais qu’elle a été remodelée pour mieux préparer l’étudiant à son futur métier d’avocat) ; D. J. Dye, « Debunking the Socratic Method ? : Not So Fast, MyFriend ! », 3 Phoenix Law Review, 351 (2010) (l’auteur conteste l’idée qu’il faille jeter la méthode socratique aux orties pour la remplacer par celle du cas pratique ; c’est la combinaison des méthodes qui est la plus idoine) ; C. Szypszak, « Socratic Method for the Right Reasons and in the Right Way : Lessons from Teaching Legal Analysis Beyond the American Law School », 11 Journal of Political Science Education, 358 (2015) (s’appuyant sur son expérience, l’auteur soutient que la méthode socratique est fructueuse dans d’autres domaines que le droit, telle la science politique, et s’adapte bien à l’étranger, en Pologne en l’occurrence) ; O. Grant, « Teaching Law Effectively with the Socratic Method : The Case for a Psychodynamic Metacognition », 58 South Texas Law Review 399 (2017) (l’auteur soutient qu’en plus des bienfaits généralement reconnus de la méthode, celle-ci apprend à l’étudiant à apprendre et le conduit à réfléchir sur sa propre pratique d’apprentissage).. Un consensus semble se former peu à peu autour de l’idée qu’il ne faut pas écarter la méthode des cas pour la remplacer par une autre, que ce soit l’enseignement clinique ou les cas pratiques, mais au contraire mixer les méthodes pour tirer le meilleur de chacune et ainsi former l’étudiant aux exigences de la pratique131V. not. P. C ooper Davis, « Desegregating Legal Education », 26 Georgia State University Law Review 1271 (2010), spéc. p. 1287 et s. L’auteur critique spécifiquement la volonté de Jerome Frank de vouloir remplacer la case method par l’enseignement clinique. Malgré les assauts qu’elle a subis et les annonces régulières de son irrémédiable déclin, la méthode socratique demeure un pilier de la formation juridique132D. A. J. Telman, « Langdellian Limericks », 61 Journal of Legal Education 110 (2011) ; R. Stuckey et al., Best Practices for Legal Education, Clinical Legal Education Association, 2007, p. 207 ; E. Mertz, The Language of Law School : Learning to « Think Like a Lawyer », OUP, 2007, p. 141-173 ; S. Friedland, « How We Teach : A Survey of Teaching Techniques in American Law Schools », 20 Seattle University Law Review 1 (1996) ; K. J. Vandevelde, Thinking Like a Lawyer – An Introduction to Legal Reasoning, Westview Press, 1996, p. 25-38.. Avant de nous concentrer spécifiquement sur la critique réaliste, nous étudierons la critique « préréaliste » ou « moderniste », car elle présente une grande richesse.
B. La critique « préréaliste » ou « moderniste »
C’est à John Henry Wigmore133Sur cet auteur préréaliste, v. supra. qu’est due, à notre avis, la critique la plus construite du système langdellien, annonciatrice de la critique réaliste. Wigmore a étudié à Harvard pendant le décanat de Langdell. Il a même contribué à la fondation de la Harvard Law Review. Il connaît les mérites de la méthode – c’est d’ailleurs lui qui l’a introduite à la faculté de droit de la Northwestern Law University – et commence sa critique par un éloge appuyé du Doyen de Harvard et de sa méthode, n’hésitant pas à y voir un « produit inconscient » du « réalisme scientifique » de Comte, Spencer ou encore Darwin134J. H. Wigmore, « Nova Methodus Discendae Docendaeque Jurisprudentiae », 30 Harvard Law Review 812 (1917), spéc. p. 816-818.. Toutefois, Wigmore considère que la méthode est dépassée, ou qu’à tout le moins il faut la renouveler. Il avance deux arguments d’inégale importance. Le premier est que la méthode de Langdell est arrivée tardivement, avec au moins cent ans de retard. Les Anglais étudiaient depuis longtemps leur droit dans les cas relatés par les Reports et traiter ces décisions comme des sources du droit n’était pas une nouveauté du temps de Langdell. Plus fondamentalement, Wigmore observe que le droit a connu une évolution accélérée au cours des dernières décennies, à l’image de la société et des idées sociales. Un des changements majeurs du droit est l’ascension des lois. La conséquence est qu’il faut rompre en partie avec la pensée de Langdell : si le droit est bien une science, il n’est plus possible d’affirmer que tout le matériau utile à cette science se trouve dans les recueils officiels d’arrêts. Une méthode plus ample est nécessaire pour adapter la formation des juristes à de tels changements135Ibid., p. 818-820. Afin de la développer, Wigmore expose que l’activité juridique implique six processus mentaux qui doivent être inculqués à l’apprenti juriste136Ibid., p. 822 et s.. En premier lieu, vient le processus analytique. C’est le processus qui consiste à analyser les décisions de justice afin de déterminer ce qu’est le droit et les conséquences logiques des principes exprimés dans ces arrêts. Wigmore relève que c’est le seul processus que la méthode langdellienne permette de maîtriser et que c’est la raison pour laquelle elle est dépassée. Le second processus est le processus historique. Il s’agit d’appréhender le droit dans son changement, dans son développement, du passé en passant par le présent et en allant vers son avenir. Vu le pas rapide de l’évolution du droit, la maîtrise d’un tel processus est fondamentale. Wigmore ne nie pas que la méthode langdellienne y contribue un peu. Il sait bien que Langdell avait conçu ses casebooks de manière chronologique pour illustrer l’évolution d’une institution juridique. Toutefois, Wigmore perçoit la limite de cette façon de faire : le changement historique d’une règle de droit est toujours « le produit de causes plus ou moins discernables mais externes » ; or il est certain que les opinions des juges ne contiennent pas de données suffisantes sur ces causes137Ibid., p. 823 ; pour illustrer son propos, Wigmore ajoute : « Who, for instance, could attempt to understand the causes that influenced the rule against general warrants, by merely reading Camden’s eloquent opinions ? » (Ibid.). Wigmore fait allusion aux opinions de Charles Pratt, premier comte de Camden (1714-1794). Celui-ci fut Lord-Chancelier de Grande-Bretagne entre 1766 et 1770. Il fut aussi Juge en chef de la Cour des plaids communs et Attorney General. Juge, homme politique, historien, ses opinions ont laissé une importante empreinte sur le common law d’Angleterre et des États-Unis.. La méthode des cas est donc inadaptée. Le troisième processus est le processus législatif. Dans les décennies qui précèdent les réflexions de Wigmore, la loi a pris une place de plus en plus importante en droit américain. Ce processus s’accélérera encore quelques décennies plus tard avec le New Deal (1933-1938). La connaissance de ce processus ne peut être acquise avec la case method qui se concentre sur les opinions judiciaires. Une des conséquences de l’inadaptation de la case method est la médiocrité des commissions législatives peuplées de juristes qui ne connaissent rien des lois et de la légistique138Ibid., p. 823-824.. Le quatrième processus mental cardinal pour les juristes est le processus synthétique. Ceux-ci doivent être capables d’assembler les principes et les règles qu’ils connaissent en un système cohérent. Or Wigmore constate que la méthode langdellienne y contribue fort peu. L’usage qui en est fait ordinairement est purement analytique139Ibid., p. 824.. Le cinquième processus dont parle Wigmore illustre parfaitement son modernisme, c’est le processus comparatif. Wigmore insiste sur le fait qu’un juriste ne peut pas se contenter de connaître son système juridique national. Il doit prendre conscience que d’autres communautés vivent sous d’autres lois et que ces lois ne sont pas inférieures aux lois américaines. Ce processus est rendu absolument nécessaire par l’intensification des relations commerciales internationales140Wigmore utilise des expressions aussi imagées que « non-ego in Law », « legal altruism » ou encore « anti-local spirit ».. Rappelons que Wigmore, dont le premier poste de professeur fut au Japon, est l’un des pionniers du droit comparé aux États-Unis et y contribua tout au long de son intense carrière141Sur l’apport de Wigmore au droit comparé, v. notamment A. Riles, « Encountering Amateurism : John Henry Wigmore and the Uses of American Formalism », in A. Riles (ed.), Rethinking the Masters of Comparative Law, Hart Publishing, 2001, p. 94 ; sur les années japonaises de Wigmore et sur sa contribution titanesque à la connaissance du droit japonais antérieur à l’ère Meiji, v. A. Porwancher, op. cit., p. 24-49, passim.. Là encore, Wigmore ne peut que constater la déficience de la méthode langdellienne : les casebooks existants ne font généralement pas de place au droit étranger. En effet, à cette époque, tout au plus y trouve-t-on des décisions anglaises, mais seulement parce qu’elles ont eu une influence sur le droit américain. On rappellera que les casebooks de Langdell étaient quant à eux presque exclusivement composés de décisions anglaises !142Langdell, jusqu’à la fin de sa vie, étudia avec ses étudiants presque uniquement des décisions anglaises, au point que certains se demandaient si « l’Amérique avait été juridiquement découverte » : J. H. Beale, « Professor Langdell : His Later Teaching Days », 20 Harvard Law Review 9 (1906), spéc. p. 10. Le sixième processus est le processus opératoire. Ce processus consiste à être conscient qu’une règle de droit, qu’elle soit posée par un tribunal ou un législateur, ne peut avoir qu’une autorité nominale, car il se peut qu’elle ne soit ni pratiquée ni mise en oeuvre. Le juriste doit être conscient de la différence qu’il peut exister entre l’énoncé de la règle et la pratique. Wigmore reprend l’expression d’Eugen Ehrlich (1862-1922) pour inciter les juristes à s’intéresser au « droit vivant »143L’article fondateur est : « Das lebende Recht der Völker der Bukowina », Recht und Wirtschaft, 1912, vol. 1, n° 273, p. 40. Sur ce fondateur de la sociologie du droit et sur son influence dans le monde et notamment aux États-Unis, v. M. Hertogh (ed.), Living Law – Reconsidering Eugen Ehrlich, Hart Publishing, 2008. Le thème du « droit vivant » sera central pendant la période préréaliste ou réaliste : v. not. L. Brandeis, « The Living Law », 10 Illinois Law Review 461 (1916). Mais il n’est pas évident que Brandeis ou Pound l’ait employé dans le même sens qu’Ehrlich. Pound aurait repris l’expression, mais pas l’idée : S. Nimaga, « Pounding on Ehrlich. Again ? » in M. Hertogh (ed.), préc., p. 157., au côté « pragmatique du droit »144Wigmore, ibid., p. 825. Sur ce point, Wigmore note que la case method contribue à la connaissance pratique du droit, d’une meilleure manière que ne le permet l’étude des droits codifiés. En effet, les décisions rapportées contiennent souvent des données substantielles sur les pratiques commerciales. Toutefois, ces données sont insuffisantes pour permettre une réelle appréhension du droit vivant. Il faut faire mieux et plus, insiste Wigmore. Sa conclusion est sévère : la formation donnée aux étudiants ne leur prodigue qu’un sixième des connaissances dont ils ont besoin. De plus, la méthode langdellienne ne développe que le premier processus mental, alors que les plus importants sont les deuxième, troisième, quatrième et cinquième. L’auteur appelle donc à une refonte du curriculum des facultés de droit autour des cinq procédés qu’il a identifiés145Ibid., p. 826-829. Wigmore, comme beaucoup de ses collègues, a consacré tout au long de sa carrière d’importantes réflexions en vue d’améliorer la formation des étudiants en droit. Dans un article postérieur, il identifie un autre défaut de la méthode langdellienne : les casebooks offrant aux étudiants toutes les décisions dont ils ont besoin, ceux-ci se révèlent inaptes à la recherche documentaire lorsqu’ils intègrent un cabinet d’avocat. Ceci conduit Wigmore à proposer une méthode d’enseignement de la recherche documentaire (« The Job Analysis Method of Teaching the Use of Law Sources », 4 The American Law School Review 787 [1922], spéc. p. 791-797 pour l’exposé détaillé de celle-ci). Parmi, les contributions significatives de Wigmore à la réflexion sur la pédagogie, on relèvera aussi un article sur l’enseignement clinique (« The Legal Clinic : What It Does for the Law Student », 124 The Annals of the American Academy of Political and Social Science 130 [1926]). Parmi ses contributions concrètes à la pédagogie, on notera une extension de trois à quatre ans de la durée des études de droit à la Nortwestern University, dont il fut le Doyen de la Law School de 1901 à 1929 (« The Four-Year Law Course », 3 American Bar Association Journal 14 [1917]). Cette réforme ne fut suivie que par quelques autres facultés de droit (v. en détail, R. Stevens, Law School : Legal Education in America from the 1850s to the 1980s, The University of North Carolina Press, 1983, p. 211, 222-223.. Dans la continuité de ces réflexions, Wigmore sera l’un des premiers à promouvoir la clinique juridique146J. Wigmore, « The Legal Clinic […] », préc. à la note précédente.
Parmi les préréalistes on notera la position plus nuancée de John Chipman Gray147John Chipman Gray tient une place notable parmi les inspirateurs du Réalisme juridique américain. V. not. G. P. Moran, John Chipman Gray – The Harvard Brahmin of Property Law, Carolina Academic Press, 2010, p. 155-180. Sur l’ambivalence de Gray, sous certains aspects « formaliste » et sous d’autres Réaliste, v. N. Duxbury, Patterns of American Jurisprudence, OUP, 1995, p. 49 et 53 ; Stephen A. Siegel voit en Gray essentiellement un représentant de la pensée juridique classique, dont l’oeuvre reflète cependant certaines préoccupations pragmatiques (« John Chipman Gray and the Moral Basis of Classical Legal Thought », 2001 Iowa Law Review 1514). Son ouvrage de méthodologie juridique (The Nature and Sources of the Law, 2e éd., 1921, réimpression Quid Pro Quo Books, 2012) attira essentiellement l’attention de Jerome Frank. Après avoir souligné les défauts des traités juridiques comme outil de formation des juristes, il recense les avantages de la case method148J. C. Gray, « Cases and Treatises », 22 American Law Review 756 (1888), spéc. p. 761 et s. Il considère que la méthode des cas est la meilleure méthode qui ait été inventée pour enseigner le droit.
« Elle est meilleure parce qu’elle est celle qui est le plus en accord avec la constitution de l’esprit humain ; parce que la seule manière d’apprendre comment faire une chose est de la faire. Aucun homme n’a jamais appris à danser ou à nager en lisant des traités sur la saltation ou la natation »149Ibid.
Néanmoins Gray met en garde contre l’érection de la méthode en « système » et contre le « dogmatisme apriorique » en matière de formation juridique150J. C. Gray, « Methods of Legal Education », 1 Yale Law Journal 159 (1892), spéc. p. 161..
Les Réalistes ne sont pas originaux en critiquant la méthode du cas : on l’a dit, le débat a été vif et la critique parfois radicale dans les décennies qui ont précédé la naissance du Réalisme151On trouve une abondante bibliographie des articles parus sur le thème de la case method ou du casebook dans l’ouvrage célébrant le centenaire de la Harvard Law School : The Centennial History of the Harvard Law School 1817-1917, Harvard Law School Association, 1918, p. 365-372 ; v. aussi : A. B. Spencer, « The Law School Critique in Historical Perspective », 69 Washington and Lee Law Review 1949 (2012), spéc. p. 1982-2061 ; O. Kerr, « The Decline of the Socratic Method at Harvard », 78 Nebraska Law Review 113 (1999).. Ce qui est original, comme on voudrait le montrer, c’est le contenu de cette critique.
C. La critique réaliste
En tant que mouvement visant entre autres choses à exposer le droit tel qu’il est, il n’est guère surprenant qu’il se soit attaqué à la méthode cardinale utilisée par les écoles de droit pour faire appréhender le droit à ses étudiants. Plus généralement, les Réalistes réfléchissent à la formation des juristes (legal education) et font des propositions pour l’améliorer152Sur ce sujet, v. N. Duxbury, Patterns of American Jurisprudence, Clarendon Press, 1997, p. 135 et s. (« Legal Realism and Legal Education »)..
La critique la plus radicale, à nouveau, vient de Jerome Frank153J. Frank, Courts on Trial – Myths and Reality in American Justice, p. 225-246. Le livre est paru pour la première fois en 1949. Nous nous référons, pour la pagination, à une réimpression de 1973, Princeton University Press. Comme on va le voir, ses réflexions sur la pédagogie sont étroitement liées à celles sur le système juridique et judiciaire américain154Pour des études de la pensée de Frank sur le sujet de la formation des juristes, v. not. : J. Paul, « Jerome Frank’s Ideas on the Relation of Legal Education to the Judicial Process », 9 Journal of Legal Education 177 (1956) ; W. E. Volkomer, The Passionate Liberal : The Political and Legal Ideas of Jerome Frank, Martinus Nijhoff, 1970, p. 70-76.. Puisque Frank considérait que le système juridique souffrait de nombreux défauts, il n’est guère étonnant de le voir consacrer une part importante de ses réflexions à la formation des juristes. Le premier lieu pour commencer à améliorer le système juridique américain doit être la law school, puisque c’est là que sont formés les futurs avocats et juges. Pour réformer le système, il convenait donc en premier lieu de réformer leur formation.
Jerome Frank va critiquer de manière radicale le système propagé par Langdell reposant sur la méthode des cas et sur les casebooks. L’attaque du système passera par l’attaque inutilement virulente de l’homme lui-même, qualifié de « névrotique brillant », mû par un désir d’évasion de la réalité, passant sa vie dans la bibliothèque de Harvard et se contentant d’écrire des consultations et des conclusions lorsqu’il était avocat. Cet homme obsédé par les livres ne pouvait que croire que c’était là que le droit se trouvait. Coupé de l’« atmosphère » des cas – les nombreux facteurs irrationnels d’un procès, l’appel aux émotions des jurés, en somme tout ce qui n’apparaît pas dans une décision –, Langdell créa une faculté de droit à son image : déshumanisée155Courts on Trial, p. 225.. Frank est plus convaincant lorsqu’il s’en prend aux défauts substantiels de la méthode de Langdell en soulignant que ce ne sont pas des « cases », à proprement parler, mais plutôt des opinions qui sont étudiées. En les lisant, estime-t-il, on ne sait pas grand chose des faits et on ne sait rien du contexte. Il fait aussi remarquer que seuls des arrêts de cours d’appel sont étudiés, ce qui est excessivement réducteur. Jerome Frank s’attaque ainsi à ce qu’il appelle le « mythe des cours supérieures » (« upper-court myth »). Ce mythe consiste à professer que les cours supérieures sont au coeur du « gouvernement prétorien »156Nous traduisons « court-house government » par « gouvernement prétorien » en ayant conscience du caractère défectueux de cette traduction. Jerome Frank avait forgé une terminologie originale et « court-house government » en faisait partie, au même titre que « library law » ou « robe-ism ». Voici la définition qu’en donne J. Paul, The Legal Realism of Jerome N. Frank, Matinus Nijhoff, 1959, p. XVI : « A term that Frank used frequently, referring to the whole judicial process but particularly to the action of trial courts, which he considered the heart of the legal system, and which includes not only trial courts decisions, but the work of juries, the attitudes of trial lawyers, appellate or upper-court judges and their decisions, administrative agencies, and everything connected with cases that are tried in courts with initial jurisdiction » : « In legal mythology, one of the most popular and most harmful myths is the upper-court myth, the myth that upper courts are at the heart of court-house government. This myth induces the false belief that it is of no importance whether or not trial judges are well-trained for their job, fair minded, conscientious of listening to testimony, and honest. In considerable part, this belief arises from the fallacy notion that legal rules, supervised by the upper courts, control decisions »157J. Frank, Courts on Trial, p. 222-223. Jerome Frank ne fut certes pas le premier Réaliste à dénoncer la focalisation des juristes sur la jurisprudence des cours d’appel ou de la Cour Suprême et à faire l’éloge des juges de première instance158L. Green, « The Duty Problem in Negligence Cases », 28 Columbia Law Review 1014 (1929), spéc. p. 1037 : « The trial judge is the most important officer of government […]. Nevertheless, our court systems tend more and more to magnify the appellate judge and to belittle the trial judge […]. The objectives of the two courts quickly diverge. The trial court is absorbed in law administration at first hand. The appellate court is so far removed from real controversy that it more and more becomes concerned primarily with fashioning harmonious rules and doctrines for use by trial courts. The divergence is inescapable. A theory of law which finds its roots in words and rules must necessarily have a court of final jurisdiction to interpret words and construe rules. This in turn necessitates a theology of precedent, and it also accounts for the fact that a fair adjustment of the particular case must be sacrificed, if need be, for the consistency of the legal doctrine. It is not at all remarkable, therefore, that in the final analysis, to lawyers in general, legal dogmas are dearer than either a just, ethical or pragmatic administration of law »., toutefois il fut le premier à offrir une critique construite de cette erreur méthodologique. Tout comme le « mythe juridique fondamental »159Ce que Jerome Frank appelle le « mythe juridique fondamental » est la croyance qu’ont les juristes en la certitude des règles de droit et en sa conséquence, la prévisibilité des décisions de justice ; tout Réaliste doit donc développer un « scepticisme vis-à-vis de la règle » (« rule-skepticism »). Le scepticisme vis-à-vis de la règle de droit est une des thèses majeures du Réalisme juridique américain : les règles de droit (précédent ou loi) ne sont pas, dans la plupart des cas, les facteurs déterminants de la décision judiciaire. Le mythe juridique fondamental a un corollaire qu’il convient aussi de déraciner : la fable selon laquelle le juge ne fait pas le droit et ne fait que le déclarer. Pour Frank, au contraire, il est évident que, puisque les règles ne sont pas certaines, le juge fait le droit. De cette approche fonctionnelle, Frank tire une définition du droit inspirée d’O. W. Holmes Jr. : le droit est ce que les cours décident dans les cas individuels. V. J. Frank, Law and the Modern Mind, p. 3-23, passim ; sur ce thème central de la pensée de Frank, v. J. Paul, « Jerome Frank’s Attack on the “Myth” of Legal Certainty », 36 Nebraska Law Review 547 (1957) ; W. E. RumbMBle, « Jerome Frank and His Critics : Certainty and Fantasy in the Judicial Process », 10 Journal of Public Law 125 (1961) ; id., « American Legal Realism and the Reduction of Uncertainty », 13 Journal of Public Law 45 (1964) ; id., « Rule-Skepticism and the Role of the Judge : A Study of American Legal Realism », 15 Journal of Public Law 251 (1966) ; W. E. Volkomer, The Passionate Liberal : The Political and Legal Ideas of Jerome Frank, Martinus Nijhoff, 1970, p. 46-62. Frank explique l’origine de ce mythe fondamental en s’appuyant en partie sur la pensée de Sigmund Freud et de Jean Piaget : les hommes recherchent sans la sécurité juridique un substitut du père, infaillible et omnipotent. Cette explication lui attira de nombreuses critiques. Sur l’influence de la psychologie et de la psychanalyse sur l’oeuvre de Frank, v. J. Paul, The Legal Realism of Jerome N. Frank, Martinus Nijhoff, 1959, p. 53-67. Une des caractéristiques de Frank est de nourrir sa réflexion de nombreuses disciplines des sciences sociales : R. J. GlennNNon, The Iconoclast As Reformer – Jerome Frank’s Impact on American Law, Cornell University Press, 1985, p. 47-50., le mythe des cours supérieures appartient à l’héritage langdellien. Langdell avait bâti son enseignement et son casebook sur des décisions anglaises d’appel et n’avait accordé presque aucune attention aux décisions des cours inférieures. Même le juge Nathan Cardozo, ce proto-réaliste, avait complètement négligé l’activité des juges du fond160J. Frank, « Cardozo and the Upper-Court Myth », 13 Law and Contemporary Problems 369 (1948). Jerome Frank critique ici le défaut de l’ouvrage majeur de B. N. Cardozo, The Nature of the Judicial Process, Yale University Press, 1921 ; l’ouvrage a été traduit et présenté par G. Calves, La nature de la décision judiciaire, Dalloz, 1991.. Or, toujours selon Jerome Frank, en analysant une décision rendue par une cour supérieure, un étudiant n’étudie pas un cas, mais seulement une petite fraction de celui-ci, sa toute fin.
« Les étudiants en droit sont comme de futurs horticulteurs étudiant seulement des fleurs coupées ; ou comme de futurs architectes étudiant uniquement des images de bâtiments. Ils ressemblent à de futurs dresseurs de chiens qui ne voient jamais rien d’autre que des chiens en peluche »161J. Frank, Courts on Trial, op. cit., p. 227.
Frank appelle en conséquence à sortir de ce « simulacre » (« sham case-system ») et à passer à un case-system véritable. Pour cela, les facultés de droit doivent s’inspirer de la pratique des facultés de médecine162Courts on Trial, p. 229. L’idée selon laquelle la formation des juristes peut s’inspirer de manière fructueuse de la formation des médecins revient régulièrement sous la plume des Réalistes : F. Frankfurter, « The Law and the Law Schools », 1 American Bar Association Journal 532 (1915), spéc. p. 538 ; J. H. Wigmore, « The Legal Clinic : What It Does for the Law Student », 124 The Annals of the American Academy of Political and Social Science 130 (1926) ; H. Oliphant, « Parallels in the Development of Legal and Medical Education », 167 The Annals of the American Academy of Political and Social Science 156 (1933) ; elle réapparaît constamment sur le devant de la scène : v. not. R. M. Hardaway, « Legal and Medical Education Compared : Is It Time for a Flexner Report on Legal Education ? », 59 Washington University Law Review 687 (1981), essentiellement pour améliorer les cliniques juridiques et le financement des programmes des facultés de droit.. En premier lieu, et afin de savoir comment les affaires sont gagnées, perdues et décidées, les étudiants devraient lire non pas la décision finale mais le dossier entier, de l’assignation, en passant par tous les actes de procédure, jusqu’à la décision de première instance, puis à nouveau tous les actes ayant mené à la décision d’appel, et bien sûr, la décision d’appel elle-même. Toujours selon Frank, quelques mois à étudier un ou deux dossiers relatifs à une affaire seraient plus bénéfiques que deux ans à passer à étudier une vingtaine de casebooks. Pour appuyer sa suggestion, il souligne qu’à la faculté de médecine, les étudiants utilisent des « histoires de cas » (« case histories ») bien plus complètes que les casebooks alors en usage dans les facultés de droit. Mais même si les casebooks étaient améliorés, cela ne suffirait pas encore à offrir aux étudiants en droit une formation digne de ce nom. Avec l’humour provocateur qui le caractérise, Frank ajoute :
« Même si les casebooks juridiques étaient de vrais casebooks et aussi complets que les histoires de cas médicales, ils seraient inappropriés comme outils d’étude. Au mieux, la dissection de dossiers judiciaires se rapprocherait simplement de la dissection de cadavres qu’apprennent les étudiants de première année de médecine. Que penserions-nous de facultés de médecine dans lesquelles les étudiants n’étudieraient rien de plus que ce qui se trouve imprimé dans les histoires de cas médicales, et seraient privés de toute expérience clinique jusqu’à ce qu’il reçoive leur diplôme de médecin ? Nos facultés de droit doivent apprendre des facultés de médecine. Les étudiants en droit doivent se voir donner la possibilité de voir des opérations juridiques »Courts on Trial, p. 233.163Courts on Trial, p. 233..
Frank introduit là un thème qui lui est cher, les cliniques juridiques164J. Frank, « Why Not a Clinical Lawyer-School ? », 81 University of Pennsylvania Law Review and American Law Register 907 (1933), « What Constitutes a Good Legal Education ? », 19 American Bar Association Journal 723 (1933) ; « A Plea for Lawyer-Schools » 56 The Yale Law Journal 1303 (1947) ; « Both Ends Against the Middle », 100 University of Pennsylvania Law Review 20 (1951). Si les propositions de Jerome Frank ont eu une influence majeure sur le développement des cliniques de droit dans les facultés de droit américaines, elles n’ont toutefois pas été intégralement mises en oeuvre : v. not. R. L. Doyel, « The Clinical Law School : Has Jerome Frank Prevailed ? », 18 New England Law Review 577 (1983) ; K. R. Kruse, « Getting Real About Legal Realism, New Legal Realism and Clinical Education », 56 New York Law School Law Review 295 (2011/2012). La pensée de Jerome Frank est une des sources d’inspiration majeure de la pensée réformatrice de C. Jamin : « Ouverture et réalisme dans la formation des juristes en France », Gazette du Palais, Edition spécialisée, 26-30 août 2015, n° 238 à 242, p. 30 ; « Cliniques du droit : innovation versus professionnalisation ? », Recueil Dalloz 2014, p. 675..
Avant de s’intéresser plus avant aux propositions de Jerome Frank, il convient de replacer la question des cliniques du droit dans son contexte historique et social165V. not. D. A. Blaze, « Déjà Vu All Over Again : Reflections on Fifty Years of Legal Clinical Education », 64 Tennessee Law Review 939 (1997) ; J. Giddings, R. Burridge, S. A . M. G avigan & C. F. Klein, « The First Wave of Modern Clinical Education : The United States, Canada, and Australia », in F. S. Bloch (ed.), The Global Clinical Movement, OUP, 2011, p. 3. Trois facteurs se sont conjugués qui ont fait percevoir le besoin d’un changement dans l’éducation des juristes américains166D. A. Blaze, préc., p. 943-945. En premier lieu, ainsi qu’on l’a vu plus haut, l’essor des facultés de droit entraîna la disparition de l’apprentissage. Or, la méthode des cas, malgré ses qualités, était inapte à assurer le rôle formateur de l’apprentissage. De nombreux professeurs et avocats appelèrent de leurs voeux un changement du programme des law schools afin de combler ce vide. En second lieu, le mouvement qui se développa aux États-Unis en faveur de l’aide juridique gratuite aux indigents (« Legal Aid Movement »)167S. K. Huber, « Thou Shalt Not Ration Justice : A History and Bibliography of Legal Aid in America » 44 Geo. Wash. L. Rev. 754 (1975). eut une influence significative sur l’effort développé en faveur de l’enseignement clinique. La première association d’aide juridique gratuite fut établie à New York en 1876. S’appuyant largement sur le bénévolat de certains membres du barreau reconnaissant la nécessité d’étendre l’accès au droit aux classes défavorisées, le mouvement atteignit rapidement une ampleur nationale au début du vingtième siècle. Certains professeurs de droit, comme Henry Wigmore (Nortwestern University) ou John S. Bradaway (Duke University), perçurent rapidement la valeur ajoutée que représenterait le travail d’assistance juridique au curriculum des étudiants en droit en termes de connaissance de la pratique. Des cliniques ou dispensaires d’aide juridique virent ainsi le jour en association avec de nombreuses law schools, notamment Yale168L. G. Holland, « Invading the Ivory Tower : The History of Clinical Education at Yale Law School », 49 Journal of Legal Education 504 (1999)., Californie du Sud169J. S. Bradway, « The Beginning of the Legal Clinic of the University of Southern California », 2 Southern California Law Review 252 (1928)., Northwestern170T. F. Geraghty, « Legal Clinics and the Better Trained Lawyer (Redux) : A History of Clinical Education at Northwestern » 100 Northwestern University Law Review 231 (2006)., Cincinnati171G. H. Silverman, « The Legal Aid Society of Cincinnati », 3 University of Cincinnati Law Review 165 (1929)., Duke172J. S. Bradway, « The Legal Aid Clinic as an Educational Device », 7 American Law School Review 1153 (1930)., mais aussi à Harvard173T. E. Dudley, « The Harvard Legal Aid Bureau », 17 American Bar Association Journal 692 (1931). ou à l’université du Minnesota174J. S. Bradway, « The Nature of a Legal Aid Clinic », 3 Southern California Law Review 173, spéc. p. 174 (1930).. Ce nouvel outil pédagogique ne pouvait que satisfaire les aspirations de Jerome Frank qui lui aussi déplorait la disparition de l’apprentissage. À un niveau plus fondamental, le mouvement naissant en faveur de l’enseignement clinique se présentait comme le véhicule le plus apte à la mise en oeuvre de la thèse cardinale des Réalistes selon laquelle la compréhension du droit requiert l’appréhension de tous les acteurs et de toutes les forces interagissant pour produire le « système » juridique.
Frank proposait que le coeur de la law school fût le cabinet d’avocat175Sur les développents qui suivent, v. Courts on Trial, p. 231-246. L’étudiant apprendrait en étudiant et en faisant, la fausse dichotomie entre la théorie et la pratique serait éradiquée. Si ce système était adopté, « nous aurions non pas une école de droit, mais une école de juristes ». Rompant à nouveau avec Langdell, Frank considère qu’une école de droit ne devrait jamais recruter un enseignant qui ne connaît le droit que par les livres. Dans la faculté idéale de Jerome Frank, la majorité des enseignants détiendraient au minimum une expérience de cinq ans de la pratique du droit. Toutefois Frank n’éliminerait pas entièrement les « juristes livresques » des écoles de droit. Ils pourraient par exemple servir à enseigner l’art d’écrire des conclusions. Quoi qu’il en soit, ces professeurs ne régneraient plus sur la formation juridique américaine. Une seconde étape est nécessaire pour transformer les écoles de droit en école de juristes : dans la mesure où le « case system » langdellien ne constitue pas une authentique méthode des cas, Frank propose de réduire celle-ci à six mois. Au cours de ces six mois, l’étudiant serait exposé à l’histoire complète de quelques procès, de l’introduction de l’instance jusqu’à la décision finale. Ce serait un système de cas réel, au cours duquel l’étudiant apprendrait plus de droit qu’en passant trois ans à étudier des opinions de cours d’appel dans divers domaines juridiques, comme c’est le cas dans le curriculum hérité de Langdell. Dans les deux années et demie ainsi économisées, l’attention de l’étudiant pourrait se tourner vers le travail pratique des tribunaux. Seul le travail réel intéresse Frank. Il rejette la pratique des procès simulés ou des cours fictives (moot courts) avec vigueur : pourquoi « jouer à faire semblant » alors que les tribunaux sont accessibles aux étudiants ? Pour combattre le mythe de la cour supérieure, ces « écoles de droit de la bibliothèque » doivent se libérer de la tradition du casebook pour devenir des « écoles de juristes » (« lawyer schools »). Une science du droit réellement post-langdellienne, par contraste, ne se concentrerait pas sur l’interprétation et l’application des règles générales et des principes opérés par les cours d’appel, mais sur la façon dont les juridictions inférieures dégagent les faits (« fact-finding process ») dont dépend la décision de la juridiction supérieure. Il ne faudrait pas en déduire que Frank considérait que les faits sont plus déterminés que les règles. « Les faits de la juridiction du fond ne sont pas des “données”, ne sont pas quelque chose qui se “présente” ; ils n’attendent pas quelque part, tout faits, que le tribunal les découvre, les “trouve” ». Le scepticisme de Jerome Frank vis-à-vis des règles (« rule-skepticism ») s’accompagne d’un scepticisme vis-à-vis des faits (« fact-skepticism »). Ce scepticisme puise notamment ses racines dans sa croyance forte en la subjectivité et en la faillibilité du juge. Frank compare le juge dans sa salle d’audience au témoin qui y a relaté des faits :
« Strangely enough, it has been little observed that while the witness is in this sense a judge, the judge, in a like sense, is a witness. He is a witness of what is occurring in his court-room… If his final decision is based upon a hunch and that hunch is a function of the “facts”, then of course what, as a fallible witness of what went in his court room, he believes to be “the facts”, will often be of controlling importance. So that the judge innumerable unique traits, disposition and habits often get in their work in shaping his decisions not only in his determination of what he thinks fair or just with reference to a given set of facts, but in the very process by which he becomes convinced what those facts are »176J. Frank, Law and the Modern Mind, op. cit., p. 118-119. Le livre est paru en 1930. Nous nous référons, pour la pagination, à une réimpression de 1963, Anchor Books, Doubleday & Company, Inc. Jerome Frank développe ce thème dans Courts on Trial, op. cit., dans un chapitre intitulé « Facts are Guesses » (« les faits sont des conjectures ») : p. 14-36.
Néanmoins, les faits sont centraux dans la pensée réaliste. Dans la mesure où l’immense majorité des décisions de première instance ne font pas l’objet d’un appel, l’appréciation des faits en première instance détermine le résultat de la majorité des procès. Et même lorsqu’un appel est interjeté, les Cours d’appel tendent à accepter les faits tels qu’ils ont été appréciés par les tribunaux inférieurs. La raison en est simple : alors que le tribunal de première instance entend les dépositions orales des témoins et est ainsi apte à examiner le comportement de ceux-ci, la cour supérieure ne dispose que de procès-verbaux, ce qui la met dans une position où elle ne peut guère apprécier la portée des preuves avancées. Toujours en suivant la pensée de Frank, alors que le mythe juridique de base semble si bien enraciné dans la psyché des juristes qu’il est illusoire de vouloir le dissiper, le mythe des cours supérieures n’est pas irrémédiable. Puisque ce mythe a été créé dans les écoles de droit, il peut tout aussi bien y être détruit. Les écoles de droit de la tradition langdellienne sont des « écoles de droit de cour supérieure » (« upper-court law school ») engagées dans une forme d’ersatz d’enseignement (« ersatz teaching ») qui met l’accent sur les comptes rendus officiels des décisions des cours supérieures sans même considérer le contexte.
En somme, Frank considérait le droit comme un art et non comme une science. Or, l’art, quel qu’il soit, ne peut s’apprendre totalement dans les livres ; il doit s’acquérir sous la direction de quelqu’un qui en maîtrise les règles. C’est dire que Frank s’oppose à nouveau à Langdell sur les bienfaits de l’apprentissage. Frank regardait avec faveur le système d’apprentissage qui prévalut aux États-Unis avant l’expansion des facultés de droit tout en ayant bien conscience qu’il n’était pas souhaitable d’y revenir, mais qu’il fallait une combinaison de la méthode des cas, de l’apprentissage et de l’étude des sciences sociales. Préférant la clinique de droit à l’étude des cas, Jerome Frank n’approfondit pas trop les voies d’amélioration du case system.
Max Radin, un autre éminent réaliste, rejoint Frank à sa manière. En quelque sorte, écrit-il, le processus judiciaire est essentiellement post mortem : son objet est typiquement de reconstruire une expérience pour en faire la base d’une décision judiciaire. Or, cette expérience portée devant les tribunaux n’est qu’une expérience, à jamais disparue, qui ne peut être ressuscitée et ne peut que se conjecturer. À cela s’ajoute le fait que la futilité de la tentative de recomposer le passé est obscurcie par des règles de preuve grandement artificielles. Cette évocation de l’inhabilité du procès judiciaire à reproduire précisément les faits qui constituent son objet, ajoutée à l’impossibilité de réduire le droit à un système euclidien, conduit Max Radin à discuter de la place du compromis dans le processus juridique. En d’autres termes, l’auteur s’interroge sur la pertinence d’un système fondant la solution de problèmes juridiques sur des reconstructions approximatives du passé. Ne vaudrait-il pas mieux les appuyer sur l’anticipation de ce qui sera avantageux pour l’avenir ? L’auteur vante en conséquence les mérites de l’arbitrage, sous la forme de l’amiable composition177M. Radin, Law as Logic and Experience, Yale University Press, 1941, p. 46 et s., p. 65 et s.. Même si l’auteur ne l’écrit pas, cela revient à considérer que l’étude des cas s’apparente plus à la thanatologie qu’à l’étude du droit.
Une autre critique proche de celle de Max Radin consiste à faire remarquer que les cas étudiés ne sont pas représentatifs du droit, car seule une partie infime des litiges aboutit devant les tribunaux. Cette critique revêt une grande actualité : des recherches empiriques ont démontré que si des millions de litiges sont commencés devant les tribunaux locaux ou fédéraux chaque année, près de 90 % sont retirés des rôles à l’initiative des parties et font l’objet d’une transaction avant que le tribunal saisi n’ait eu l’occasion de se prononcer178V. par ex. « What percentage of Lawsuits Settle Before Trial ? What Are Some Statistics on Personal Injury Settlements ? », https://thelawdictionary.org/article/what-percentage-of-lawsuits-settle-before-trial-what-are-some-statistics-on-personal-injury-settlements/ ; G. K. Hadfield, « Where Have All the Trials Gone ? Settlements, Nontrial Adjudications, and Statistical Artifacts in the Changing Disposition of Federal Civil Cases », 1 Journal of Empirical Legal Studies 705 (2004) ; T. E isenb erg & C. L anvers, « What is the Settlement Rate and Why Should We Care ? » 6 Journal of Empirical Legal Studies 111 (2009).. Les décisions rendues peuvent faire l’objet d’un appel. Plusieurs centaines de milliers d’appels sont formés chaque année, mais à nouveau, une écrasante majorité d’entre eux disparaissent du rôle avant que la Cour n’ait statué. La cause de cette évaporation est encore une fois un taux élevé de transactions179T. Eisenb erg, « Appeal Rates and Outcomes in Tried and Nontried Cases : Further Exploration of Anti-Plaintiff Appellate Outcomes », 1 Journal of Empirical Legal Studies 659 (2004). Selon l’auteur, seuls 22, 7 % des jugements dont il a été fait appel font l’objet d’une décision définitive par une juridiction d’appel.. En ce qui concerne la Cour suprême des États-Unis, la réalité est encore plus saisissante. Sur les 7 000 requêtes environ qu’elle reçoit chaque année, celle-ci n’accepte d’en examiner qu’une centaine180V. le site officiel des Cours fédérales des États-Unis d’Amérique : http://www.uscourts.gov/about-federal-courts/educational-resources/about-educational-outreach/activity-resources/supreme-1
Voici donc la cocasserie soulignée régulièrement : les étudiants passent trois ans à étudier des décisions qui ne représentent que l’écume du droit. Puisque la plupart des personnes rationnelles transigent avant que leur litige ne soit appréhendé par la machine judiciaire, les étudiants sont formés par l’étude des produits de l’irrationalité ou du caprice des litigants. Les affaires qui ne font pas l’objet d’une transaction concernent soit des questions juridiques particulièrement épineuses soit peut-être, des parties qui agissent par perversité ou par dépit. Concentrer son étude sur de tels cas ne peut qu’offrir une vision totalement distordue de la réalité juridique181S. B. Press er, Law Professors : Three Centuries of Shaping American Law, West Academic Publishing, 2016, p. 70..
La critique de la méthode du cas revient sous la plume d’autres éminents Réalistes. Au début des années 1950, Thurman Arnold écrit qu’il ne connaît aucun système qui soit une plus grande perte de temps182« No more time-wasting system of studying law has ever been devised… Yet a blind faith in the case-by-case system still persists in the great majority of American law schools » : T. Arnold, Fair Fights and Foul : A Dissenting Lawyer’s Life, Harcourt, Brace & World, 1951, p. 263.. Karl Llewellyn, quelques décennies plus tôt, n’hésita pas à qualifier la méthode de « monologue pseudo-socratique »183K. Llewellyn, « On What is Wrong with So-Called Legal Education », 35 Columbia Law Review 651 (1935). Toutefois, Llewellyn reconnaissait des mérites à la méthode de Langdell. Ce dernier, écrit Llewellyn, « vit trois vérités profondes ». La première est que l’enseignement du droit, comme l’enseignement de tout art libéral, doit être techniquement solide, techniquement fiable, en un mot, artisanal. La seconde chose que vit Langdell est que l’histoire étudiée avec soin est une bonne route vers la connaissance. « La profondeur fait partie de l’essence et la dimension temporelle est la voie principale vers la profondeur ». En troisième lieu, Langdell déplaça l’accent qui fut à l’origine mis sur l’acquisition de connaissances pour le mettre sur le développement de la maîtrise de « l’analyse légale, du raisonnement juridique, de la controverse juridique et de la synthèse juridique »184K. Llewellyn, « The Study of Law as a Liberal Art » (1960), reproduit in Jurisprudence : Realism in Theory and Practice, p. 375, spéc. p. 377.. Toutefois, Llewellyn considérait que la pédagogie langdellienne n’allait pas assez loin. Llewellyn était certes d’accord avec Langdell pour mettre l’accent sur l’acquisition de la compétence technique. Simplement, le type de compétence technique que Langdell prônait – connaissance des règles de droit et habileté à dégager la doctrine des cas étudiés – n’était pas suffisant aux yeux de Llewellyn, pour qui un juriste, typiquement dans le contexte américain, un futur avocat, devait développer tout un ensemble de compétences, qui pour la plupart sont enseignables, et dont certaines le sont à l’université185Ce thème est développé par Llewellyn dans un document pédagogique inédit, Law in Our Society : A Horse Sense Theory of the Institution of Law (1950), en partie reproduit in W. Twining, Karl Llewellyn and the Realist Movement, 2e éd., Cambridge University Press, 2012, Annexe C, p. 553-572.. Llewellyn fut le président d’un comité qui publia en 1944 un rapport sur la place des compétences dans la formation juridique dans lequel il fut recommandé que les facultés de droit inculquent non seulement la méthode des cas, mais cherchent aussi à enseigner l’habileté à interpréter les lois, à plaider devant une cour d’appel, à rédiger, à conseiller un client, à prendre des décisions fondées sur une policy raisonnée186K. Llewellyn, « The Place of Skills in Legal. Education », 45 Columbia Law Review 345 (1945)..
Quoi qu’il en soit, comme Arnold le notait en 1951, la méthode avait fait preuve d’une grande résilience.
Paradoxalement, le mouvement réaliste semble largement responsable de la pérennité de cette méthode d’enseignement. En effet, la plupart des auteurs réalistes ne prônèrent pas l’abandon total de la méthode. Cela ne doit pas surprendre car, quelle que soit la virulence de certaines critiques, dont toutes n’émanent pas d’ailleurs de Réalistes déclarés ou reconnus comme tels, la méthode était généralement reconnue comme efficace et satisfaisante par la plupart des universitaires des premières décennies du vingtième siècle. Les Réalistes eux-mêmes ne manquaient pas de souligner que la méthode langdellienne présentait de nom breux avantages et avait constitué un progrès important par rapport à la méthode du cours magistral. De plus, la méthode du cas pouvait être utilisée efficacement pour développer l’esprit critique des étudiants vis-à-vis du classicisme juridique. Ainsi des Réalistes tels que Max Radin187M. Radin, « The Education of a Lawyer », 25 California Law Review 676 (1937). et Herman Oliphant188H. Oliphant, « A Return to Stare Decisis », 14 American Bar Association Journal 71, spéc. p. 107 avancent que la méthode du cas est un véhicule parfait pour mettre au jour les défauts de la prétendue science langdellienne. Plus précisément, les Réalistes étudiaient les opinions des juges pour mettre au jour avec leurs étudiants le caractère formaliste de leur raisonnement et pour amener ceux-ci à formuler des solutions adéquates basées sur des justifications tirées du contexte ou de la politique juridique
(policy)189R. W. Gordon, « The Geologic Strata of the Law School Curriculum », 60 Vanderbilt Law Review 339 (2007), spéc. p. 342.. Cet usage des cas perdure dans les facultés contemporaines190Gordon, op. et loc. cit..
III. Le casebook comme parangon de la littérature juridique
La centralité du casebook dans le classicisme juridique en matière de formation puise elle aussi ses racines dans les conceptions de Christopher C. Langdell et de ses élèves (A). La critique réaliste est venue améliorer le modèle sans le détrôner (B). Pour mieux mesurer l’influence du Réalisme juridique américain sur la conception des casebooks contemporains, nous analyserons en détail quelques produits typiques de la littérature réaliste (C).
A. Le modèle classique
En troisième lieu, le case est encore central dans la littérature juridique. Le corollaire de la méthode du cas est en effet le casebook ou « livre de cas », ouvrage qui reproduit au minimum191Nous écrivons « au minimum », car, comme nous le verrons en détail plus loin, une des conséquences du Réalisme juridique américain a été l’introduction d’un matériau extra-juridique plus ou moins riche dans les casebooks. un certain nombre de décisions touchant à une branche du droit. Le texte des arrêts fait généralement l’objet d’un travail d’édition qui consiste à en retirer les passages considérés par l’auteur du casebook comme étrangers au problème illustré, comme par exemple des questions de pure procédure ou une question de droit connexe, mais sans rapport avec le thème du casebook. L’objet de ce travail de remodelage est de rendre l’accès au cas plus aisé pour l’étudiant. Généralement aussi, le casebook ordonne les arrêts de manière à ce que l’étudiant puisse mesurer l’évolution de la jurisprudence sur telle ou telle question de droit. Le casebook est le support indispensable de l’enseignant comme de ses étudiants utilisant la case method. Oliver Wendell Holmes voyait avec faveur le casebook, une invention de Langdell améliorée par ses disciples :
« […] there have been substituted for text-books more and more, so far as practicable, so books of cases which were received at first, by many with a somewhat contemptuous smile and pitying contrast of the good old days, but, which now, after fifteen years, bid fair to revolutionize the teaching bothof this country and of England »192O W. Holmes Jr., « The Use and Meaning of Law Schools, and Their Methods of Instruction (Oration Before the Harvard Law School Association, at Cambridge, November 5, 1886, on the 250th Anniversary of Harvard University) », 20 The American Law Review 919 (1886), spéc. p. 922..
En passant du cours magistral à la méthode des cas et du traité au casebook, la formation du juriste américain s’est radicalement transformée de l’étude passive de principes juridiques qui pouvaient être trouvés dans les traités à une étude active, « socratique », au sujet des significations possibles de décisions judiciaires.
Aujourd’hui, le casebook est roi dans la littérature juridique américaine ; les traités sont tombés en disgrâce sous la conjonction de plusieurs causes : la généralisation de la méthode socratique et la disparition quasi totale des cours magistraux des facultés de droit américaines, la prolifération des revues juridiques qui absorbent l’essentiel de l’énergie créatrice des auteurs193D’une poignée au xixe siècle, les revues juridiques étaient environ 70 dans les années 1950. Elles sont aujourd’hui plus de 400 : v. L. M. Friedman, A History of American Law, 3e éd., Touchstone, 2005, p. 545. et l’influence du mouvement réaliste qui refuse de s’arrêter au droit dans les livres pour préférer le droit en action194A. W. B. Simpson, « The Rise and Fall of the Legal Treatise : Legal Principles and the Forms of Legal Literature », 48 The University of Chicago Law Review 632 (1981), spéc. p. 677-679..
B. La critique réaliste
C’est Karl Llewellyn qui a livré les réflexions les plus élaborées sur la méthode du case system et notamment sur la façon d’améliorer les casebooks. C’est dans un article intitulé « A Modern Law School » que Llewellyn développe une méthode assez détaillée qui s’inscrit dans une réflexion globale des enseignants de l’école de droit de Columbia195K. N. Llewellyn, « A Modern Law School », 22 Columbia University Quarterly 316 (1930).. Llewellyn note, comme Jerome Frank, que les faits sont vitaux si l’on veut savoir ce que les tribunaux font vraiment lorsqu’ils énoncent des principes juridiques. Il ne faut donc plus sélectionner les cas seulement pour les principes qu’ils énoncent, mais aussi pour les faits qu’ils contiennent196Ibid., p. 320. Il convient aussi de cesser de se comporter comme si le droit américain était encore un droit purement prétorien. Les casebooks doivent contenir les lois pertinentes et les étudiants doivent apprendre à lire, comprendre et interpréter les lois, car la méthode est différente de celle de l’analyse des arrêts197Ibid., p. 321. Llewellyn estime qu’une meilleure connaissance du droit doit passer aussi par des chiffres et des statistiques pour connaître par exemple quels sont les types de disposition que prend une personne pour régler son héritage, pour connaître la pratique des assureurs ou des commerçants. En bref, un bon casebook devrait inclure tous les matériaux propres à faire toucher du doigt ce que les tribunaux font vraiment, la vraie vie du droit et pas un droit de laboratoire : « To sum up : the case-book we have still, as the basis of concrete inductive training – training by discussion – but fertilized by all the relevant material we can get about the impact of each particular aspect of law upon the particular men whom it affects »198Ibid., p. 325. On notera que pour Llewellyn un bon casebook est aussi un outil précieux pour le praticien199K. N. Lllewellyn, « Case-books as Office Tools », 19 American Bar Association Journal 295 (1933).. Il s’agit d’un retour à la tradition pré-langdellienne où un ouvrage comme celui de Ames était une source de documentation indispensable pour l’avocat200Ibid., p. 296.
C. L’influence du Réalisme juridique américain sur la conception des casebooks
La critique réaliste a eu une influence déterminante et durable sur la conception des casebooks201K. E. Klare, « Contracts Jurisprudence and the First-Year Casebook », 54 New York University Law Review 876 (1979).. Nous l’illustrerons par l’analyse du contenu de quelques-uns d’entre eux.
1. Le Cases and Materials on the Law of Sales (1931) de Karl Llewellyn
Le Cases and Materials on the Law of Sales202Callaghan and Company, 1930 de Karl Llewellyn peut certainement être considéré comme le premier produit majeur du mouvement réaliste203W. Twining, « Two Works of Karl Llewellyn », 30 The Modern Law Review 514 (1967), spéc. p. 517. Plus que de nombreux écrits théoriques ou programmatiques, cet ouvrage offre un moyen efficace de comprendre le Réalisme juridique. Le casebook de Llewellyn est le fruit de son enseignement de la matière et de son intérêt pour la pédagogie. La trame de son casebook était prête avant la publication des trois écrits qui portèrent le Réalisme juridique américain sous le feu des projecteurs, « A realistic Jurisprudence – The Next Step »20430 Columbia Law Review 431 (1930)., The Bramble Bush205Cf. supra, note 98 et « Some Realism about Realism »20644 Harvard Law Review 1222 (1921).. Il est intéressant de noter que tous ces travaux ont été précédés par une série de comptes rendus de casebooks dans lesquels Llewellyn exposait ses idées sur ce qui constituait selon lui le matériau approprié à l’étude du droit. C’est dans le dernier compte rendu de la série que l’on peut voir la première expression élaborée d’une position réaliste. L’article montre clairement le lien entre les préoccupations pédagogiques de Llewellyn et sa pensée méthodologique. Cette réflexion sur le casebook idéal est encore approfondie dans l’introduction à son casebook, une trentaine de pages dans lesquelles il développe « le but et la méthode du livre et la base théorique sur laquelle il repose ». Selon un auteur, cette préface éclipse celle que Christopher Langdell avait écrite pour son fameux casebook sur le droit des contrats207W. Twining, préc. note 203, p. 518. Toujours selon cet auteur, cette « conscience de soi » est particulièrement caractéristique de l’approche de Llewellyn208Ibid..
Pour ce qui est de la méthode, on relèvera que Llewellyn consacra presque autant de réflexion à l’organisation de son livre, au choix des sources et à leur présentation, et même à la rédaction d’un index très élaboré, qu’à la substance de celui-ci, le droit de la vente. Malheureusement, le soin extrême que Llewellyn consacra à l’élaboration de son casebook contribua à son échec partiel, en ce sens que l’ouvrage ne fut pas un outil pédagogique utilisable par les enseignants des facultés de droit. Le résultat fut en effet une somme de près de 1 100 pages, contenant de nombreux passages imprimés en petit caractère et beaucoup de résumés d’arrêts afin de gagner de la place. L’ouvrage, d’une profonde originalité et d’une grande richesse, intimida certainement les étudiants autant que les enseignants, habitués à l’approche traditionnelle. Llewellyn utilisa bien sûr l’ouvrage dans ses propres séminaires ; le succès fut évident avec les bons étudiants. Certains collègues l’utilisèrent aussi, mais la plupart trouvèrent l’ouvrage trop difficile pour être « infligé » aux étudiants. Celui-ci demeura une source utilisée par les collègues pour préparer leurs cours. L’ouvrage ne fut en conséquence pas un succès commercial. Il n’y eut jamais de seconde édition.
Même si l’ouvrage de Llewellyn ne fut pas très utilisé pour l’enseignement, celui-ci servit de modèle à de nombreux collègues. En effet, il est généralement reconnu comme un ouvrage ayant fait date dans l’histoire du casebook américain. Il fut le premier d’une série de travaux se démarquant du modèle langdellien. Le travail de Llewellyn s’inscrit dans un contexte d’intense réflexion, d’aspiration à la réforme et de rénovation de la pédagogie au sein de la faculté de droit de Columbia. Entre 1930 et 1933, les membres de cette faculté publièrent quatorze casebooks destinés à leurs étudiants, manifestant une nouvelle approche dans la sélection et l’organisation des sources. D’autres suivirent qui ne furent pas tous publiés. Ainsi le travail de Llewellyn ne fut pas isolé et certaines des idées nouvelles de son livre furent partagées avec nombre de ses collègues. Dans son introduction, il mentionne spécialement Underhill Moore, Herman Oliphant et Walter Wheeler Cook avec qui il a eu de nombreuses discussions fructueuses. Si donc l’ouvrage de Llewellyn ne fut pas le seul à se démarquer de l’orthodoxie langdellienne, il fut le premier, certainement le mieux pensé et le plus original. C’est à juste titre qu’il reste le plus connu et qu’il influença notablement les publications subséquentes.
Il convient maintenant d’exposer plus précisément en quoi le livre de Llewellyn diffère des casebooks traditionnels. Les apports de la méthode de Llewellyn concernent trois aspects : la nature et l’utilisation de sources, l’organisation et la classification des questions et les objectifs pédagogiques.
a. La nature et l’utilisation des sources
Rappelons que le casebook de la tradition langdellienne consistait peu ou prou en une collection de jugements. Le livre de Llewellyn contient des « matériaux » variés : non seulement des textes analysant le droit et permettant d’appréhender son développement historique, mais aussi des considérations économiques, des développements sur la pratique des affaires et plus généralement sur les facteurs affectant le comportement et les attentes des acteurs du marché. Cet usage extensif de matériaux « extra-juridiques » constitue un des aspects révolutionnaires du travail de Llewellyn. Il offre de nombreux enseignements des sciences sociales mis à la portée des étudiants en droit. Même l’usage des cas fait par Llewellyn se démarque de la tradition à plusieurs égards. En premier lieu, la majorité des décisions de justice consiste en un résumé des faits et une explication de la solution retenue, le raisonnement de la cour étant quant à lui totalement passé à la trappe. La méthode repose sur deux idées empruntées à Corbin et à Cook. La première idée est qu’il faut attacher une importance au moins aussi grande à ce que les juges font (leur décision basée sur les faits tels que les juges les appréhendent) qu’à ce qu’ils disent pour justifier la solution qu’ils retiennent. La seconde idée est que les faits du cas ont une portée qui va au-delà de celle qui est la leur en tant qu’élément d’un précédent : ils sont les illustrations concrètes de la pratique des affaires et constituent ainsi un excellent matériau brut qui peut être soumis à des étudiants ; le problème ainsi présenté sera plus proche de la « vraie vie » que les cas hypothétiques imaginés par des enseignants à la formation purement académique. Ainsi, la sélection des cas opérée par Llewellyn n’était pas seulement guidée par l’intérêt des cas en termes de précédent. Llewellyn favorisa aussi les cas récents : de son point de vue, les éléments factuels de ces affaires étaient plus révélateurs des questions typiques se présentant devant les tribunaux que ne l’étaient les vieux arrêts traitant de ventes de chevaux et de grains. Alors que Langdell et ses épigones utilisaient les cas essentiellement comme des exemples de principes relativement stables, l’attention portée par Karl Llewellyn aux cas récents reflète son intérêt soutenu pour les problèmes contemporains. Cependant, l’insistance sur les cas récents n’impliquait pas une négligence de la profondeur historique. Au contraire, l’un des traits remarquables de ce casebook est l’analyse du développement du droit de la vente, et particulièrement l’évolution d’un droit de la vente favorable au vendeur (« caveat emptor ») à un droit protecteur de l’acheteur ; Llewellyn montre aussi l’évolution du concept de garantie en termes d’une interaction entre le droit et les changements économiques et sociaux209V. l’introduction à cette analyse, Cases and Materials on Sales, p. 204..
α. Classifications et concepts
Lors des discussions qui eurent lieu concernant le cursus des étudiants, une grande attention fut portée à la meilleure manière de découper et classer les matières à étudier. Un consensus assez large s’est formé sur l’inadéquation des taxinomies traditionnelles telles que « Contracts », « Torts », « Equity », « Real Property », etc., en ce qu’elles ne reflètent pas la vie sociale ; un nouvel ensemble de catégories « fonctionnelles »210Sur le « fonctionnalisme » des Réalistes, v. not. L. Kalman, Legal Realism at Yale 1927-1960, University of North Carolina Press, 1986, p. 3-44 ; W. De Been, Legal Realism Regained – Saving Realism from Critical Acclaim, Stanford University Press, 2008, p. 89-94, passim était nécessaire pour classer le droit en termes de situations sociales et de problèmes significatifs. Par exemple, des notions telles que « délit » (tort) ou « négligence » (« negligence ») mettent dans une même catégorie un large spectre de situations socialement disparates ; en même temps, la question de l’assurance des risques est souvent totalement ignorée lors du traitement de la responsabilité délictuelle, l’« assurance » étant une branche du droit séparée. De ce point de vue, le concept de « risque » est plus « fonctionnel » que le concept de « délit » ou d’« assurance ». Le rapport sur les discussions ayant eu lieu au sein de la faculté de Columbia recommanda la division de la matière juridique en « trois larges champs fonctionnels » : relations d’affaires, relations familiales et relations communautaires. Le comité en charge des relations d’affaires, et dont Karl Llewellyn était un membre, recommanda de diviser la matière en plusieurs domaines : marketing, organisations commerciales, finance et crédit, relations de travail, auxquels s’ajouterait aussi répartition des risques ou production. Cependant, dans son casebook, Llewellyn ne s’éloigne pas radicalement des conceptions traditionnelles. La plupart des chapitres reposent sur des concepts juridiques classiques. Les titres des chapitres s’éloignent de manière significative, mais non révolutionnaire, des titres utilisés par les ouvrages traditionnels. Ainsi en est-il des sous-titres. Cependant, beaucoup s’accordèrent pour dire que Llewellyn ne parvint pas à remplacer les catégories traditionnelles par des catégories alternatives simples et convaincantes. L’ensemble donne une impression de désordre.
Llewellyn s’écartait de la tradition à d’autres égards. Au lieu de se concentrer sur la vente de biens présents à l’instar des ouvrages traditionnels, Llewellyn axa son livre sur la vente de biens futurs, au motif que cette dernière est bien plus importante en pratique pour les juristes et plus représentative des contrats d’affaires dans une économie de crédit. De plus, au lieu de commencer son livre par la traditionnelle introduction historique ou par l’exposé de la distinction entre le contrat de vente et les contrats voisins, Llewellyn plonge immédiatement l’étudiant dans l’économie des contrats d’affaires. Les premiers mots du premier chapitre donnent le ton en se concentrant sur le caractère central du prix dans les contrats de vente : « Price is the heart of the sales contract ; and peculiarly so in sales to a dealer. Ours is a money economy, a price system ; business centers on profit ; profit centers on price »211P. 1..
β. Les objectifs pédagogiques
Il ne s’agit pas d’écrire ou de penser que la littérature du casebook avait été figée depuis la parution de celui de Christopher Langdell en 1871. Certains auteurs avaient expérimenté quelques changements quant au matériau inclus dans les casebooks. Les aspects originaux du livre de Llewellyn n’étaient pas tous absolument nouveaux. Mais dans l’ensemble, jusqu’en 1930, les casebooks suivaient un modèle standard. Autant d’aspects de ce modèle n’avaient jamais été remis en cause en un seul volume. À l’origine des différences entre le casebook de Llewellyn et celui de Langdell se trouve une différence d’objectifs. Chacun considérait que les ressources incluses dans les livres devaient servir un but différent. Certes, l’un comme l’autre considéraient que la formation des juristes devait avoir avant tout une visée professionnelle, former un bon juriste. Mais les deux hommes ne s’accordaient pas sur ce qu’il est. Comme on l’a vu plus haut, Langdell avait en tête un modèle « scientifique » plus ou moins calqué sur les universités germaniques. Le bon juriste devait connaître un certain nombre de règles et de doctrines. Langdell ne faisait pas de distinction entre les différentes fonctions du juriste américain : le conseil, l’avocat, le juge, le législateur. À l’inverse, le casebook de Llewellyn met en relief les différences entre ces quatre fonctions ; son casebook s’adresse essentiellement aux futurs praticiens du secteur privé que sont la plupart de ses étudiants, comme il le fait dans l’introduction de son livre majeur, The Bramble Bush. Le futur juge et le futur législateur ne sont pas ignorés, mais ils ne sont pas au centre de son intérêt. Llewellyn fait fructifier dans son livre son expérience de juriste à la National City Bank212W. Twining, « Two Works of Karl Llewellyn », préc., p. 527.Le casebook annonce la réflexion de Llewellyn sur les compétences que doivent acquérir les étudiants pendant leur formation pour devenir de bons praticiens213K. Llewellyn, « The Place of Skills in Legal Education », 75 Columbia Law Review 345 (1945) ; sur ce thème, v. W. Twining, « The Idea of Juristic Method : A Tribute to Karl Llewellyn », 48 University of Miami Law Review 119 (1993), spéc. p. 142-147, ce qui ne voulait pas seulement dire dans l’esprit de Llewellyn de bons techniciens. Le bon juriste doit comprendre la société et lui apporter sa contribution. C’est pourquoi Llewellyn refusait de distinguer entre l’aspect « libéral » (au sens des arts libéraux) et l’aspect « professionnel » de l’étude du droit214K. Llewellyn, « The Study of Law as a Liberal Art », in Jurisprudence : Realism in Theory and Practice, University of Chicago Press, 1962, p. 375. Sur ce thème et dans la veine de la pensée réaliste, v. aussi l’article remarquable de S. Mentschikoff et I. P. Stotzky, « Law – The Last of the Universal Disciplines », 54 Cincinnati Law Review 695 (1986)..
b. Leon Green, Herbert Wechsler et autres.
Leon Green fait assurément partie du mouvement réaliste et sa contribution au droit de la responsabilité délictuelle américain (« torts ») est immense215D. W. Robertson, « The Legal Philosophy of Leon Green », 56 Texas Law Review 393 (1978) ; G. Edward White, Tort Law in America : An Intellectual History, OUP, 1985, p. 75 et s.. Parmi ses travaux aussi abondants que riches, son casebook, The Judicial Process in Tort Cases216West Publishing, 1931., a marqué l’histoire du droit américain. Son objet était d’illustrer son approche révisionniste sur des sujets aussi centraux que la causalité ou la négligence. Son casebook se fonda sur le rejet de la légitimité de la classification tripartite retenue par les ouvrages classiques. Green choisit une approche fonctionnelle guidée par les intérêts affectés. Il voulait montrer par là que les protagonistes du cas, l’atmosphère de celui-ci et les intérêts en jeu déterminaient le résultat du litige, sans égard pour les principes ou règles de droit. Green commençait par noter qu’il n’avait pas l’intention de mettre l’accent sur « l’intégrité doctrinale » mais sur « les procédés que les cours emploient » pour décider d’affaires de responsabilité délictuelle. Ainsi pour Green les notions clés ne sont plus la « négligence » ou la « faute contributive », mais « trafic automobile », « fabricants et distributeurs », « transport de passagers », « plagiat » et autres catégories fonctionnelles. Green influença ses collègues. Plusieurs autres casebooks en droit de la responsabilité délictuelle adoptèrent une approche comparable à la sienne.
Herbert Wechsler, de la faculté de droit de Columbia, révolutionna l’enseignement du droit pénal en rompant avec le casebook de Joseph H. Beale, élève et continuateur de la méthode langdellienne217H. Wechsler & J. Michael, Criminal Law and Its Administration : Cases, Statutes and Commentaries, Foundation Press, 1940. Sur la révolution engendrée par cette somme de 1410 pages : A. Walker, « The Anti-Case Method : Herbert Wechsler and the Political History of the Criminal Law Course », 7 Ohio State Journal of Criminal Law 216 (2009).. Là où Beale fournissait jusqu’à neuf cas sans aucun commentaire ni note pour illustrer un concept de droit pénal, Wechsler se contentait de deux. Mais surtout, son casebook contenait un riche assortiment de matériaux « extra-juridiques » issu des sciences sociales218Pour L. Kalman, op. cit., supra note 8, p. 90, le casebook de Wechsler et Michael fut le premier qui intégra le droit aux sciences sociales avec succès. Le but de l’ouvrage n’était pas de former des praticiens du droit pénal, mais des étudiants conscients des enjeux sociétaux, économiques et philosophiques du droit pénal. Il convenait d’abandonner la case method de Langdell et son apolitisme, qui, selon Wechsler et Michael, étaient à l’origine de l’hostilité catégorique de la Cour suprême vis-à-vis du New Deal. Leur ouvrage visait clairement à soutenir le progressisme de l’ère Roosevelt219Sur les différents aspects de la relation entre le New Deal et le Réalisme juridique américain, v. S. Zschirnt, Legal Intellectual Movements in Political Time : Reconstructive Leadership and Transformations of Legal Thought and Discourse, LFB Scholarly, 2015, p. 71-108 ; M. J. Curtis, « Realism Revisited : Reaffirming the Centrality of the New Deal in Realist Jurisprudence », 27 Yale Journal of Law & the Humanities 157 (2015)..
BILAN ET PERSPECTIVES: QUE RESTE-T-IL DE LA RÉVOLUTION DES CASEBOOKS?
L’extension de la matière du casebook répond parfaitement au dessein premier du Réalisme qui est de regarder au-delà de la décision judiciaire. Le champ de vision de l’étudiant s’élargit et acquiert par là une compréhension plus riche du processus judiciaire. Il perçoit de manière plus fine la variété et la complexité des éléments qui déterminent la décision judiciaire. Le matériau additionnel révèle la mesure dans laquelle le résultat du procès est le résultat de choix stratégiques ou rhétoriques de l’avocat autant que – ou peut-être même plutôt que – d’une analyse « purement » juridique. Soulever le rideau pseudo-syllogistique du théâtre judiciaire pour contempler les complexes interactions humaines qui mènent au jugement est certainement perturbant pour l’enseignant comme pour l’étudiant, mais est salutaire. Ils perçoivent alors le caractère indéterminé du droit et se débarrassent petit à petit de l’illusion du caractère mécanique de la subsomption. En cela le « Cases and Materials » permet de faire toucher à l’étudiant la pertinence de la thèse essentielle du Réalisme juridique américain. Cet outil pédagogique lui permettra aussi d’apprendre à maîtriser l’incertitude inhérente au droit. L’étudiant est ainsi mieux préparé à la pratique du droit.
Pour Brainerd Currie, qui écrit au début des années 1950, rien n’aurait vraiment changé :
« The main stream of legal education flows on much as before. The typical casebook, although its banner now reads “Cases and Materials”, is essentially like its predecessors. There are still courses in Contracts, Torts, Property, and Trusts, retaining their old names and shapes ; and even in those courts which have been revamped and renamed the appellate decision is the focus of study still. Law and the social sciences remain unintegrated »220B. Currie, « The Materials of Legal Study », 3 Journal of Legal Education 331 (1951), spéc. p. 337.
Pour d’autres au contraire, la critique et la pratique réalistes auraient définitivement changé la physionomie des casebooks221Pour L. Kalman, op. cit., p. 97, mais v. la note 116 ; P. Cooper Davis, « Casebooks, Learning Theory, and the Need To Manage Uncertainty », in E. Rubin (ed.), Legal Education in the Digital Age, Cambridge University Press, 2012, p. 230, spéc. p. 235 et s. Seule une étude empirique sur un ensemble de casebooks actuellement sur le marché pourrait donner une réponse, mais nous n’avons pas été en mesure de la conduire. La présentation des casebooks que fait un des livres de référence dont l’objet est de préparer au mieux les étudiants à tous les chausse-trappes de la case method peut nous livrer quelques précieux renseignements sur leur contenu typique222P. Bergman, P. G oodman et T. Holm, Cracking the Case Method – Legal Analysis for Law School Success, 2e éd., West Academic Publishing, 2017, p. 81 et s.. D’après ces auteurs, les casebooks restent essentiellement composés d’arrêts de cours d’appel. Le mythe dénoncé par Jerome Frank est donc encore bien vivace. Les auteurs des casebooks continuent à éditer les décisions pour gagner de la place ou n’en conserver que ce qui leur semble intéressant. Le casebook type semble majoritairement construit autour de concepts « classiques » ou « formalistes » et non pas fonctionnels223Frederick Schauer note aussi que plus personne ne construit son casebook sur le modèle fonctionnel de Leon Green : v. son introduction à W. Twining, Karl Llewellyn and the Realist Movement, 2e éd., Cambridge University Press, 2012, p. xvi, n. 26. Un autre point demeure : les cas sélectionnés émanent de plusieurs États américains. Ils sont choisis pour leur intérêt intellectuel et non pas parce qu’ils représentent le droit positif de tel ou tel État. Le reproche selon lequel un casebook est le reflet d’un droit fictif peut donc être encore aujourd’hui formulé. Mais on rappellera que le but de la méthode n’est pas tant d’apprendre à un étudiant le droit en vigueur de tel ou tel état que de lui apprendre « à penser en juriste ». Les compilateurs de casebooks n’intègrent pas que des opinions bien écrites au raisonnement impeccable ou dont l’auteur est fameux pour son style, tels que Holmes, Cardozo ou Posner ; ils n’hésitent pas à inclure des décisions de piètre qualité pour stimuler l’esprit critique des étudiants224Pour un exemple dans un casebook de droit pénal, v. A. H. Loewy, « Why I Autored a Criminal Law Casebook », 10 Ohio State Journal of Criminal Law 661 (2013).. Les casebooks ne sont pas une simple collection de cas ordonnés logiquement comme le furent ceux de Langdell et de ses disciples immédiats. Les auteurs assortissent les cas de notes et de questions pour orienter les étudiants. Les casebooks modernes incluent aussi des « autorités secondaires ». Dans la terminologie juridique américaine, cela inclut des extraits de traités, d’encyclopédies, d’articles de doctrine, de « restatements » et même de dictionnaires juridiques. Ceci constitue certainement un héritage de la critique réaliste et particulièrement du casebook de Karl N. Llewellyn. On remarquera que les auteurs d’un ouvrage standard à destination des étudiants de première année répondent à la critique de Jerome Frank225Cf. ouvrage préc., supra n. 222. Sans toutefois le nommer ! Les auteurs se contentent d’écrire « Some critics » (ibid., p. 90). L’enfant terrible du Réalisme juridique américain serait-il devenu « celui dont on ne prononce pas le nom » ? selon laquelle les décisions étudiées ne seraient que des « cadavres »226V. supra.. Pour ces fervents partisans de la case method la critique est injuste, car si les affaires étudiées appartiennent au passé, les arguments développés dans les opinions appartiennent au futur, car l’étudiant pourra les réutiliser à l’avenir, au cours de ses examens et dans sa vie professionnelle. Pour le polymathe Richard Posner, un allégement des casebooks serait le bienvenu, car ils sont trop volumineux. Ils contiennent trop de matériaux « extra-juridiques ». Les auteurs devraient se contenter des arrêts les plus importants afin de permettre une réelle spécialisation des étudiants. Le matériau contextuel et « interstitiel » peut aisément être trouvé en ligne227R. A. PosnSNer, « What Books on Law Should Be », 112 Michigan Law Review 859 (2014), spéc. p. 864-865 ; v. aussi sur les perspectives qu’ouvre l’édition électronique, J. Palfrey, « Smarter Law School Casebooks », in E. Rubin (ed.), Legal Education in the Digital Age, Cambridge University Press, 2012, p. 106.. Des suggestions sont faites régulièrement pour améliorer les casebooks228C. L. Choms ky, « Casebooks and the Future of Contracts Pedagogy », 66 Hastings Law Journal 879 (2015) ; S. M. Johns on, « The Course Source : The Casebook Evolved », 44 Capital University Law Review 591 (2016)..
Alors que les étudiants français se voient toujours infligés des cours magistraux pré-langdelliens229Olivier Moréteau se demande pourquoi « la dictée » est restée l’institution centrale de la « pédagogie » facultaire : Le juriste français entre ethnocentrisme et mondialisation, Dalloz, 2014, p. 66-67. Plus radicalement : P. Legrand, « Notes inspirées par une gêne persistante à l’égard de la fascination exercée par l’habitude, l’autorité, la loi et l’État dans les facultés de droit françaises », Revue trimestrielle de droit civil 1998, p. 285 : « Victimes d’une sublimation intégrale du pittoresque, les étudiants français, dans cette fin du xxe siècle, continuent pourtant à se nourrir de ce que leurs confrères américains ou anglais regarderaient comme les miettes de leur table. Alors qu’ailleurs on s’est affranchi de la monomanie du ressassement des lois et arrêts, on continue ici de limiter l’horizon des facultés perceptives à un formalisme crépusculaire sur le mode magister dixit. Véhicule antédiluvien, jamais révisé dans son ensemble, rafistolé au fil des ans de bric et de broc, le cours ex cathedra à la française est une capitulation quasi inconditionnelle au poids du temps, à l’effet d’accumulation, au tragique saturnien qui se dégage de la vénération séculaire. On peut trouver le jugement pauvre. Mais il est beaucoup plus navrant encore de constater l’étonnement de candidats au diplôme d’études approfondies auxquels je demande de m’écrire une opinion personnelle et qui me répondent d’emblée qu’en cinq ans d’études de droit leurs professeurs ne se sont jamais attardés à ce qu’ils pouvaient bien penser et qu’en tout état de cause la déférence et le conformisme qui, paraît-il, siéent au juriste ne les eussent guère autorisés à s’élever ouvertement à l’encontre de telle décision de la Cour suprême ou de telle opinion de la doctrine dominante »., des cas pratiques qui n’en sont pas, que l’on voudrait leur faire accroire qu’il n’y a point de salut hors le « syllogisme juridique »230F. Rouvière, « Apologie de la casuistique juridique », Recueil Dalloz 2017, p. 118 : « Le pire est que, par négligence ou par habitude, le syllogisme est encore prêché de façon consciencieuse aux étudiants pour résoudre de façon parfaitement artificielle des cas qui n’ont de pratique que le nom. Il ne sert plus aujourd’hui que de cache-misère lorsque le juriste est sommé de rendre compte de la réalité de son raisonnement », qu’on leur propose des « Grands arrêts » qui se livrent à l’« esthétique de la grille »231Nous empruntons cette expression à Pierre Schlag : « L’esthétique du droit – Expérience américaine », Jurisprudence – Revue critique, 2014-2015, p. 7, spéc. p. 11 et s, on se prend à rêver que le temps est proche où les facultés de droit françaises rencontreront enfin le Réalisme232C. Jamin, « Le rendez-vous manqué des civilistes français avec le réalisme juridique. Un exercice de lecture comparée », Droits, Revue française de théorie, de philosophie et de cultures juridiques, 2011, p. 137. pour sortir du paradigme kantien233A l’heure actuelle, la Faculté de droit française correspond à la peinture d’Emmanuel Kant (Le conflit des facultés et autres textes sur la révolution, Payot, 2015, p. 62-63). Celle-ci date de 1798, elle semble pourtant avoir été écrite hier, et même ce matin : « Le juriste connaisseur des textes cherche les lois garantissant le mien et le tien (lorsqu’il procède, comme il se doit, en tant que fonctionnaire du gouvernement) non pas dans la raison, mais dans le Code des lois publiquement donné et ratifié au plus haut lieu de l’Etat. On ne peut en toute équité exiger de lui la démonstration de la vérité des lois et de leur conformité au droit, ni non plus les objections faites à leur encontre par la raison. Car les décrets font en premier lieu que quelque chose est de droit : quant à rechercher en outre si les décrets eux-mêmes peuvent n’être pas de droit, c’est là une question que les juristes ne peuvent que rejeter comme vraiment absurde. Ce serait ridicule de vouloir désobéir à une volonté extérieure et suprême parce que celle-ci est prétendument en désaccord avec la raison. Car le prestige du gouvernement consiste précisément à ne pas laisser aux sujets la liberté de juger du droit et du non-droit d’après leurs propres concepts, mais d’en juger d’après les prescriptions du pouvoir législatif »..