L’émergence d’une culture judiciaire européenne ?
Yann AGUILA
Conseiller d’État
Directeur de la Mission de recherche Droit et Justice
Texte
C’est toujours un plaisir pour le directeur de la Mission de recherche Droit et Justice de participer à un colloque de restitution d’une recherche qui a fait l’objet d’un soutien du GIP. Au départ, il y a un thème qui attire l’attention du conseil scientifique – ici, la question de l’émergence d’une culture judiciaire européenne. Puis, s’ensuit un appel à projets, et la sélection d’une ou plusieurs équipes de recherche. Enfin, un ou deux ans après, vient le temps de restitution, le temps de la récolte. Gageons que cette dernière sera fructueuse, tant la qualité des équipes de la faculté d’Aix-en-Provence est reconnue.
Assiste-t-on aujourd’hui à l’émergence d’une culture judiciaire européenne ? Ce sont vos travaux qui permettront de répondre à cette question. Sans anticiper, je voudrais simplement esquisser ici quelques pistes.
La réponse ne va pas de soi. Car on vient de loin : il y a initialement de grands écarts entre les différentes conceptions qu’on peut se faire en Europe du rôle du juge. Aux antipodes, et d’une façon schématique, on trouve :
– d’un côté, le système français : un juge fonctionnarisé, recruté par concours, soumis au système de la carrière, relevant d’une simple « autorité » judiciaire, dont le rôle est parfois réduit à celui d’une « bouche de la loi », pour reprendre la formule de Montesquieu, qui utilise un mode de raisonnement abstrait, reposant sur le fameux « syllogisme judiciaire », et qui rend des décisions collégiales, anonymes et impersonnelles ;
– de l’autre côté, la tradition de la common law : des juges peu nombreux, recrutés parmi les anciens avocats, dont la fonction normative est officiellement reconnue et admise comme légitime, et qui rendent des décisions souvent personnalisées, rédigées à la première personne du singulier.
Pourtant, la construction européenne crée une dynamique de rapprochement. L’Europe entraîne d’abord un rapprochement des normes : c’est un premier phénomène, ancien, et bien connu – celui de l’émergence de règles communes. Mais l’Europe engendre également un rapprochement des systèmes judiciaires : c’est un phénomène nouveau, et plus récent. Il apparaît notamment en raison de trois facteurs.
En premier lieu, le développement de standards communs du procès équitable, dégagés par la Cour européenne des droits de l’homme.
En second lieu, au delà de ces règles communes, nous avons des juges communs : avec la Cour de Strasbourg et celle de Luxembourg, il y a un modèle commun de juridiction qui s’offre à nous. Une nouvelle figure du juge peu à peu s’impose, celle d’un juge, détaché des États, prestigieux, disposant d’une grande liberté d’interprétation par rapport au texte, et développant longuement la motivation de ses décisions.
En troisième lieu, la technique de la reconnaissance mutuelle vient renforcer l’exigence de connaissance mutuelle. Face au problème de validité d’une décision de justice dans un autre État, la réponse traditionnelle est celle de l’exequatur. L’Europe propose désormais un nouveau concept : la reconnaissance mutuelle. Moi, français, je reconnais que la décision d’un juge tchèque, italien, grec ou anglais est directement valable, applicable, dans mon pays, sans autre formalité. Un tel mécanisme repose sur la confiance. D’où la nécessité d’une évaluation de la qualité des systèmes judiciaires. D’où également la nécessité d’une meilleure compréhension entre juges nationaux.
Cette dynamique va-telle aboutir à l’émergence d’une véritable « culture » judiciaire commune ? Le concept de « culture » judiciaire renvoie à la perception par les citoyens du rôle du juge dans la société. Il se situe au niveau des représentations sociales. Il comporte donc une irréductible dimension historique et sociale, et repose sur des traditions nationales, propres à chaque pays.
La réponse n’est donc pas évidente. Les résistances culturelles pourraient se révéler assez fortes. On ne change pas les mentalités par décret.
Cela dit, pour prendre l’exemple que je connais le mieux, les évolutions récentes de la justice administrative prouvent bien que des changements d’ordre culturel sont en cours. Le décret du 6 mars 2008 a procédé à une séparation plus nette, une « désimbrication » entre les fonctions juridictionnelles et consultatives du Conseil d’État. Le décret du 7 janvier 2009 a modifié la dénomination du commissaire du gouvernement, qui devient le « rapporteur public ». Or, ces deux réformes n’étaient pas directement commandées par des exigences d’ordre juridique : sur le plan du droit, les règles actuelles étaient conformes, notamment, à la convention européenne des droits de l’homme. Ces réformes étaient en réalité surtout la conséquence d’une évolution des mentalités : elles résultent de la modification de la perception par les citoyens français des exigences du procès équitables.
Autrement dit, il me semble qu’on assiste bien ici à une évolution de la culture judiciaire de nos concitoyens.
Mais j’anticipe déjà sur les résultats de nos échanges durant les deux jours qui viennent. Ce colloque s’annonce passionnant, et, conformément à l’usage, je souhaite à vos travaux un grand succès.