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Raisonnement juridique casuistique et faisceau d’indices

Cahiers N°32 – RRJ - 2018-5

l’exemple de la subordination juridique

Olivier THOLOZAN

Aix Marseille Univ, Laboratoire de théorie du droit, Aix-en-Provence, France

Abstract

The contract of employment legal concept was made by french judges without a positive définition. So they use an unhierarchical signs méthod. The concept appears like an incomplet mosaic varying with the charactéristic world labor social change. Juges use the logic of analogy and similarity.

Introduction

« (Le) discours (d’Apollon) ne dit ni ne cache, mais il indique »
Héraclite, Fragment 93

L’articulation du raisonnement casuistique s’inscrit en tension avec l’expression générale d’une solution juridique. Le traitement d’affaires judiciaires cas par cas, sans règle préexistante, aboutit à une casuistique de conception. Elle se distingue d’une casuistique de formulation exprimant seulement la loi sous forme de cas1S. Goltzberg, Les sources du droit, PUF/QSJ ?, 2016, p. 90. De la même façon, une casuistique de l’à-propos, où la norme éclot du cas lui-même, se différencie d’une casuistique de confirmation dans laquelle le cas consolide une conception juridique prédéterminée2Id., p. 92..

Aldo Schiavone a pu souligner qu’en droit romain,
« la permanence de la dimension casuistique du savoir juridique… conservait définitivement le caractère pluriel d’un mécanisme prescriptif qui, s’il avait appris à utiliser la puissance de l’abstraction, n’acceptait pas de se soumettre à la force normalisante de prescriptions universelles, mais exigeait chaque fois – dans l’examen de chaque cas – que se renouvelât le contact entre ordre et vie, entre discipline et événement »3A. Schiavone, Ius L’invention du droit en Occident, Belin, 2008, p. 339-340..
Toutefois Ferdinando Treggiari relève que, depuis le Moyen-Âge l’analyse juridique du cas n’est pas neutre car elle est « inhérente à un système normatif » et qu’elle « suppose une conception du droit l’orientant vers des objectifs de connaissance bien déterminés »4F. Treggiari, « Quelles casuistiques ? La méthode des cas dans l’histoire de l’enseignement juridique », Historia et Ius, www.historiaeius.eu-11/2017-paper 24, p. 1.. Max Weber avait donc raison de resituer la casuistique juridique dans le cadre d’une entreprise de rationalisation du droit évoluant vers « la généralisation ». Le raisonnement casuistique implique « la réduction des motifs déterminant la décision dans un cas particulier à des… prescriptions juridiques. Cette analyse est normalement conditionnée par une analyse antérieure ou simultanée des faits jusqu’aux derniers éléments qui entrent en ligne de compte dans l’appréciation juridique ». Mais à l’inverse, pour ce sociologue du droit, « l’élaboration de prescriptions de plus en plus nombreuses se répercute à son tour sur la définition des caractères importants quant aux faits ; elle repose sur une casuistique et la favorise de son côté ». Weber concédait cependant que :
« toute casuistique développée ne conduit pas et n’est pas parallèle au développement de “prescriptions juridiques” d’une grande sublimation logique. Bien plus, sur le terrain purement paratactique et concret, c’est-à-dire de l’analogie, il existe des casuistiques très amples »5M. Weber, Sociologie du droit, PUF/Quadrige, 2013, 2e éd., p. 47..
Ces remarques conduisent à envisager la casuistique comme l’extension de « réseaux analogiques tissés d’un cas à l’autre » favorisant le rapprochement « des institutions et des choses relevant de réglementation distincte »6Y. Thomas, « L’extrême et l’ordinaire Remarques sur le cas médiéval et la Communauté disparue », in du même, Les opérations du droit, Seuil/Gallimard, 2011, p. 235.. En se fondant, sur le ressort puissant de l’analogie, le raisonnement juridique casuistique lui emprunte son « procédé d’interprétation extensive »7Ch. Perelman et L. Olbrech-Tyteca, Traité de l’argumentation, Ed. de l’Université de Bruxelles, 2008, p. 504. Au grès de cette mise en relation peut se déployer la dynamique de la « règle de justice » au sens que lui donne Ch. Perelman. Celle-ci n’aboutit pas à « une réduction complète à l’identité… mais (à) une réduction partielle permettant de traiter des éléments comme interchangeables à un point de vue déterminé »8Id., p. 294.. Les objets évalués à l’aune de la règle de justice ne sont donc jamais « identiques » et le « grand problème… est de décider si les différences constatées sont ou ne sont pas négligeables ou… si les objets ne diffèrent pas par les caractères que l’on considère comme essentiels »9Id., p. 294-295.. En définitive, la casuistique juridique s’oriente moins vers la quête de l’identité entre deux objets que vers celles de leurs similitudes, de leurs ressemblances. La reconnaissance de l’équivalence permet de conférer une même valeur à des cas jugés substituables au regard d’une solution juridique. La casuistique juridique  s’efforce donc de se saisir de ce que J.-L. Marion qualifie d’« Événement ». Celui-ci ne saurait se répéter à l’identique, ni se voir assigner une explication exhaustive, mais se découvrir, une fois le fait accompli10J.-L. Marion, De surcroît. Études sur les phénomènes saturés, PUF/Quadrige, 2001, p. 45. Le juriste-casuiste ne procède pas à une interprétation consistant à substituer une expression de la règle à une autre11L. Wittgens tein, Recherches philosophiques, NRF/Gallimard, 2004, n° 201. Il ne suit pas non plus la règle visant à respecter une « pratique »12Id., n° 202, un « accord »13Id., n° 224., des usages, des institutions14Id., n° 199. L’office du casuiste consiste plutôt à compenser l’insuffisance de la qualification juridique. Celle-ci découle en premier lieu de l’impossibilité de définir une notion de droit en renvoyant à une ou plusieurs propriétés générales, synthétiques15La définition du vol en droit pénal français peut être envisagée de façon synthétique comme la soustraction frauduleuse intentionnelle de la chose d’autrui. La définition ne peut alors plus qu’être négative : une notion est moins ce qu’elle est que ce qu’elle n’est pas. C’est justement dans cette hypothèse que le recours au faisceau d’indices devient pertinent.
Pour la sémiologie, l’indice est un signe motivé par contiguïté. Son signifiant indique le signifié et le référent ; il ne prétend pas y renvoyer directement16« La face signifiante du signe sera dite l’indiquant, la face signifiée l’indiquée » (J.-M. KlinenbNBerg, Précis de sémiologie générale, De Boeck & Lancier S.A., 1996, p. 193-194. Aussi, si l’interprétation n’est ici jamais certaine, la signification produite par le signe indiciaire relève clairement de la probabilité. Le recours au faisceau d’indices vise justement à la réduire. La notion de subordination juridique offre un exemple topique de la détermination indiciaire. Elle sert à caractériser ce que la terminologie juridique française du XXe s. aura institutionnalisé sous la qualification de Contrat de travail. Le Vocabulaire juridique publié sous la direction de G. Cornu précise que le « critère essentiel » de celui-ci est l’existence « dans l’exécution du travail, d’un lien de subordination du travailleur à l’employeur »17V° Contrat, G. Cornu (dir.), Vocabulaire juridique, Association Henri Capitant, PUF/Quadrige, 2002.. Ce critère est loin de constituer une propriété synthétique. En effet, lorsqu’il faut en déterminer le sens, le même Vocabulaire juridique évoque de façon vague un rapport de « dépendance », « d’autorité ». L’auteur chargé de cette rubrique terminologique se heurte alors à la difficulté pour le Droit de saisir une attitude, un comportement largement psychologique. Aussi, finit-il par recourir aux indices consacrés par les tribunaux18V° Subordination juridique, id. L’histoire de cette jurisprudence révèle comment, à l’image d’un filet, un réseau indiciaire peut être utilisé pour saisir dans ses rets un objet juridique aux contours incertains. Il apparaît que le « tissage » effectué par un tel instrument intellectuel permet d’appréhender des notions floues dont le vague est conditionné par leur dimension évolutive.

I. Le faisceau d’indices au service de l’ajustage d’une catégorie juridique

Qualifier juridiquement les faits est une opération intellectuelle nécessitant une véritable « mise au point » des notions du droit afin de permettre au juriste une mise en représentation juridique. Ce travail d’éclaircissement procède de la construction d’une grille de lecture dont la garantie du maillage est fondamentale. Mais en élaborant celui-ci sous la forme fragile d’un réseau d’indices, il faut d’autant mieux justifier la configuration proposée.

A. Une dénomination contractuelle de la relation de travail à focale trouble

L’article 1710 du Code civil français de 1804 s’efforçait de distinguer le louage de chose et le louage d’ouvrage19La distinction était loin d’être absolue puisque les rédacteurs du Code civil admettaient, à la suite de Pothier, que les règles du louage de chose doivent s’appliquer en matière de louage d’ouvrage sauf règle contraire (N. Dockés, « Autour des origines du contrat de travail », Études d’histoire du droit privé en souvenir de M. Carlin, Ed. La mémoire du droit, 2008, p. 323-324.. Ce dernier était le contrat par lequel l’une des parties s’engage à faire quelque chose pour l’autre, moyennant un prix convenu entre elles. La dénomination du contrat était ici générique puisque le chapitre III, Tit. VIII, L. III du Code déclinait mal à propos celui-ci en louage d’ouvrage stricto sensu et louage d’industrie. Ce mauvais emboîtement des dénominations aura pour conséquence la dilution de l’appellation générique louage d’ouvrage. Celle-ci donnera lieu à la distinction entre louage d’industrie et louage de service, respectivement rebaptisé aujourd’hui louage ou contrat d’entreprise et contrat de travail20F. Labarthe, « Du louage d’ouvrage au contrat d’entreprise, la dilution d’une notion », Études offertes à J. Ghestin Le Contrat au début du xxie siècle, LGDJ, 2001, p. 399-495. L’apparition de cette dernière forme contractuelle fut largement suscitée par l’émergence de la question sociale dès la Monarchie de juillet. Mais la spécification de la nouvelle catégorie juridique impliquait une distinction au sein de l’article 1779 alinéa 1 du Code civil relatif aux gens de travail qui s’engagent au service de quelqu’un. Le législateur avait voulu individualiser une catégorie de travailleurs. Avant même d’employer le terme moderne de contrat de travail21Le terme contrat de travail apparaît dans la doctrine à la fin du xixe siècle (F. Hordern, « L’apparition de la notion de contrat de travail ou de la police au droit [xviiie-xxe s.], Cahiers de l’Institut Régional du Travail d’Aix-en-Provence, 1991, n° 3, p. 76 et s. ; A. Cottereau, « Droit et bon droit ouvrier instauré puis évincé par le droit du travail », Annales HSS, nov.-déc. 2002, p. 1524-1527 ; O. Tholozan, « L’apparition de la notion de contrat de travail dans les thèses des facultés de droit (1890-1901) », J.-P. Le Crom (dir.), Les acteurs de l’histoire du droit du travail, Presses universitaires de Rennes, 2004, p. 59 et s.). Il est intégré dans le vocabulaire législatif en 1901 (N. Dockés, op. cit., p. 319)., l’intention est présente dans le louage de service. Les rares dispositions du Code civil le concernant se retrouvent dans une section à l’intitulé étrangement étriqué : du louage des domestiques et des ouvriers22Section I, Chapitre III, Titre VIII, Livre III du Code civil de 1804 comprenant les importants articles 1780 et 1781.. Une telle expression peut faire penser que le louage de service est caractérisé par la soumission ou dépendance typique de la domesticité23Cl. Petitfrère, L’oeil du Maître Maîtres et serviteurs de l’Époque classique au Romantisme, Ed. Complexe, 1986, chap. II et VI., étendue au travail ouvrier.
Cette thèse est évoquée dans le débat judiciaire sous le Second Empire. Des artistes dramatiques voulaient obtenir le statut de créanciers privilégiés du directeur de théâtre, en cas de faillite. Ils invoquaient l’article 2101 alinéa 4 du Code civil relatif aux gens de service ainsi que l’article 549 du Code de commerce24Dans sa rédaction modifiée par la loi du 28 mai 1838 sur les faillites visant tant ces derniers que les commis. Les demandeurs réclamaient là un privilège général destiné aux gens rendant des services salariés auxquels ils s’assimilaient. Ils considéraient que leur profession relève des gens de travail au service de quelqu’un que les articles 1779 alinéa 1 et 1780 du Code civil estiment liés par un louage de service. Les juges de cassation vont rejeter la demande tout en retenant sa façon de poser le problème juridique. Pour les juges, les artistes dramatiques ne sont pas « placés en condition d’infériorité et de dépendance », ni même de « domesticité… envers le directeur de spectacle ». Ils ne peuvent donc invoquer le bénéfice du statut de créancier privilégié à l’égard de ce dernier. Au demeurant, le contrat qui les lie est un « louage d’industrie » ne pouvant « donner lieu aux privilèges invoqués »25Req. (Lesage et autres/Teissier) 24 février 1864, DP 1864.1.135. A contrario, le bénéfice des créances privilégiées prévue par le Code civil et le Code de commerce doit profiter aux titulaires d’un louage de service, caractérisé par l’infériorité et la dépendance à l’égard de l’employeur ou maître.
La politique sociale mis en oeuvre, au tournant de la Belle Époque, par le nouvel État providence républicain incitera le juge à tenter de définir la subordination juridique26F. Hordern, « Contrat de travail, lien de subordination et lois sociales », Y. Le Gall, D. Gaurier, P-Y. Legal (dir.), Du droit du travail aux droits de l’Humanité Études offertes à P.-J. Hesse, Presses universitaires de Rennes, 2003, p. 75-82.. L’application de la loi sur les accidents du travail instaurant le régime révolutionnaire de la responsabilité sans faute ou pour risque des employeurs fût en ce domaine emblématique. Parmi les premières décisions judiciaires adoptées, un arrêt de la Cour de cassation de 1903 est particulièrement explicite. L’affaire jugée concernait le champ d’application de l’article 1 de la loi étendant le régime de responsabilité sans faute aux accidents du travail dont sont victimes les ouvriers ou employés des entreprises de transport par terre et par eau. La Compagnie générale estimait que la loi ne s’appliquait pas aux cochers de place, liés par un « contrat à la moyenne ». En effet, en vertu de cet acte, le cocher devait uniquement reverser à la Compagnie le prix de la location de voiture ; il s’agissait donc d’un louage de chose et non de service. Mais les juges de cassation souhaitaient faire respecter la volonté législative républicaine protectrice des travailleurs modestes. Aussi la Cour a utilisé le critère de subordination et l’a défini au moyen commode d’un faisceau d’indices afin de renforcer son pouvoir d’interprétation judiciaire. Elle décida donc que les cochers de place sont liés à la Compagnie en cause par un louage de service. Sa conclusion était fondée sur différents indices :
– Payés d’une « manière ou d’une autre », le cocher perçoit un salaire représenté par la différence entre « la recette perçue pour le compte de la Compagnie » et la somme réclamée, le lendemain, pour l’emploi du matériel.
– Le cocher est engagé par la Compagnie après « s’être assuré de ses aptitudes spéciales ». Et, elle lui fournit son travail. La Compagnie « impose à ses cochers une livrée ».
– La Compagnie a établi en faveur de cette catégorie de travailleur une caisse de retraite27Req. (Compagnie générale de voitures/Brun) 23 juin 1903, DP 1904. 1.139.
Cette appréhension kaléidoscopique de la subordination pouvait conduire certain à lui dénier toute consistance. Aussi les juges se sont-ils efforcés d’initier un commencement de systématisation de la méthode indiciaire.

B. Une rationalisation du faisceau d’indices circonspecte

L’un des temps fort de la jurisprudence judiciaire en faveur d’une tentative de systématisation de l’appréhension indiciaire de la notion de subordination au travail s’est sans conteste joué, en 1932, à l’occasion d’un ensemble d’affaires provoquant la « vaine querelle » à propos de la différence entre subordination juridique et économique28Sur cette pseudo querelle initiée par P. Cuche, au demeurant plus doctrinale que réelle dans la jurisprudence, lire : H. Groutel, « Le critère du contrat de travail », Tendances du droit du travail français contemporain Études offertes à G. H. Camerlynck, Dalloz, 1978, p. 49-61. Les décisions concernées sont : civ. 22 juin 1932 (3 arrêts) ; civ. 30 juin 1932 ; civ. 1er août 1932 (5 arrêts), DP 1933.1.145 et s. La véritable opposition suscitée par les litiges pendants concernait les employeurs et l’Administration soucieuse d’étendre le plus largement possible le bénéfice du régime d’assurances sociales obligatoires adopté entre 1928 et 1930. Les articles 1 et 2 de la loi du 5 avril 1928 indiquaient laconiquement que le régime de protection sociale devait profiter aux salariés de l’un et l’autre sexe. L’Administration soutenait contre les employeurs que la loi s’appliquait aux travailleurs à domicile. Cette position revenait sur la doctrine traditionnelle selon laquelle l’ouvrier s’engageant « à faire tel travail déterminé » et travaillant « à la pièce ou à la tâche » relève d’un « contrat appelé marché ». Il ne s’agit donc pas du « louage de service » mais d’un « louage d’industrie » rétribué par un prix et non un salaire29V° Louage d’ouvrage et d’industrie, D. Dalloz, Répertoire de législation, de doctrine et de jurisprudence, Paris, Bureau de la jurisprudence générale, 1853, T. XXX, paragr.18, p. 546, n° 18.. En tranchant le litige, la Cour de cassation allait s’efforcer de rationaliser sa conception de la subordination du travailleur pour en faire un critère d’application du nouveau régime d’assurance sociale.

Dans ses décisions de 1932, la Cour commence par rejeter en « l’état actuel de la législation » la notion de « dépendance économique » invoquée par le Ministère du travail30. Les juges substituent à ce critère jugée trop incertain celui de subordination juridique. Pour justifier cela, ils soutiennent que la loi de 1928 sur les assurances sociales impose des obligations à l’employeur en « sa qualité de chef ». L’assuré est donc soumis pour son travail « à l’autorité de celui qui l’emploie ». Le salarié-assuré visé par la loi est dans un rapport de subordination30Civ. 22 juin 1932 (3 arrêts), précit. Dès lors, « toutes circonstances, tout modes de procéder d’où résulte un tel rapport, en quelque lieu que le travail s’effectue », doivent permettre de déterminer la qualité de bénéficiaire du régime d’assurances sociales31Civ. 1er août 1932 (5 arrêts), précit.. Les juges en profitent pour tresser la trame d’un filet d’indices bien articulé. Ils décident que pour caractériser la subordination32Civ. 1er août 1932 (5 arrêts), précit :
– Le travailleur doit se livrer régulièrement au travail visé de manière à en tirer sa principale source de gain.
– Le travailleur doit prendre de l’ouvrage et l’exécuter à date fixe.
– Le travailleur doit exercer sa profession habituellement seul ou avec d’autres sans tirer bénéfice de leur travail.
– Le contrôle de l’employeur doit s’exercer lorsque la tâche du travailleur est répartie et tracée, puis une fois terminée33Cf. rapprochement de l’ensemble des décisions de 1932 précit. (DP 1933. 1. 145 et s.)..
Du point de vue de la logique formelle, il est intéressant de noter que les juges ne hiérarchisent pas les indices. La rationalisation de leur méthode trouve là une limite vraisemblablement intentionnelle. Les juges sont moins soucieux de formalisation du raisonnement que de forger un instrument de pensée judiciaire souple et opératoire. L’articulation d’indices, sans respect d’aucune priorité, permet d’établir un standard ou modèle de comportement du travailleur subordonné auquel est destiné le bénéfice de la législation sociale : le but est ici plus pragmatique qu’heuristique. La souplesse du modèle permet son adaptation au changement social rapide caractéristique du monde du travail de la Révolution industrielle et de celui de la Société post industrielle

 

II. Faisceau d’indices et métamorphoses de la subordination

La méthode indiciaire permet au juge de mieux s’accommoder de la dialectique entre la durée et la changement. Elle favorise la pérennisation de ce qu’Hauriou appelait « l’idée directrice,… un plan d’action et d’organisation » dont le propre est de conserver « une part d’indétermination et de virtuel » à l’Institution34M. Hauriou, « La théorie de l’Institution et de la Fondation (Essai de vitalisme social) », in du même, Aux sources du droit Le Pouvoir, l’Ordre et la Liberté, Centre de philosophie politique et juridique de l’Université de Caen, 1990 (reprint), p. 96 et 99. La jurisprudence peut ainsi mieux épouser les transfigurations de la société.

A. Subordination et travail indépendant

Comme l’a souligné Durkheim, la Révolution industrielle a largement contribué à la division du travail. Mais au XXe s., cette dernière a pénétré le secteur des services, alors en plein développement. Parallèlement, la subordination juridique s’est ainsi étendue à des domaines qui lui échappait tel la direction d’entreprise. Ainsi en 1928, la Cour de cassation devait déterminer si un administrateur délégué d’une entreprise, nommé directeur technique puis révoqué, pouvait invoquer la compétence des prud’hommes limitée aux litiges relatifs aux louages de service. Elle a répondu positivement bien que la personne renvoyée ait eu une fonction de direction. Elle s’est justifiée en adaptant le faisceau d’indices à la situation. Les juges ont relevé que la personne embauchée était tenue « par un lien de subordination envers le Conseil d’administration » dans l’exercice de son emploi. De plus son contrat contenait une clause de non concurrence. Enfin sa fonction d’administrateur délégué n’était pas incompatible avec celle de directeur technique lié par un louage de service35Civ. (S.A. dite « Maison Alfred Weber/R. Weber) 9 janvier 1928, DH 1928.153..
La Cour de cassation devait aussi admettre contre une doctrine classique que l’art libéral de la Médecine pouvait être exercé par un salarié36Sur ce débat qui opposa au xixe siècle Troplong à Duvergier voir : D. Dalloz, op. cit., p. 543-544, n° 5.. Cette décision fut prononcée en 1938, alors que se développait différents types d’établissement de santé de grande envergure. Là encore, la flexibilité de la méthode indiciaire permit de justifier la caractérisation d’un louage de service passé entre un médecin et un directeur de sanatorium. Les juges relèvent que tout en exerçant seul « une pleine indépendance professionnelle dans l’exercice de son art », le médecin a « la surveillance médicale des malades » et est astreint à des visites déterminées ». Ces obligations dénotent, pour la Cour, un « pouvoir de contrôle de l’employeur » car « leur inexécution par le médecin » donne « droit de mettre fin au contrat et au congédiement ». Pour renforcer cette argumentation, au demeurant fragile, la Cour ajoute que les parties contractantes « avaient voulu, par une stipulation de longue durée s’assurer de l’avenir et se lier l’une à l’autre plus étroitement »37Civ. (Sebe/Duclos) 26 juillet 1938, DH 1938. 530. Pourtant, la nécessaire indépendance du médecin relative à l’exercice de son art aurait pu être retenue pour dénier le louage de service au profit d’un louage d’industrie. On peut estimer qu’ici les juges ont tenu compte de la puissance économique des grands établissements médicaux privés. Ils ont voulu protéger socialement des médecins susceptibles d’être asservis à l’objectif de productivité et détournés des exigences médicales. La méthode indiciaire du juge offre ainsi un véritable pouvoir d’interprétation lui permettant de faire prévaloir sa vision de la justice sociale. Cette intention transparaît encore mieux dans une jurisprudence plus contemporaine, alors que le juge est conduit à redessiner les frontières du moment de travail.

B. Situation de travail et intimité

Si au début des années 1930, les juges avaient cherché à étendre la protection sociale à ceux dont le corps laborieux était dissimulé dans leur foyer, au début du XXIe s., ils allaient faire un pas de plus en s’efforçant de mettre au grand jour le travail masqué derrière la communication à autrui de sa vie intime. C’est l’apparition de la téléréalité qui a suscité la jurisprudence. La Cour de cassation eut à se prononcer à propos de l’une des premières émissions télévisuelles de ce genre intitulée « L’île de la tentation »38Soc. (MM. A et MM. M. et L) 3 juin 2009, Avis de l’Avocat général Allix, Droit social 7/8, juillet-août 2009, p. 780-791.. Le concept du spectacle consistait à filmer les réactions de couples soumis à des tentateurs chargés de semer la zizanie dans leurs sentiments. Le jeu n’impliquait ni gagnant, ni prix. Les participants étaient rétribués uniquement par la prise en charge des frais de déplacement, de logement et de bouche. La modeste somme de 1 525 euros leur était versée comme à valoir sur l’exploitation postérieure de leur image, nom ou pseudonyme ; pour autant ces derniers ne furent pas propulsés au rang de vedettes « bankables », selon la terminologie médiatique, et seule la Société de production s’enrichit grâce à l’opération. Aussi certains participants ont attrait la production devant la justice pour requalifier le règlement participant en contrat de travail et réclamer les droits afférents et le régime de protection sociale applicable. Adepte de la conception du travail-effort, l’Avocat général près la Cour de cassation a émis un avis défavorable à la demande des requérants. Au terme d’une argumentation au ton inhabituellement sardonique, il a refusé de voir une prestation de travail dans l’expression d’états d’âmes intimes devant une caméra.
En revanche, les juges de cassation ont été sensibles au pouvoir en demi-teinte de la production sur les participants imposé par un « règlement » contractuel. Ils ont surtout constaté la disparité manifeste du bénéfice des profits de l’émission entre production et participants. Cette disproportion devait d’autant plus choquer que l’attrait du programme reposait sur la spontanéité présumée de l’expression des personnes filmées. Les juges ont réagi à ce qui leur paraissait une injustice en ayant recours à un instrument juridique protecteur de la partie contractante la plus faible. Ils ont ainsi justifié l’existence d’un contrat de travail en tirant profit de la souplesse de la méthode indiciaire. Affirmant à nouveau leur conception de la subordination, ils ont relevé que le règlement imposait aux candidats du jeu l’obligation de participation aux activités en respectant des règles. L’analyse de leur conduite par les participants était orientée pour valoriser les moments essentiels du programme. Enfin la production fixait les heures de réveil et de sommeil des joueurs, imposait leur disponibilité permanente avec interdiction de quitter le lieu du tournage et de communiquer avec l’extérieur. En dernier lieu, la violation des obligations était sanctionnée par le renvoi. Le raisonnement peut paraître discutable. Mais cette solution était cohérente avec une décision de cassation de 2008, rendue à la demande du personnage central du film documentaire Être et avoir39Civ. 1re (M. Y/Nicolas X) 13 novembre 2008, n° 06 16278, Bull., 2008-1, n° 29 ; RTD com 2009, p. 128, obs. F. Pollaud Duliau ; Rev. Internat. des dr. d’aut., avril 2009, p. 405 et 271, obs. P. Sirinelli.. Bien que filmé au cours de son activité d’enseignement, cet instituteur revendiquait le statut d’artiste interprète. La Cour a rejeté sa demande car il était représenté « dans l’exercice de sa profession » et apparaissait « exclusivement dans la réalité de son activité sans interpréter pour autant au service de l’oeuvre un rôle qui n’était pas le sien40Id..
Ces solutions jurisprudentielles concordent avec la distinction sociologique proposée par N. Heinich entre le « cadre primaire que constitue la vie (quotidienne)… et le « cadre transformé » en forme de « mode » que constituent à la fois la mise en représentation télévisuelles, le jeu, et la scénarisation préalables des personnages par les productions ». Ce passage d’un cadre à l’autre s’effectue par un stade appelé « fabrication ». Cette sociologue en conclut que celui qui ne percevrait pas cette étape de transformation « serait bien peu acculturé au monde moderne, ou atteint de pathologie mentale, pour prendre l’écran de télévision pour la vrai vie »41B. Edelman et N. Heinich, L’Art en conflits L’oeuvre de l’esprit entre Droit et Sociologie, Ed. La Découverte, 2002, p. 238-239.. A fortiori un juge ne saurait être dupe du jeu de miroirs d’un spectacle télévisuel. Le travail judiciaire critique à l’égard des croyances peut même aller plus loin en favorisant une démythologisation de la liberté d’entreprendre.

C.La liberté d’entreprendre « paravent chinois » de la subordination juridique

Alain Supiot faisait remarquer qu’en ce début de XXIe s., « les frontières entre salariat et indépendance, vie privée et vie professionnelle, se sont brouillées… avec le secours du micro-ordinateur ou du téléphone cellulaire, qui permettent de travailler et d’être contrôlé n’importe où et n’importe quand »42A. Supiot, Homo juridicus Essai sur la fonction anthropologique du Droit, Seuil, 2005, p. 194. Nombre de salariés jouissent d’une « liberté dirigée, assujettie à des objectifs souscrits en accord avec le chef d’entreprise »43Id., p. 251.. Le pouvoir de l’employeur se transforme en technique de normalisation des comportements spontanément conformes aux besoins de l’ordre établi « par le seul profit financier »44Id., p. 251-252.
Le risque est d’autant plus manifeste que les sociétés individualistes éprouvent de plus en plus pour la liberté d’entreprendre un nouveau vertige idéologique. Th. Pech relève justement que « les multiples figures de l’entrepreneur contemporain dévoilent un autre visage du rejet des liens de subordination propres au salariat ». L’idéal d’émancipation individuelle anime « des personnes qui n’appartiennent qu’à elle-même et qui réalisent le programme d’un travail supposé désaliéné ». Les individus espèrent échapper à l’insécurité de l’emploi en prenant le « risque de sortir de la relation salariale ». À partir du moment où « la sécurité professionnelle ne récompense plus la soumission à la hiérarchie dans la relation d’emploi,… (où) les portes du marché du travail sont si difficiles à franchir,… (où) le monde de l’entreprise classique ne satisfait pas la demande montante d’autonomie, ils ont opté pour les promesses de la liberté et de l’initiative : la vie à son compte »45Th. Pech, Insoumissions Portrait de la France qui vient, Seuil, 2017, p. 71.. La technologie numérique ne peut qu’encourager un tel espoir. Les plateformes numériques de mise en relation de vente ou de recommandation peuvent assurer « l’interface très rapidement entre des professionnels isolés et des clients potentiels à la recherche de solutions simples et quasi immédiates à leurs besoins ». Ces intermédiaires jouent « le rôle de tiers de confiance sur un marché où l’offre et la demande sont très dispersées et les critères de qualité quasi inexistants »46Id., p. 76..

Mais une telle attente n’a pas fait disparaître la dissymétrie de puissance économique des acteurs du marché. Dès lors l’aspiration à exercer de façon inconditionnelle la liberté d’entreprendre ne risque-t-elle pas de camoufler une soumission rampante ? La Chambre sociale de la Cour de cassation semble l’avoir estimé dans un arrêt du 28 novembre 2018 en requalifiant ce qui semblait a priori bien être un louage d’entreprise en contrat de travail47Arrêt n° 1737 du 28 novembre 2018 (17-20.079) Cour de cassation-chambre sociale – ECLI : FR : CCAS : 2018 : SOD 1737 et note explicative de l’arrêt 1737 de la Chambre sociale du 28 novembre 2018 (17-20.079) (site web de la Cour de cassation). Dans cette affaire, la Société Take Eat Easy utilisait une plateforme Web et une application afin de mettre en relations des restaurateurs partenaires, des clients commandant des repas grâce à la plateforme et des livreurs à vélos exerçant sous le statut d’indépendant. Le demandeur devant la Cour de cassation était l’un de ces derniers. Il avait postulé auprès de la Société et effectué les démarches nécessaires pour être inscrit en qualité d’auto-entrepreneur. Puis, la Société a fait faillite. Aussi le livreur a saisi les prud’hommes pour faire requalifier son contrat de prestation de service en contrat de travail. Il souhaitait ainsi bénéficier du statut de créancier privilégié de la Société et du régime de protection octroyés aux salariés titulaires d’un tel contrat.
L’arrêt d’appel attaqué en cassation a rejeté la prétention du livreur. Les juges d’appel admettent que le système mis en place par la Société de bonus-malus affectant sa rémunération en fonction de la qualité de sa prestation est évocateur du pouvoir de sanction d’un employeur. Mais ils opposent à cet argument le fait que la plateforme numérique qui pouvait le mettre en œuvre n’était lié par aucun lien d’exclusivité ou de non concurrence avec le prestataire de service. Surtout ce dernier restait libre chaque semaine de déterminer son temps de travail ou de ne pas exercer son activité. La Cour de cassation a invalidé le raisonnement de la Cour d’appel en rappelant, conformément à sa jurisprudence classique, que la relation de travail ne dépend ni de la volonté des parties, ni de la dénomination qu’elles ont donnée à leur convention mais des conditions de fait de l’activité du travailleur. Le juge doit alors caractériser l’exécution d’un travail sous l’autorité d’un employeur ayant le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements du subordonné. La Cour a constaté que la Société Take Eat Easy disposait ici d’une application dotée d’un système de géolocalisation permettant le suivi en temps réel de la position du coursier et la comptabilisation de son kilométrage. Surtout la Société avait un pouvoir de sanction grâce au système de bonus-malus applicable au livreur-prestataire de service. Elle a décidé qu’était donc caractérisée la relation de subordination typique du contrat de travail entre employeur et employé.

Au nom du réalisme socio-économique, la Cour de cassation a fait prévaloir des considérations relatives aux moyens informatiques de contrôle du déplacement et du temps de travail de l’employé ainsi qu’au système de sanctions patronales. Elle a rendu inopérant les motifs reposant sur le libre choix de l’employé en matière de temps de travail ou sur l’absence de clause d’exclusivité ou de non concurrence liant le livreur. Elle a certainement été sensible au contexte de crise économique et à la pression du chômage sur le marché du travail salarié mettant le livreur en position de déséquilibre au sein du noeud créé par le réseau commercial formé grâce à la plateforme numérique. Certes les juges de cassation ne hiérarchisent pas les indices concordants pour caractériser ici la subordination juridique mais ils les pondèrent avec ceux qui sont divergents. Ils ne nient pas que le prestataire de service bénéficie de libertés typiques d’un travailleur indépendant. Mais à leurs yeux, les moyens de contrôle remis entre les mains de la Société rétribuant les services prévalent pour caractériser l’identité de la relation de travail. Du point de vue du raisonnement juridique, les indices sont utilisés d’une façon analogue à la méthode de justification d’une décision par des principes. C’est la pondération des différents éléments pris en cause qui prévaut ; la présence des uns n’exclut pas celle des autres mais nécessite une mise en ordre d’importance pour mettre en lumière la relation à identifier. La caractérisation de cette dernière n’exclut pas la présence d’indices discordants mais ne leur accorde qu’une valeur non significative.

CONCLUSION

Comme l’a bien montré Durkheim la division sociale du travail a prévalu avec la Révolution industrielle. Cette division favorise la relation de subordination. Sa présence vérifie la pertinence de la fameuse formule du sociologue : « … tout n’est pas contractuel dans le contrat »48E. Durkheim, De la division du travail social, PUF, 1998, p. 189. L’individualisation des rapports sociaux à travers l’échange des volontés ne fait pas disparaître toute forme de discipline sociale. L’émergence du régime juridique du contrat de travail en est l’illustration. Ce nouveau contrat protège la partie contractante économiquement la plus faible au nom d’une conception de la justice fondée sur l’égalité réelle. Le contrat de travail subordonné est inspiré par un véritable droit de « l’incapacité » économique, prolongeant dans une sphère différente d’activité l’esprit d’une branche classique du droit civil, celle de la protection des incapables civils.
C’est l’appréciation de cette situation d’incapacité qui conditionne l’application de la catégorie juridique protectrice du contrat de travail. La difficulté posée au juriste est l’établissement de critères objectifs significatifs de cette dissymétrie de la relation économique. La Cour de cassation a choisi l’idée de subordination pour identifier un rapport de force, de puissance entre les parties au contrat. Celui-ci fluctue au grès des situations économiques. Les juges s’en sont tenus à l’idée de contrôle de l’exécution d’une tâche, et surtout des exécutants. Pour saisir une réalité fluctuante, ils ont utilisé une méthode indiciaire, sans hiérarchisation d’indices concordants. Elle permet de relier des situations économico-sociales qui – sans être identiques – sont estimées par le juriste comme semblables. La casuistique judiciaire se prête à cette démarche car elle ne repose pas sur le principe d’identité fondement de la logique formelle. Elle relève plutôt de l’analogie assise sur un raisonnement qui – sans s’appuyer sur la certitude – tire sa force de la probabilité, de sa capacité à convaincre. La casuistique indiciaire est donc parfaitement adaptée à la logique juridique animée, comme l’a montré Perelman, par la rhétorique49Ch. Perelman, Logique juridique Nouvelle Rhétorique, Dalloz, 1979, 2e éd.

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