Réflexion sur la narration judiciaire dans les jugements de la Cour suprême du Canada
Mathieu DEVINAT
Professeur titulaire, Faculté de droit, Université de Sherbrooke
Abstract
A typical locus of disagreement in common law jurisdictions can be found in judicial decisions containing multiple opinions, whether they are concurring or dissenting. In these opinions, jurists find conflicting judicial pronouncements each supported by different argumentation. The study of divergent legal arguments has been a subject of interest for legal scholars in their understanding of the origins of disagreement between judges. The following paper explores another feature of judicial opinions, their narrative content. In the narrative parts of a judicial opinion, rather than specifically defending a point of view, judges objectively describe the facts and legal context at the heart of the conflict. As we will show, this narration is also useful in understanding the origins of disagreements among judges.
Remerciements
Je souhaite remercier Mme Valérie Beaulieu-Pfertzel, candidate à la maîtrise (Ll.M.) à la Faculté de droit, Université de Sherbrooke, et assistante de recherche pour ce projet. Ce texte reprend le format et le style d’une communication orale présentée lors du colloque « La construction de l’accord et du désaccord. L’épistémologie de la controverse dans l’argumentation en droit », ayant eu lieu le 25 novembre 2016, à la Faculté de droit et de science politique de l’Université Aix-Marseille
Introduction
Dans les pays de common law, l’une des manifestations typiques des désaccords est celle des dissidences exprimées dans les décisions judiciaires1Les jugements comportant des dissidences ont fait l’objet d’un intérêt renouvelé dans la doctrine canadienne, voir : W. D. Rankin et M. Jamal, « Dissents and Concurrences : Seven Debates in Charter Jurisprudence » (2013) 63 SCLR (2d) 8 ; C. Mathen, « The Upside of Dissent in Equality Jurisprudence », (2013) 63 SCLR (2d) 111 ; P. McCormick, « “With respect…”- Levels of Disagreement on the Lamer Court 1990-2000 » (2003) 48 RD McGill 89 ; Honorable Claire l’Heureux-Dubé, « The Dissenting Opinion : Voice of the Future? », (2000) 38 Osgoode Hall Law Journal 495 ; P. McCormick, « Standing Apart : Separate Concurrence and the Modern Supreme Court of Canada, 1984-2006 » (2008) 53 McGill L. J. 137 ; P. McCormick, « Blocs, Swarms, and Outliers : Conceptualizing Disagreement on the Modern Supreme Court of Canada », (2004) 42 Osgoode Hall L. J. 99 ; C. M. Joseph, « All but One : Solo Dissents on the Modern Supreme Court of Canada », (2006) 44 Osgoode Hall L J 501.. En leur présence, les juristes sont exposés à des affirmations conflictuelles sur l’état du droit et sur son application, chacune défendues par une argumentation différente. Bien que la partie argumentative des jugements ait souvent servie d’objet d’étude pour la compréhension de ces désaccords, nous avons préféré orienter notre réflexion vers les parties narratives2Pour les fins du présent texte, la notion de « narration » désigne le récit qui décrit une série de faits et d’événements. Elle se distingue de l’argumentation judiciaire qui consiste à formuler un ensemble d’arguments en vue de convaincre le lecteur du bien fondé de la décision. qui servent de soutien à celle-ci. Les juges des tribunaux canadiens consacrent en effet de longs passages de leurs opinions judiciaires à décrire les contextes factuels et juridiques du litige. À la Cour suprême du Canada (ci-après la CSC), par exemple, il est de pratique courante d’intituler cette partie « introduction », « les faits » ou « origine du litige » dans laquelle les juges exposent, sous forme de récit, les enjeux juridiques soulevés par la cause ainsi que les faits qui en sont à la source. Loin d’être anodines, ces parties rappellent qu’au-delà des divergences d’opinion sur le fond du droit, les désaccords s’étendent aussi aux enjeux des questions qui leur sont posées et, de manière plus surprenante, à l’appréhension des faits de la cause.
En abordant les opinions judiciaires à partir des narrations qu’elles comportent, la présente étude s’inscrit dans une démarche de recherche prenant pour objet les pratiques d’écritures des différents acteurs du droit3En cela, le rapprochement avec l’activité littéraire n’est pas nouveau, voir la recension des orientations de recherche dans ce domaine : F. Ost, « Droit et littérature : variété d’un champ, fécondité d’une approche », (2015) 49 RJTUM 3. La question du style a aussi été abordée dans : N. Kasirer (dir.), Le droit civil, avant tout un style ?, Montréal, Thémis, 2003. Dans une perspective nettement différente, voir : R. Dworkin, Law’s Empire, London, Fontana Press, 1986, plus particulièrement dans le chapitre 7 « Integrity in law », lorsqu’il aborde « the chain of law », à la p. 228 et s. Voir aussi, J. Allard, « Interprétation, narration et argumentation en droit : le modèle du roman à la chaîne chez Ronald Dworkin », dans E. Danblon (dir.), Argumentation et narration, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 2008, p. 67.. En décrivant le droit, le juriste est souvent appelé à emprunter la forme narrative où il raconte en quelque sorte ce qu’est le droit, en le contextualisant ou en l’inscrivant dans une trame historique. Lorsqu’il rend sa décision, le juge (du moins celui de common law) retient également cette forme narrative, mais dans ce cas, celle-ci comporte deux volets que l’on pourrait distinguer de la manière suivante : « There are always two kinds of stories. One is a human story of who did what to whom, where, when, how, and why […] The other is a legal story of rules, principles, procedures, and laws. »4G. Henderson, « The Cost of Persuasion : Figure, Story, and Eloquence in the Rhetoric of Judicial Discourse », (2006) 75 University of Toronto Quarterly 905, p. 913.. Bien qu’elles puissent se chevaucher, les descriptions de l’histoire du litige (human story) et celle du cadrage du droit (legal story) méritent qu’on s’y attarde, car elles enrichissent la compréhension de l’argumentation du juge et du raisonnement qui la sous-tend. En comparant les narrations des juges majoritaires et dissidents, nous verrons en effet comment l’appréhension du contexte juridique (I) et des faits (II) jette un éclairage sur les raisons de leur désaccord.
I. Narration du droit
Les questions soumises à la Cour suprême du Canada sont généralement, sinon exclusivement, controversées. Pour cette raison probablement, les décisions donnent souvent lieu à l’expression de plusieurs raisonnements que l’on trouve exprimés dans des opinions concordantes ou dissidentes5Pour une description des différentes contributions possibles des juges dans les pays de common law, voir : C. Hanretty, « The Structure of Supreme Court Judgments, Eleven Ways to Leave One’s Mark » (2013) 2 Cambridge J. Int’l & Comp. L 41.. Si certaines oppositions s’expliquent par une différente pondération des arguments soumis par les parties, d’autres semblent reposer sur un aspect qui se situe à un niveau plus général, celui du contexte juridique entourant la question qui leur est posée. C’est, à tout le moins, ce qui ressort de certaines décisions dans lesquelles la manière de raconter le droit, le legal story, diffère d’une narration à l’autre6Qui peut s’apparenter au concept de legal framing tel que mobilisé dans le domaine de la socio politique, voir : G. Leachman, « Legal Framing », dans Studies in Law and Society, volume 61, p. 25 : « The sociological and socio-legal literatures on sociol movements have identified three main types of “legal framings” in contemporary social movement discourse : collective rights framing, individual rights framing, and nationalistic legal framing. »
Un exemple frappant des différentes contextualisations possibles qui s’offrent au juriste lorsqu’il traite d’une question de droit se trouve dans l’affaire Amselem7Syndicat Northcrest c. Amselem, [2004] 2 R.C.S. 551. Décision à comparer avec celle du 8 juin 2006 de la 3e chambre civile de la Cour de cassation.. Dans cette affaire, la Cour suprême du Canada devait traiter du conflit entre l’exercice de la liberté de religion, sous la forme d’une souccah que l’on voulait construire sur un balcon, partie commune d’une copropriété divise, et la déclaration de copropriété qui l’interdit. À la lecture des différents motifs, on voit clairement que la manière de présenter la question ne s’impose pas d’elle-même. Si la majorité considère que le nœud du litige repose sur l’atteinte à l’exercice de la liberté de religion, les juges dissidents ont plutôt focalisé leur analyse sur le caractère contractuel de la déclaration de copropriété et sur une atteinte éventuelle à un droit de propriété.
En effet, on peut comparer le texte introductif de l’opinion majoritaire :
« Un aspect important de notre démocratie constitutionnelle est le respect des minorités, parmi lesquelles on compte bien sûr les minorités religieuses […] De fait, une attitude respectueuse et tolérante à l’égard des droits et des pratiques des minorités religieuses est une des caractéristiques essentielles d’une démocratie moderne ».8Syndicat Northcrest c. Amselem, [2004] 2 R.C.S. 551, au par. 1.
À cette introduction de l’opinion dissidente :
« Les deux affaires qui font l’objet de ce pourvoi mettent en cause des parties privées et posent le problème de la difficile conciliation de la liberté de religion des uns et du droit des autres à la propriété privée, à la sécurité et au respect des contrats ».9Syndicat Northcrest c. Amselem, [2004] 2 R.C.S. 551, au par. 172. Voir également les 176 et surtout le paragraphe 183 des motifs dissidents du juge Binnie.
Pour les uns, le litige porte sur le « respect des minorités » tandis que, pour les autres, il met en cause « des parties privées » et soulève un « problème de la difficile conciliation de la liberté de religion des uns et du droit des autres à la propriété privée, à la sécurité et au respect des contrats ». Chaque narration met l’accent sur une dimension distincte du litige, et curieusement, pour cette affaire en particulier, elle semble en avoir déterminée les conclusions.
D’autres contrastes sont également frappants. À titre d’exemple, dans l’arrêt Hasselwander10R. c. Hasselwander, [1993] 2 R.C.S. 398., la CSC devait interpréter la définition de l’expression « arme prohibée » que l’on trouve dans le Code criminel. Cette arme est décrite de la manière suivante :
« “arme prohibée”
c) toute arme à feu, autre qu’une arme à autorisation restreinte décrite à l’alinéa c) de la définition de cette expression au présent paragraphe, pouvant tirer rapidement plusieurs balles pendant la durée d’une pression sur la détente ; (nous soulignons) »
M. Hasselwander, collectionneur d’armes, était le propriétaire d’une mitraillette MiniUzi et au moment où il a tenté de la faire enregistrer comme « arme à autorisation restreinte », le registraire local a jugé que cette arme à feu était une « arme prohibée ». La preuve a permis de montrer que l’on pouvait facilement modifier la mitraillette de manière à ce qu’elle puisse tirer plusieurs balles pendant la durée d’une pression sur la détente. Mais il fallait, pour cela, la modifier. En l’état, par contre, elle ne pouvait pas tirer plusieurs balles « pendant la durée d’une pression sur la détente » telle que le prévoit la définition. La question soumise à la Cour suprême du Canada consistait donc à déterminer si le verbe « pouvoir » devait s’entendre comme pouvant éventuellement ou pouvant immédiatement. Écrivant au nom des juges dissidents, le juge Major décrit la question comme relevant strictement d’un débat sur l’interprétation correcte de la définition, son analyse portant essentiellement sur l’exégèse du verbe « pouvoir »11R. c. Hasselwander, [1993] 2 R.C.S. 398, à la page 402 : « Le présent pourvoi porte sur l’interprétation du mot « pouvant » figurant à l’al. c) de la définition de « arme prohibée » au par. 84(1) du Code. ». En retour, le juge Cory au nom de la majorité présente la question dans une perspective de pondération entre la protection du public et (…) les droits des individus :
« Dans le présent pourvoi, il s’agit de déterminer si la mitraillette MiniUzi dont il est question en l’espèce doit être classée comme une arme prohibée. Pour ce faire, il faut tenir compte de l’équilibre à établir entre la protection du public contre l’avalanche possible de meurtres pouvant découler de l’utilisation d’armes automatiques et les droits des individus qui, en raison de la possession d’une arme prohibée, peuvent être reconnus coupables d’un acte criminel qui, à l’époque, pouvait entraîner une peine d’emprisonnement de cinq ans ou d’une infraction punissable sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire ».12R. c. Hasselwander, [1993] 2 R.C.S. 398, aux pages 407-408.
Un dernier exemple de mise en contexte qui sépare les juges majoritaires et dissidents se trouve dans l’arrêt Leiriao c. Val Bélair (ville)1313Leiriao c. ValBélair (Ville), [1991] 3 R.C.S. 349.. Dans cette affaire, la Cour suprême du Canada devait déterminer si les municipalités disposaient d’un pouvoir d’expropriation pour fins de réserve foncière selon la Loi sur les cités et villes14L.R.Q., ch. C19.. L’appelant, M. Leiriaro, opérait un commerce de pièces usagées sur un terrain que la Ville de Val-Bélair souhaitait s’accaparer. Or, la ville n’avait pas de projet précis à proposer en lien avec cette expropriation, car elle procédait ainsi afin de constituer une « réserve foncière » pour des projets futurs. La question de droit portait essentiellement sur certaines dispositions de la Loi sur les cités et villes, et juges majoritaires et dissidents ont abordé à la question de manière tout à fait différente. Les juges majoritaires, qui donneront raison à la Ville de Val Bélair, entament leurs motifs en décrivant la propriété de l’appelant comme une « cour à scrap »15Leiriao c. ValBélair (Ville), [1991] 3 R.C.S. 349, p. 366., expression particulièrement péjorative, et ont strictement limité l’étude de la question à partir d’une analyse du pouvoir d’exproprier des municipalités. Dissidente, la juge L’Heureux-Dubé introduit sa décision en contextualisant la question soumise en opposant « la nature des droits de propriété et de l’expropriation au Québec ainsi que les conséquences d’un pouvoir illimité d’expropriation pour fins de réserve foncière »16Leiriao c. ValBélair (Ville), [1991] 3 R.C.S. 349, p. 354., consacrant de longs extraits au caractère fondamental du droit de propriété, dont celui-ci, révélateur de sa compréhension des enjeux :
« L’expropriation constitue une atteinte draconienne au droit de propriété du particulier. Elle permet à un gouvernement de priver une personne de sa propriété. Dans certains cas, cela peut signifier que la personne perdra sa maison, son “refuge le plus sûr”. Dans d’autres, comme en l’espèce, l’expropriation peut entraîner la perte du gagne-pain ».17Leiriao c. ValBélair (Ville), [1991] 3 R.C.S. 349, p. 356.
Ces exemples montrent, en quelque sorte, que la manière de raconter le litige et de le contextualiser sont susceptibles de contribuer à la compréhension des désaccords entre juges18Elle peut même, dans certains cas, avoir pour effet d’orienter les questions posées par les juges. Voir : Green c. Société du Barreau du Manitoba, 2017 CSC 20, en comparant la question abordée par les juges majoritaires « La question à trancher est celle de savoir si La Société du Barreau du Manitoba (le « Barreau ») peut imposer des règles selon lesquelles le manquement par un avocat aux exigences d’un programme de PPP obligatoire est susceptible d’entraîner la suspension de son droit de pratique » à celle formulée par les juges dissidents : « [l]a véritable question concerne plutôt le caractère raisonnable de la règle de la Société du Barreau portant que les membres qui ne se conforment pas à ces exigences sont automatiquement suspendus. ». Entre les juges dissidents et la majorité, l’écart peut s’expliquer par les différentes compréhensions des enjeux que soulève la question qui leur est posée : la prise en compte du contexte dans l’argumentation juridique expliquerait en quelque sorte la divergence des solutions auxquelles ils arrivent. En retour, s’il est aisé d’admettre qu’on puisse concevoir différemment les enjeux juridiques d’une question controversée, il est plus étonnant que les juges fassent valoir une différente compréhension des faits à l’origine du litige. Or, comme nous le verrons, l’opposition entre les différentes narrations des faits illustre une seconde facette des divergences d’opinions en droit.
II. Narration des faits
Les décisions de la CSC sont rendues au terme d’un long processus qui permet de filtrer l’information et la preuve concernant les faits du litige. Au terme de ce processus, ceux-ci sont rarement contestés et ne font pas l’objet d’interprétations contradictoires. En cela, le constat selon lequel il est inhabituel que les juges de la Cour suprême des États-Unis soient en profond désaccord sur le déroulement ou la signification des faits vaudrait également à l’égard de la CSC19J. C. Rideout, « A Tale Told Twice : Plausibility and Narrative Coherence in Judicial Storytelling », (2013) 10 Legal Communication & Rhetoric : JALWD 67, p. 68.. En revanche, la manière de présenter les faits, les parties et les enjeux sociaux soulevés par les litiges fait l’objet de divergences, parfois subtiles, qui trahissent différentes compréhensions du contexte factuel qui entoure la question de droit qui leur est posée. Nous avons ainsi répertorié les jugements de la CSC comportant des dissidences afin de comparer les parties dans lesquelles étaient décrits les faits du litige, ce qui nous a permis de dégager un certain nombre de techniques qui montrent que la narration des faits s’inscrit également dans un processus rhétorique.
La plus courante est probablement celle de la caractérisation des faits eux-mêmes20Dans son étude, Chris Heffer écrit : « The persuasive power of narrative lies in the fact that the narrator selects, slants and styles past actions to meet present rhetorical goals. Narrative permits the speaker to construct a throughly subjective storyworld while appearing to merely reconstruct the past. » (C. Effer, « Revelation and Rhetoric : A Critical Model of Forensic Discourse », (2013) 26 International Journal for the Semiotics of Law 459, p. 468-69.. Il est significatif, selon nous, qu’un juge décrive l’activité économique d’une des parties de « cour à scrap » alors qu’un autre va la désigner comme un « gagne-pain »21Leiriao c. ValBélair (Ville), [1991] 3 R.C.S. 349.. On pourrait accumuler les exemples : dans la décision, Québec (Poursuites criminelles et pénales) c. Jodoin22Québec (Poursuites criminelles et pénales) c. Jodoin, 2017 CSC 26, les juges majoritaires ont qualifié d’inédite la conduite d’un avocat qui été décrite par les juges dissidents comme « ne présenta[nt] pas un caractère exceptionnel »23Québec (Poursuites criminelles et pénales) c. Jodoin, 2017 CSC 26, comparez les par. 2 et 64.; dans R. c. Saeed24R. c. Saeed, 2016 CSC 24, [2016] 1 R.C.S. 518., « une fouille accessoire à une arrestation [qui porte] atteinte à la vie privée d’un individu. » est décrite par les juges dissidents comme « des prélèvements sur les parties génitales d’une personne lors de son arrestation – sans être tenus d’obtenir un mandat »25R. c. Saeed, 2016 CSC 24, [2016] 1 R.C.S. 518, aux par. 1 et 131. Voir également le raisonnement suivant : « Si le fait de prendre des échantillons de cheveux et de poils, des prélèvements buccaux et des empreintes dentaires constitue « l’atteinte la plus grave » à la vie privée d’une personne, que faut il penser d’une fouille au cours de laquelle un individu doit enlever ses vêtements et faire un prélèvement par écouvillonnage de son pénis devant deux policiers en uniforme ? » (par. 92). Dans chacun des extraits répertoriés, les juges semblent décrire de manière objective une même réalité, ce qui accentue d’autant l’intérêt de ces divergences pour la compréhension de leur désaccord.
Une seconde technique de rédaction que nous avons pu relever concerne plus directement les références aux parties au litige : celles-ci sont parfois présentées de manière différente dans les différentes opinions judiciaires. Dans l’affaire Thibodeau c. Air Canada26Thibodeau c. Air Canada, 2014 CSC 67, [2014] 3 R.C.S. 340., la majorité décrit la situation des « [deux] passagers, les appelants Michel et Lynda Thibodeau, [qui] ont réclamé devant la Cour fédérale des dommages-intérêts ainsi que des ordonnances dites “structurelles” ou “institutionnelles” obligeant Air Canada à prendre des mesures en vue d’assurer pour l’avenir le respect de la LLO [Loi sur les langues officielles] »27Thibodeau c. Air Canada, 2014 CSC 67, [2014] 3 R.C.S. 340, par. 1., alors qu’ils ne sont pas mentionnés dans la décision dissidente28Thibodeau c. Air Canada, 2014 CSC 67, [2014] 3 R.C.S. 340, Juge Abella, dissidente, au par. 64 : « Le droit international est en constante évolution. Les tribunaux des démocraties libérales se butent de plus en plus aux conséquences dans leur pays de l’application du droit international des droits de la personne. Dans la plupart de ces cas, il s’agit d’interpréter les règles nationales à la lumière de la protection plus étendue accordée par le droit international aux droits de la personne. En l’espèce, nous sommes en présence du scénario opposé : comment faut-il interpréter un traité international qui est peut-être en conflit avec la protection plus étendue des droits fondamentaux en droit national? ». Le fait d’ignorer ou de ne pas relever l’expérience humaine à la source du litige permet de la désolidariser de la question de droit, et inversement. Dans d’autres cas, nous avons relevé que la narration ne mettait pas l’accent sur les mêmes acteurs. Les variations sont multiples : dans une opinion, on décrit les faits en focalisant sur l’une des parties seulement, tandis que l’autre fait appel aux deux29Ferme Vi-Ber inc. c. Financière agricole du Québec, 2016 CSC 34, [2016] 1 R.C.S. 1032, par. 5 : « La Financière est une personne morale de droit public constituée en vertu de la Loi sur La Financière agricole du Québec, RLRQ, c. L-0.1 (« LFAQ »). Elle a pour mission de « soutenir et de promouvoir, dans une perspective de développement durable, le développement du secteur agricole et agroalimentaire » (art. 3 LFAQ). Pour ce faire, elle met sur pied des programmes de protection du revenu, d’assurance et de financement agricole. » tandis que l’expérience de chacune des parties au litige est évoquée par la juge dissidente, au par. 102. ; dans une autre, on nomme les parties (« Katrina Hammer, Patricia Schmidt et Anne MacFarlane font partie des sept techniciennes du même laboratoire d’un hôpital qui ont appris être atteintes d’un cancer du sein. ») tandis que dans la dissidence on les désigne par leur statut professionnel (« La question dont le Tribunal était saisi était de savoir si le cancer du sein dont chacune des trois employées était atteinte était [traduction] “attribuable à” leur emploi de technicienne au laboratoire du Mission Memorial Hospital […] »).30Colombie-Britannique (Workers’ Compensation Appeal Tribunal) c. Fraser Health Authority, 2016 CSC 25, [2016] 1 R.C.S. 587, par. 1 et 44. M.M. c. États-Unis d’Amérique, 2015 CSC 62, [2015] 3 R.C.S. 973 : « La présente affaire concerne trois jeunes enfants qui, après s’être enfuis et avoir vécu plusieurs jours dans une maison abandonnée, ont demandé à leur mère de les soustraire à un père violent qui les maltraitait. » (par. 173) et « La procédure d’extradition comporte deux objectifs importants, soit s’acquitter avec diligence des obligations internationales du Canada envers ses partenaires et protéger les droits de la personne dont l’extradition est demandée (« l’intéressé »). (par. 1) » Enfin, nous avons relevé des décisions dans lesquelles les opinions majoritaires et dissidentes présentaient chacune la situation d’une partie seulement, les premiers en évoquant les appelants et les seconds les intimées31Ontario (Commission de l’énergie) c. Ontario Power Generation Inc., 2015 CSC 44, [2015] 3 R.C.S. 147, au par. 44 et 122..
Qu’elles soient mineures ou fondamentales, ces variations dans la description des faits nous paraissent significatives pour le lecteur de l’arrêt. Elles sont néanmoins foncièrement ambiguës : elles peuvent être interprétées à la fois comme le reflet de divergences dans la compréhension du monde entre les différents juges, et qui expliquerait leur désaccord, soit comme des procédés rhétoriques visant à le convaincre. Chaïm Perelman a, à cet égard, décrit l’effet rhétorique de ces pratiques d’écritures dans Logique juridique : nouvelle rhétorique :
« Pour communiquer avec son auditoire, l’orateur considérera le langage comme un vaste arsenal dans lequel il choisira les moyens qui lui semblent les plus favorables à sa thèse. Tout exposé des faits peut les situer à différents niveaux de généralité. Une même action, celle de serrer les boulons d’une voiture, peut aussi être décrite comme une contribution à l’effort d’exportation d’un pays. Le choix d’un terme peut être valorisant ou dévalorisant ».32C. Perelman, Logique juridique : nouvelle rhétorique, Paris, Dalloz, 1976, p. 85.
Conclusion
Les décisions de common law dans lesquelles on peut trouver des opinions divergentes ont un intérêt pour l’étude du raisonnement juridique. En formulant une argumentation pro et contra, elles permettent de relativiser le caractère général ou universel de la conclusion des juges majoritaires. Afin de comprendre la raison d’être de ces divergences, le juriste ne peut faire abstraction de la narration qui l’accompagne et qui a pour objet de mettre en récit les dimensions juridiques et matérielles du litige. Dans son ouvrage Écrire la décision, la juge Mailhot décrit le processus de description des faits et du litige de la manière suivante :
« [r]aconter l’histoire des événements d’une affaire ne signifie pas en constituer un inventaire. Il faut choisir les éléments nécessaires au bon déroulement du récit et les agencer de façon intéressante »33L. Mailhot, Écrire la décision, 2e éd., Cowansville, Yvon-Blais, 2004, ch. 3 « L’organisation du texte », à la page 56..
Même si la juge Mailhot insiste sur les qualité esthétiques34À comparer avec l’importance de cohérence des faits dans le raisonnement juridique, décrit par Neil MacCormick : N. Maccormick, Rhetoric and the Rule of Law : A Theory of Legal Reasoning, Oxford, Oxford University Press, 2005, à la p. 228 : « The time-bound character of all human experience suggests indeed that a sense for the coherence of narratives is fundamental to our whole process of obtaining access to the past and of making judgements about it in which we can repose sufficient confidence to justify taking any action upon them. ». Voir aussi : J. C. Rideout, « A Tale Told Twice : Plausibility and Narrative Coherence in Judicial Storytelling », (2013) 10 Legal Communication & Rhetoric : JALWD 67, p. 69-71., le récit judiciaire peut également avoir d’autres finalités, et servir à convaincre le lecteur35Décrit de la manière suivante par O. Reboul, Introduction à la rhétorique. Théorie et pratique, Paris, PUF, 1994, p. 67 : « La narration est l’exposé des faits concernant la cause, exposé en apparence objectif, et pourtant toujours orienté selon les besoins de l’accusation ou de la défense. Et c’est dans la narration que le logos prend le pas sur l’éthos et le pathos. Pour être efficace, elle aura trois qualités : clarté, brieveté, crédibilité. » . Dans une réflexion sur la construction des désaccords en droit, il nous paraissait donc utile d’exposer cette double finalité de la narration judiciaire, et de montrer que les désaccords peuvent aussi provenir d’une facette qui se situe peut-être en amont du raisonnement judiciaire, celle de la contextualisation des questions.